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Chapitre 1 : problématique de recherche

1.3 Le cadre théorique

1.3.1 Le genre

La sociologue féministe britannique Ann Oakley est la première chercheuse à utiliser le terme gender, en 1972, pour distinguer le sexe, donnée biologique, et le genre, construit social variable et évolutif (Encyclopædia Universalis, 2015). Ce construit social, tel que conceptualisé, repose sur la reconnaissance de rôles sociaux historiquement attribués aux femmes et aux hommes à partir de la croyance selon laquelle les différences sexuelles sont le fait de la nature. Dans cette perspective, le genre apparaît comme un produit social échafaudé sur le socle des deux sexes (Scott, 1988). Même si cet usage descriptif du genre dévoile le caractère social des rapports entre les sexes et rejette les explications biologiques au profit de la construction sociale du rôle des femmes et des hommes, il demeure silencieux sur les liens qui unissent le sexe au social (Scott, 1988) : « il ne dit rien sur les raisons pour lesquelles ces rapports sont construits comme ils le sont, il ne dit pas comment ils fonctionnent ou comment ils changent » (p. 130).

Pour entrevoir le pouvoir explicatif du genre, il est nécessaire de l’appréhender différemment : non plus un construit superposé au sexe anatomique, mais comme un construit idéologique, social et politique qui préexiste au sexe. Cela nécessite de remettre en question la biologie comme fondement de la sexuation (Wiels, 2006). Ainsi conceptualisé, « le genre précède et détermine donc les sexes qui en font partie » (Bereni, 2012, p. 32). Il est alors entendu, selon Fausto-Sterling (2012) :

qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette « homme » ou « femme » est une décision sociale. Le savoir scientifique peut nous aider à prendre cette décision, mais seules nos croyances sur le genre – et non la science – définissent le sexe. En outre, les connaissances que les scientifiques produisent sur le sexe sont influencées dès le départ par nos croyances sur le genre. (p. 19)

Les critères scientifiques qui servent à déterminer le sexe d’une personne, comme l’anatomie (pénis/vagin), les gonades (testicules/ovaires), les hormones (testostérone/œstrogène) et l’ADN (chromosomes XY/XX) ne concordent pas nécessairement d’un individu à l’autre (Bereni et al., 2012). La variabilité des formules de

chromosomes, et les différences anatomiques qui peuvent découler, par exemple, de l’intersexualité, démontrent que la détermination du sexe est soumise à un processus complexe et à des combinaisons parfois contradictoires au regard même des critères en biologie du corps humain. La difficulté, voire l’impossibilité, de considérer l’espèce humaine comme étant parfaitement scindée en deux catégories apparaît alors clairement (Wiels, 2006). Conclure avec certitude à l’existence de deux catégories de sexe serait donc le résultat d’un système social.

Pour éclairer le processus qui lie les femmes et les hommes au genre, nous mobiliserons dans ce mémoire quatre dimensions de ce concept qui servent de piliers analytiques aux travaux qui l’utilisent comme grille d’analyse (Bereni et al., 2012). Il s’agit de : 1) la construction sociale qui exprime l’idée qu’on ne naît ni femme ni homme, mais qu’on le devient par un processus d’apprentissage des comportements socialement attendus, lesquels sont variables historiquement et culturellement; 2) le caractère relationnel qui renvoie à l’idée que l’on ne peut étudier un sexe sans le rapporter à l’autre, car l’idéologie qui sert à caractériser chacun des sexes est construite par opposition et de manière interdépendante; 3) le rapport de pouvoir qui caractérise les rapports sociaux de sexe a pour effet de hiérarchiser les femmes et les hommes – de même que les caractéristiques les définissant – le plus souvent au détriment des premières; 4) l’intersectionnalité qui permet de penser les catégories de sexe comme étant hétérogènes et traversées par différents axes de pouvoir, comme la race, l’orientation sexuelle ou la classe.

À ces quatre dimensions s’ajoute celle liée à la performativité du genre (Butler, 2005). La théorie de la performativité a été élaborée par la philosophe américaine dans le but de montrer que ce qui apparaît comme une essence interne (le féminin ou le masculin) est plutôt l’effet des attentes et des actions répétées des personnes (Butler, 2005). D’où la notion de performativité, qui insiste notamment sur les notions de répétition et de réitération, plutôt que sur l’idée de performance à la manière d’une performance théâtrale (Fassin, 2005). Il ne suffirait donc pas de porter un vêtement traditionnellement associé au masculin un certain jour pour espérer « subvertir la puissance normative du genre » (Fassin, 2005, p. 13). Ce que souligne Butler (2005) par la performativité du genre est donc que ce dernier :

est fabriqué à travers une série ininterrompue d’actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps. De cette façon, il devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété ‘interne’ à nous-mêmes doit être mis sur le compte de ce que nous attendons et produisons à travers certains actes corporels. (p. 36)

Ce qui suppose également que, pour Butler, bien que le genre soit un système normatif qui prescrit des modes de pensée et des comportements sociaux, cela n’ôte pas aux individus leur capacité d’agir (Fassin, 2005). Il faut plutôt comprendre que le genre est mis en pratique, ou performé, par les individus à l’intérieur de contraintes et de normes : « le genre est l’effet des normes de genre » (p. 14).

L’objet d’étude au cœur de ce projet de recherche nécessite de recourir aux cinq dimensions analytiques du genre précédemment citées. En premier lieu, les hommes seront appréhendés comme étant constitués et se constituant à travers un processus de construction sociale continu, culturellement et historiquement situé, plutôt que déterminés biologiquement. Ce sont donc les idéologies et les normes qui participent de ce processus genré, de même que les implications qu’elles permettent d’entrevoir dans la mobilisation des hommes, qui retiendront notre attention. En deuxième et troisième lieu, nous observerons si le sens donné au contenu publicitaire soumis à l’attention des hommes est l’objet d’une bicatégorisation (homme/masculin vs femme/féminin) et d’une valorisation symbolique des premiers. En quatrième lieu, l’interprétation des messages publicitaires par les hommes sera étudiée à la lumière de la dimension intersectionnelle. Celle-ci permettra d’observer si le sens qu’ils donnent au message reçu révèle certaines croyances relatives à différentes configurations de masculinités au sein de la catégorie de sexe des hommes, et à des rapports de pouvoir entre elles. Finalement, la dimension liée à la performativité du genre sera également mobilisée pour observer et qualifier le discours tenu par les hommes participant au projet de recherche. Nous porterons particulièrement attention à la répétition de certains propos, ce qui pourrait constituer une performance de genre. Cela pourrait ressortir, par exemple, dans la façon d’articuler leur(s) identité(s), leurs possibilités d’action et les modalités de ces dernières, en tant qu’hommes, relativement à une éventuelle mobilisation sur l’enjeu des agressions sexuelles.

Dans la section suivante, nous aborderons les études sur les masculinités, qui apportent d’autres éléments de compréhension des dynamiques de genre dans un esprit féministe, afin d’approfondir la notion de masculinité. Elle y sera abordée non pas comme un objet (un genre de personnalité ou une norme), mais « comme un lieu au sein des rapports de genre, un ensemble de pratiques par lesquelles des hommes et des femmes s’engagent en ce lieu, et les effets de ces pratiques sur l’expérience corporelle, la personnalité et la culture » (Connell, 2014, p. 65).