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Chapitre 3 : présentation et analyse des résultats

4. Conclusion

Ce projet de maîtrise avait pour but de comprendre le sens que donnaient des hommes à des messages publicitaires conçus pour les interpeller par une caractéristique traditionnellement associée au masculin afin qu’ils se mobilisent dans la prévention des agressions sexuelles. Pour ce faire, nous avons mené une étude de réception. La réception médiatique consiste à se demander ce que fait le public avec les produits médiatiques qu’il consomme à un moment socialement et culturellement situé. Nous avons donc discuté, lors d’un entretien ciblé de groupe, avec sept hommes engagés politiquement ou socialement et intéressés par la mobilisation des hommes pour prévenir les agressions sexuelles. Nous avons analysé leurs propos pour comprendre comment ils interprétaient les messages publicitaires de la campagne de marketing social américaine My Strength Is Not for Hurting, qui mise sur l’idée de la force masculine. D’après notre analyse, l’approche genrée de la campagne My Strength n’a favorisé ni l’identification ni la responsabilisation des participants à l’égard de la prévention des agressions sexuelles, en plus d’évacuer la question des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes qui forgent cet acte criminel. Dans les paragraphes qui suivent, nous reviendrons sur les constats principaux de notre analyse et nous pointerons les pistes de recherche qui en découlent, notamment à l’égard de la prise en compte de la dimension intersectionnelle du genre et de la mixité dans des études ultérieures.

Nous tirons de notre analyse trois constats principaux. Premièrement, les participants articulent une réception négociée du message publicitaire en montrant qu’ils captent le sens du message, mais qu’ils ne s’y identifient pas. Deuxièmement, nous avons constaté que les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes sont invisibilisés par le discours des participants lorsqu’ils discutent de la campagne My Strentgh. Troisièmement, nous avons observé que les participants tenaient un propos avisé sur l’enjeu de la mobilisation des hommes pour prévenir les agressions sexuelles lorsqu’ils sont questionnés à ce sujet.

Les constats énoncés ci-dessus soulèvent des questions et des pistes de recherche futures qui pourraient permettre d’identifier avec plus de précision les messages clés à mettre au cœur d’une campagne de publicité sociale visant à mobiliser les hommes contre les agressions sexuelles qui ne serait pas problématique eu égard au genre. Par exemple, quelle réception articulent des hommes provenant de milieux, de classes sociales, d’âge, d’orientation sexuelle ou d’ethnicité différents à l’égard du même message publicitaire? Est-il ou non pertinent d’exclure les femmes – ou de viser spécifiquement les hommes – dans un processus de persuasion lorsqu’il s’agit d’un enjeu de genre, étant donné que les résultats de la présente étude montrent de manière évidente l’invisibilisation des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes? Revenons sur chacun des constats afin d’explorer ces questions.

Notre premier constat a trait à la réception négociée qu’ont articulée les participants à l’égard de la campagne

discours hégémonique sur la masculinité qu’ils perçoivent dans le message publicitaire de cette campagne de marketing social. L’argument de la force, un attribut sensé interpeller le public cible – les hommes – soi-disant parce qu’il s’agirait d’un trait traditionnellement masculin, est rejeté par tous les participants. Cette observation souligne l’échec de la démarche de marketing social de la campagne, laquelle reposait sur l’idée d’offrir au public qui adopte le comportement promu un bénéfice, en l’occurrence la force. Or, la force n’est pas perçue comme tel par les participants à notre étude. Non seulement rejettent-ils cet argument, mais ils soulignent qu’il traduit une manière stéréotypée de dépeindre les hommes, laquelle ne remet pas en question la virilité, c’est- à-dire le modèle idéal à adopter pour se définir comme étant un homme. Ensuite, ils éprouvent un malaise évident à l’égard du mot viol qui figure dans le nom de l’organisme ayant mis en œuvre cette campagne, Men Can Stop Rape. Pour résoudre leur malaise, les participants s’engagent dans un processus d’altérisation (Caron, 2009) qui leur permet de désigner d’autres hommes qu’eux-mêmes qu’ils considèrent à risque de commettre ce crime, et de construire une subjectivité masculine opposée à ces hommes. Les participants façonnent leur subjectivité masculine en établissant un rapport hiérarchisant, à leur avantage, avec ces autres hommes. Cette supériorité est construite par les participants sur la base de leur subjectivité d’hommes sensibilisés, instruits, féministes et militants. L’interprétation de la campagne My Strength par les participants rappelle que les messages médiatiques sont aussi lus de manière située, individuellement et selon plusieurs catégories d’appartenance sociale, d’où la nécessité d’étudier comment les images et les discours véhiculés dans les médias participent du processus de construction de multiples subjectivités masculines (Fejes, 1992). Notre analyse de leurs propos met ainsi en lumière la pertinence de tenir compte du caractère pluriel, hiérarchique ainsi que socialement et historiquement situé de la masculinité (Connell et Messerschmidt, 2005) dans un processus de persuasion visant les hommes.

