• Aucun résultat trouvé

18

Les vins de Bordeaux, issus de l’assemblage de deux principaux cépages que sont le Merlot et le Cabernet-Sauvignon, ont construit leur réputation sur une complexité, une finesse de leurs arômes mais surtout sur leur aptitude au vieillissement. En effet, ces vins peuvent conserver pendant plusieurs années l’arôme fruité de leur jeunesse tout en développant des arômes spécifiques d’un cépage, d’un terroir, donnant naissance à ce que nous appelons le bouquet de réduction. Bien sûr ces vins, qui dès leur prime jeunesse sont capables de se bonifier au fil temps, résultent de l’expression de facteurs physiologiques et œnologiques liés à la qualité de la composition du fruit et du vin (facteurs intrinsèque) et de facteurs environnementaux singuliers. Au final, rares sont les vins évoluant de la sorte.

Si le pré-requis à l’élaboration d’un grand vin de garde demeure la maîtrise des fermentations et de l’élevage, c’est avant tout à la vigne et dans le raisin qu’il prend forme. La maîtrise de la qualité du raisin nécessite, bien entendu au-delà des aspects sanitaires, de récolter un fruit mûr dont la définition correspond à un « fruit qui a atteint son plein développement » (Nouveau Petit Robert, 2008). Cette notion de maturité est associée, d’un point de vue technologique, à la composition particulière du raisin en sucres, en acides, en composés volatils odorants, en composés phénoliques ou autres précurseurs d’arômes produits durant le développement de la baie et accumulés au cours de la maturation, voire lors de la phase de sur-maturation.

Le vinificateur précautionneux, sur la base de cette composition particulière du raisin, peut élaborer un vin ayant une identité propre en adéquation avec son projet esthétique. Au final, comme l’écrivait Peynaud (2006), le plus souvent « le vin ressemble à ceux qui le produisent, avec leur habileté, leurs maladresses,…l’insatiable à produire, l’impatient à vendanger, comme l’ignorant à vinifier, n’ont au bout du compte que le vin qu’ils savent faire ».

Pour l’amateur, les vins de Merlot et de Cabernet-Sauvignon présentent une vaste palette aromatique qui puise son origine dans la diversité des conditions de maturation des raisins de la région Bordelaise. Ainsi, cueillis trop tôt, les raisins et les vins issus de leur vinification sont systématiquement marqués par des nuances végétales. Lorsque les raisins atteignent leur pleine maturité, ce caractère disparaît. A ce stade, bien que l’odeur du raisin soit discrète, c’est sa vinification qui va révéler les nuances de fruits frais telles que la cerise et la mûre pour le Merlot, les vins de Cabernet-Sauvignon exprimant plutôt des nuances subtiles et complexes de cassis

19

et de fraise. Récoltés tardivement, en conditions de sur-maturation, les raisins et les vins, qu’ils soient de Merlot ou de Cabernet-Sauvignon développent tous deux, indissociablement, des odeurs de fruits cuits évoquant le pruneau et la figue. Au final, il est plus difficile pour le dégustateur de distinguer l’identité d’un vin de Merlot de celui d’un vin de Cabernet-Sauvignon.

Très rarement rencontrées dans les vins de Bordeaux jusqu’au début des années 2000, les nuances de fruits cuits sont de plus en plus fréquemment retrouvées dans les vins jeunes et témoignent ainsi d’une profonde modification de l’état de maturité des raisins de la région bordelaise. Bien entendu, ces nuances peuvent être retrouvées fortuitement ou à dessein selon le projet esthétique du vinificateur. Celles-ci résultent le plus souvent de l’action conjointe de pratiques culturales favorisant la maturation du raisin, comme par exemple l’application répétée d’effeuillages sévères, et de choix de dates de récolte tardives. Toutefois, peu de vinificateurs cherchent systématiquement à récolter des raisins en sur-maturité à l’origine de vins aux nuances fruits cuits. En effet, celles çi ne sont pas caractéristiques de la « typicité » des vins de Bordeaux ; autrement dit ces odeurs ne font pas partie des attributs olfactifs traditionnels des vins de ces appellations. Par conséquent, leur présence est associée, par certains dégustateurs, à un défaut dit « de type ».

