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Chapitre 2 : cadre méthodologique

2.3 Le focus group ou l’entretien ciblé de groupe

2.3.4 Interviewer des hommes : les enjeux

Notre entretien ciblé de groupe est composé d’hommes uniquement. En nous rappelant que la masculinité est construite, plurielle et hiérarchique (Connell et Messerschmidt, 2005), nous ne pouvons nous attendre à ce qu’ils tiennent un discours identique ou agissent tous de la même manière en entrevue. Un projet de recherche ayant pour cadre théorique le genre nécessite de porter attention aux différentes manifestations de la masculinité en situation d’entrevue (Schwalbe et Wolkomir, 2003).

Le genre, comme rapport social, invite les personnes à se positionner dans l’une ou l’autre des catégories de sexe et à s’y investir. Cela se fait, par exemple, en signifiant par des propos ou des comportements une subjectivité masculine, qui fait référence à la façon dont des individus se définissent et se conçoivent comme hommes, aux moyens qu’elles prennent pour signifier un soi masculin : « ce soi n’est pas une entité psychique qui existe à l’intérieur des individus; mais plutôt l’effet créé par la performativité et l’interprétation31 » (Schwalbe et Wolkomir, 2003, p. 56). Cet investissement répété dans une même catégorie de sexe, en l’occurrence ici celle des hommes, offre en retour aux individus la confirmation nécessaire à l’expression, par exemple, de désirs et de capacités qui sont légitimés et valorisés au sein d’un groupe. En Occident, les hommes qui veulent profiter des privilèges associés à la virilité tenteront de se distinguer des femmes. Pour ce faire, ils mobiliseront des capacités et des attributs associés généralement au masculin comme l’action, le contrôle, la pensée rationnelle, la prise de risque, le plaisir hétérosexuel (Connell, 1995, citée par Schwalbe et Wolkomir, 2003). Bien que la subjectivité masculine puisse varier selon divers facteurs, notamment la classe sociale, la « race » ou encore l’orientation sexuelle, il y a une forte possibilité que des hommes en situation d’entrevue tentent de manifester une « subjectivité masculine crédible » (Schwalbe et Wolkomir, 2003, p. 56), c’est-à-dire correspondant aux normes de genre prescrites, aussi définie comme la masculinité hégémonique. Ces manifestations permettent de maintenir les avantages et privilèges liés aux efforts investis dans le soi jusque-là. La situation d’entrevue – et par extension l’entretien de groupe en présence de plusieurs hommes –

représente une occasion où la masculinité hégémonique peut être manifestée. La masculinité hégémonique peut également y être menacée par le fait que la discussion évolue sous la direction de l’animateur ou de l’animatrice. Cela implique une forme de lâcher-prise de la part des participants. Or, cette situation remet en cause les éléments qui participent à la construction de la masculinité hégémonique, laquelle prescrit l’idée de contrôle sur les autres et sur les choses, particulièrement quand une femme dirige la discussion (Connell, 1995, citée par Schwalbe et Wolkomir, 2003).

Diverses stratégies mobilisées par des hommes dans le but de reprendre le contrôle ou de le réaffirmer ont été observées dans différents projets de recherche. Il s’agit là d’une manière importante pour eux de signifier une masculinité crédible. Schwalbe et Wolkomir (2003) ont recensé trois techniques : testing, sexualising et

minimising. La première consiste à semer le doute dans l’esprit de l’intervieweur ou de l’intervieweuse quant à

ses capacités à comprendre les propos des participants. La seconde, sexualising, a été observée notamment chez des participants hétérosexuels lors d’entrevues menées par des femmes. Elle consiste à flirter avec l’animatrice, à faire des insinuations sexuelles ou à passer des remarques sur son apparence. Enfin, la troisième consiste à fournir des réponses évasives, possiblement dans le but de protéger sa subjectivité masculine rendue vulnérable en situation d’entrevue (Schwalbe et Wolkomir, 2003). Conséquemment, l’impact que peut avoir le sexe socialement désigné de la personne qui anime la discussion a été intégré à la réflexion au moment du focus group et lors de l’analyse des données.

S’il importe de s’attarder à la possibilité que surviennent de telles manifestations et réactions, c’est qu’elles peuvent représenter un obstacle pour accéder aux données qui intéressent la chercheuse, tout autant qu’elles sont susceptibles de « constituer elles-mêmes des données de recherche » (p. 56). Il convient alors de se préparer à de telles situations dans le but de les reconnaître, de les gérer à l’aide d’une boîte à outils32, et de les considérer comme des données à part entière puisqu’elles pourraient nous éclairer sur la manière dont les hommes incarnent la masculinité (Schwalbe et Wolkomir, 2003). Si on reconnaissait, par exemple, des manifestations de masculinité hégémonique ou des réactions à la menace de sa légitimité, cela s’avérerait un autre moyen de comprendre la manière dont les hommes arrivent à construire du sens à partir de publicités sociales visant leur mobilisation contre les agressions sexuelles. Revoir les enregistrements vidéo peut s’avérer un moyen de mettre en contexte et d’analyser la nature d’une menace qui aurait mis les participants sur la défensive pendant l’entrevue (Schwalbe et Wolkomir, 2003).

32 Parmi les conseils avancés par Schwalbe et Wolkomir (2003), notons celui de consentir à octroyer du contrôle symbolique à des

participants qui tenteraient une reprise de contrôle afin de signifier une masculinité crédible. Cette tactique peut se traduire par le fait de signifier au participant l’importance de ses propos pour la discussion, par exemple en le considérant et en lui montrant qu’il est un expert sur la question. Il importe de souligner que les tactiques ont pour but le bon déroulement de l’entrevue afin que des données puissent être recueillies.