Le deuxième constat met en lumière le fait que les rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes sont invisibilisés par la réception qu’articulent les participants à l’égard de la campagne My Strength. Quoiqu’ils critiquent ouvertement le discours hégémonique sur la masculinité qu’ils perçoivent dans le message, les participants ne font pas explicitement référence aux rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes lorsqu’ils discutent de la campagne. Nous tirons ce constat de quelques observations. D’abord, les participants neutralisent leur discours grâce à des formulations neutres comme le terme « la personne »; cette tactique contribue à occulter le fait que les actes d’agression sexuelle sont le plus souvent commis par des hommes et que les femmes sont la plupart du temps les victimes. Ensuite, ils attribuent l’acte d’agression sexuelle à l’alcool et à la drogue, ainsi qu’à un défaut de consentement et à un manque de respect, et non à un abus de pouvoir. Enfin, ils trouvent normal que, dans les messages de la campagne, les hommes agissent, en prenant la parole et en regardant l’objectif, et que les femmes apparaissent, en étant silencieuses et en regardant ailleurs.

Pour eux, cela s’explique en raison du fait que les hommes forment le public cible. Si l’un des participants remarque ce traitement différencié selon le sexe, il ne pointe pas spécifiquement du doigt le rapport de pouvoir qu’il exprime. Or, si les rapports de pouvoir sont occultés par la réception des messages publicitaires de la campagne My Strength, la possibilité de renoncer au pouvoir paraît difficile. Pourtant, si le renoncement au pouvoir est un pré-requis incontournable pour être un allié féministe (Dupuis-Déri, 2008; Thiers-Vidal, 2002), il en va de même dans la lutte contre les agressions sexuelles. Car même si l’on reconnaît que le pouvoir est diffus et interactionnel (Foucault, 1994), donc non fixe et mouvant chez les hommes, il faut pourtant l’identifier pour lui résister. L’abus de pouvoir, qui est constitutif des agressions sexuelles, doit donc être reconnu si l’on veut prévenir ce crime. Selon notre analyse, recourir à des hommes en leur donnant exclusivement la parole, comme dans le cas de la campagne My Strength, dans le but autoproclamé de s’adresser à eux, n’a pas favorisé la mise au jour des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes par les participants. Ce constat soulève la question de la mixité, c’est-à-dire la pertinence d’exclure ou non les femmes dans un processus visant à persuader les hommes d’être des alliés dans la prévention des agressions sexuelles. Enfin, le troisième constat porte sur le fait que les participants tiennent un discours avisé sur le sujet de la mobilisation des hommes pour prévenir les agressions sexuelles, à un moment où la discussion ne portait pas sur la campagne My Strength. Les participants ont alors souligné la pertinence de se responsabiliser, de dénoncer les commentaires et les comportements sexistes, et enfin, de briser le tabou de la masculinité hégémonique. Ce constat nous permet de penser que la campagne My Strength fait obstacle à des pratiques discursives qui pourraient favoriser l’identification des participants, et par conséquent, leur responsabilisation et leur mobilisation à l’égard de la prévention des agressions sexuelles. Ce constat met en évidence la nécessité de remettre en question le recours à une approche genrée pour persuader les hommes de se mobiliser pour prévenir la violence de genre, comme dans le cas des agressions sexuelles.

Notre analyse met donc en lumière deux phénomènes importants. Premièrement, la masculinité n’est ni universelle ni monolithique, mais elle est plurielle, constituée de rapports de domination et de subordination, et variable historiquement et culturellement. Deuxièmement, et conséquemment, le processus de persuasion visant à mobiliser les hommes pour prévenir les agressions sexuelles doit éviter la reconduction de la masculinité hégémonique, à teneur patriarcale, pour que soit mis au jour les rapports de pouvoir qui forgent les agressions sexuelles, et tenir compte de la pluralité des masculinités.

Pour y arriver, la dimension intersectionnelle du genre, qui permet de penser les catégories de sexe comme étant hétérogènes et traversées par différents axes de pouvoir, comme la race, l’orientation sexuelle ou la classe (Bereni et al., 2012) serait d’une grande utilité. Cela permettrait d’aborder les masculinités afin d’étudier l’imbrication du genre et des autres appartenances sociales dans les différentes façons qu’emploient des hommes pour donner du sens aux messages véhiculés dans une campagne de marketing social. L’enjeu de la

mixité permettrait par ailleurs d’affiner ce questionnement intersectionnel sur la construction des subjectivités masculines. Il serait alors possible d’analyser comment la présence de femmes joue sur l’articulation des discours masculins, notamment à l’égard de l’identification des rapports de pouvoir qui forgent les agressions sexuelles.