Aussi, ces nuances sont considérées comme « typiques » de l’arôme des vins élaborés sous des latitudes plus méridionales et sous des climats plus chauds et plus secs. On les retrouve, dès leur prime jeunesse, dans le Merlot cultivé en Sicile ou encore dans l’arôme des vins de Merlot et de Cabernet-Sauvignon, issus de raisins cultivés dans d’autres régions telles que la Central Valley (Californie) et dans une moindre mesure dans la Nappa Valley. Les vins élaborés traditionnellement à partir de raisins passerillés comme l’Amarone en Italie (issus de trois cépages : le Corvina Veronese, le Rondinella et le Molinara) présentent également ces nuances très précocement. Elles sont associées à des modes de production traditionnels favorisant les phénomènes oxydatifs au cours de l’élevage. Par exemple, dans les vins doux naturels (VDN) ou les vins de Porto (élaborés à partir de raisins de Touriga ou de Tinta), elles contribuent à leur complexité aromatique.

Enfin, ces nuances sont également caractéristiques de l’arôme des vins rouges prématurément vieillis. Absentes dans le vin jeune, elles sont retrouvées dans les vins conservés en bouteilles

20

ou plus occasionnellement au cours de l’élevage en fût de chêne ; elles témoignent ainsi d’une évolution oxydative de l’arôme et par conséquent sont assimilées à un défaut.

Ces dernières années, de nombreux travaux de recherche visant à expliquer, par l’analyse chimique l’arôme des vins rouges, ont été menés. Aujourd’hui, il est acquis que la 2-méthoxy-3-isobutylpyrazine (IBMP) est responsable de l’odeur de poivron vert des raisins et des vins de Cabernet-Sauvignon. Ce composé, présent à forte concentration dans le raisin vert, s’atténue au cours de la maturation. D’ailleurs, il figure parmi les critères olfactifs et analytiques déterminant la qualité du raisin à maturité. L’arôme fruité des vins rouges a suscité également beaucoup d’intérêt. Le rôle de certains esters tels que l’hexanoate d’éthyle ou encore l’octanoate d’éthyle (Bertrand, 1983 ; Etiévant, 1991) est bien décrit dans la littérature pour participer à l’arôme fruité des vins rouges. Plus récemment, le leucate d’éthyle, a été identifié comme un contributeur majeur à l’arôme de mûre des vins (Falcao et al., 2012). Concernant l’arôme de fruits cuits relatif aux vins rouges élaborés traditionnellement en conditions oxydatives (Cutzach et al., 1998) ou non (Pons et al., 2008a), deux composés très odorants ont été identifiés respectivement la 3-hydroxy-4,5-dimethyl-furan-2-one (sotolon) et la 3-methyl-2,4-nonanedione (MND).

Ainsi, la similitude des descripteurs « fruits cuits » des vins jeunes issus de la vinification de raisins récoltés tardivement et reflétant un état physiologique singulier de la baie et ceux utilisés pour décrire l’arôme particulier de l’évolution oxydative des vins rouges a suscité notre intérêt.

Toutefois, en dépit de l’importance sensorielle, les déterminants moléculaires des nuances fruits cuits, retrouvées à la fois dans les raisins et les vins rouges de Merlot et de Cabernet-Sauvignon, restent inconnus à ce jour. Sur la base d’une approche croisée entre analyse sensorielle, analyse chimique fine et agronomie, nos recherches s’articulent en trois parties.

Dans un premier temps, nous discuterons de la présence de ces nuances dans les vins de Bordeaux en lien avec la notion de typicité propre à une appellation. La seconde partie de ce mémoire rapporte l’identification et le dosage de marqueurs moléculaires spécifiques des nuances de fruits cuits des raisins et des vins rouges de Merlot et de Cabernet-Sauvignon. Enfin,

21

nous nous intéresserons, dans la troisième partie, aux facteurs agronomiques influençant leur concentration dans les raisins et les vins.

22

PARTIE 1