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Introduction : de la stratégie discursive de l’histoire à l’effet de fiction

Né en 1927, à Boundiali, au nord de la Côte-d’Ivoire, Ahmadou Kourouma est un écrivain d’origine malinké qui fait partie, par l’étendue et la diversité de sa production littéraire, de la génération des écrivains africains francophones postcoloniaux. Cependant, une question qu’on se pose est de savoir comment Kourouma est venu à la littérature. Rien de sa formation ne lui a fourni des connaissances relatives à cette matière. Ce constat est d’ailleurs au centre de la réflexion de Claire Ducourneau qui s’est posé la question de savoir comment la consécration d’Ahmadou Kourouma a rejailli sur son écriture. Selon elle, Kourouma, cet « opposant politique dépourvu de capital littéraire294 », entre difficilement en littérature. En effet, il est de « profession mathématicien-actuaire et sans aucune formation littéraire ou linguistique295 » et se lance en littérature sans y être préparé. C’est normal qu’il fasse des « fautes » de français qui donnent lieu aux griefs avancés par les éditeurs parisiens refusant de publier son premier roman, Les soleils des indépendances, qui paraît au Canada, à Montréal, en 1968. Pour la première fois, Kourouma évoque « la période des indépendances comme une désillusion collective, en montrant comment elles achèvent le démantèlement de la société traditionnelle déjà entamé sous la colonisation. Les frontières artificielles instaurées entre les pays nouvellement créés, issus de la colonisation, handicapent alors le circuit commercial emprunté depuis des siècles par les commerçants malinkés296 ». La publication à Montréal, puis finalement à Paris, va consacrer le succès littéraire de l’œuvre qui deviendra un chef d’œuvre en Côte-d’Ivoire et dans de nombreux autres pays africains.

La publication de Les soleils des indépendances va encourager Ahmadou Kourouma à poursuivre sa carrière littéraire. Ses romans évoquent et analysent les sociétés africaines en général, la société malinké en particulier. Ils proposent une analyse du milieu dont Ahmadou

294 Claire Ducourneau, « De la scène énonciative des Soleils des indépendances à celle d’Allah n’est pas obligé… »,

COnTEXTES [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2006. Consulté le 25 janvier 2015. URL :

http://contextes.revues.org/77 ; DOI : 10.4000/contextes.77.

295 Zuzana Malinovská-Šalamonová, « La langue comme contrainte incontournable dans Allah n’est pas obligé

d’Ahmadou Kourouma », Sylviane Coyault (dir.), L’écrivain et sa langue : romans d’amour de Marcel Proust à

Richard Millet, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 331.

296 Claire Ducourneau, « De la scène énonciative des Soleils des indépendances à celle d’Allah n’est pas obligé… »,

Kourouma est issu en l’appréhendant mieux que n’importe quel autre écrivain ne l’ait déjà fait. En effet, comme Ahmadou Kourouma le révèle lui-même dans une interview accordée à Tanella Boni297, le motif social qui l’a conduit à l’écriture est la crise politique de 1959-1963 en Côte- d’Ivoire, au cours de laquelle plusieurs de ses amis furent emprisonnés par le pouvoir de Félix Houphouët-Boigny. En 1963, Kourouma et les siens sont emprisonnés, mais grâce à sa femme française, il est vite libéré et part en exil dans différents pays africains, en Algérie, au Cameroun, au Togo et en France avant de revenir vivre en Côte-d’Ivoire. Ce séjour à l’extérieur de sa chère patrie le pousse à manifester son parti pris en faveur « […] des malheurs qui n’ont point de bouches [afin que s]a voix [exprime] la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir298 » en se tournant vers la fiction. Par sa plume, Kourouma veut contribuer à

la libération politique de l’homme tout court. L’appel que l’écrivain adresse à son public bourgeois, c’est, qu’il le veuille ou non, une incitation à la révolte; celui qu’il lance dans le même temps à la classe dirigeante c’est une invite à la lucidité, à l’examen critique de soi-même, à l’abandon de ses privilèges. […] Puisque sa position est critique par essence, il faut bien qu’il [l’écrivain] ait quelque chose à critiquer; et les objets qui s’offrent d’abord à ses critiques ce sont les institutions, les superstitions, les traditions, les actes d’un gouvernement traditionnel299.

L’épisode de l’emprisonnement d’Ahmadou Kourouma a été pour lui un moment décisif de son écriture politique et historique. Ainsi, Jean-Michel Djian avance-t-il que « l’humanité barbare mettait Kourouma en appétit. Et c’est la littérature qui lui rendit justice de sa gourmandise300 ». De cet épisode, Ahmadou Kourouma va réaliser une fresque romanesque dont le but est de nous faire découvrir les réalités sociales africaines ignorées ou reniées en vue d’ériger la civilisation africaine en une civilisation humaine, au même titre que les autres civilisations qui ont jusqu’à présent dominé le monde. Étant donné que l’objectif de tout écrivain est de donner « la possibilité concrète pour les hommes de comprendre leur propre existence comme quelque

297 Dans son envie de dénoncer le machiavélisme qui a gangrené les despotes africains, Kourouma affirme ceci :

« Quand j’ai écrit Les soleils des indépendances, j’avais pour objectifs de dénoncer les abus du pouvoir, des abus économiques et sociaux ». Propos recueillis par René Lefort et Mauro Rosi, « Ahmadou Kourouma, ou la dénonciation de l’intérieur », Le courrier de l’Unesco, mars 1999, p. 46.

298 Nous paraphrasons le célèbre poète Aimé Césaire, dans Cahier d’un retour au pays natal, Paris : Présence

Africaine, 1963, p. 22.

299 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris : Gallimard, 1948, p. 113-114. 300 Jean-Michel Djian, Ahmadou Kourouma, Paris : Seuil, 2010, p. 19.

chose d’historiquement conditionné, de voir dans l’histoire quelque chose qui affecte profondément leurs vies quotidiennes et qui les concerne immédiatement301 », nous voulons interroger, dans les pages qui suivent, les liens complexes qui lient l’histoire des différents personnages des romans de Kourouma et les évènements historiques concernant le continent africain. Plus précisément, nous entendons étudier comment Kourouma parvient à écrire une œuvre littéraire à partir de l’histoire politique du continent africain en général et de la Côte- d’Ivoire en particulier. L’objectif est de relever tous les problèmes que pose la fictionnalisation de l’Histoire d’un pays, voire d’un continent. Nous nous bornerons, dans un premier temps, à l’étude des moments clés des romans de Kourouma ou lieux d’« attaque » qui permettent de comprendre ses choix narratifs, puis nous tracerons les grands axes qui reconstruisent l’histoire africaine en abordant les rituels traditionnels et les atrocités de la conquête coloniale en Afrique.