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Résumé : Les représentations spatiales

Chapitre 2 : Le langage dans les représentations d’itinéraires

2. Interaction entre langage et cognition spatiale

La relation entre langage et cognition reste l’une des plus grandes questions débattue dans les sciences cognitives. Cette question soulève encore des débats qui ont été ravivés dans les deux dernières décennies par des recherches inter-langues montrant des différences dans les performances des sujets, adultes et enfants, qui sont conformes aux propriétés de leurs langues (voir Graboski & Weiss, 1996 ; Bowerman, 1996 ; Slobin, 2006 ; Soroli, Hickmann & Sahraoui, 2011). Néanmoins, certains résultats ont été contestés par des travaux soulignant que ces différences inter-langues n’étaient que superficielles, car elles étaient uniquement liées à des situations verbales, et non attestée dans des situations impliquant la cognition non verbale (Gennari, Sloman, Malt & Fitch, 2002; Papafragou, Massey & Gleitman, 2002 ; Papafragou, Hulbert & Truswell, 2008; Papafragou & Selimis, 2010). Il se trouve que le domaine de l’espace est celui qui a suscité le plus de travaux visant à mettre en évidence le rôle du langage (en général) et des langues (en particulier) dans les représentations internes des sujets.

2.1. Informations verbales et performances spatiales

Certaines recherches mettent en lien la production verbale, la configuration de l’espace et les performances cognitives liées à l’espace. Par exemple, Hayward et Tarr (1995) ont étudié la structure de l’espace encodé verbalement, c’est-à-dire la description de relations spatiales entre deux objets à l’aide de prépositions spatiales. Ils observent que celle-ci est déterminée par la

structure des relations spatiales d’une représentation visuelle. Plus la relation entre les objets est axiale (ici, verticale ou horizontale), plus cette relation est facilement nommée et positionnée. Il y aurait donc un lien entre production verbale et représentation spatiale. D’un point de vue développemental, Hermer-Vazquez, Moffet et Munkholm (2001) évaluent les mécanismes de réorientation chez l’enfant (3-7 ans). Ils observent que la production de phrases est le meilleur indicateur des performances de réorientation. Elle corrèle également avec la flexibilité c’est-à- dire la capacité à utiliser différents indices (géométriques et repères) dans la recherche d’objets. Selon les auteurs, la production langagière joue donc un rôle causal dans la capacité à construire de nouvelles représentations spatiales rapidement. Ratliff et Newcombe (2008) pensent que ce type d’observation est dû aux capacités de flexibilité. Le langage ne serait pas nécessaire pour utiliser avec succès les caractéristiques géométriques permettant une réorientation. Shusterman, Lee et Spelke (2011) étudient également l’influence du langage sur la réorientation d’enfants de 4 ans à partir d’une épreuve de recherche de cible dans une piéce rectangulaire comprenant un mur rouge et trois d’une couleur neutre. Les auteurs montrent que la recherche de cible est améliorée lorsque l’expérimentateur désigne l’objet dans une phrase avant la désorientation (tourner sur soi-même les yeux clos). L’objet était alors désigné par une phrase contenant une expression spatiale («Je cache le sticker sur le mur rouge») ou entièrement non-spatiale.(«le mur rouge peut t’aider à trouver le sticker»). À l’inverse, lorsque l’expression verbale n’est pas pertinente («regarde ce joli mur rouge»), elle ne facilite pas la recherche de l’objet. Cette étude permet donc d’observer que l’influence du langage sur le comportement des enfants dépend de son contenu, notamment de la désignation d’un repère pertinent pour encoder un emplacement. Denis et Cocude (1992) observent que la structure d’une description d’un environnement (une île) bien organisée (éléments présentés dans le sens de l’aiguille d’une montre) ou mal structurée (phrases dans un ordre aléatoire) affecte la structure intrinsèque de l’image des objets et les opérations mentales associées à cette image. Ils observent notament que les repères sont moins bien placés lors d’une organisation aléatoire.

2.2. Différences inter-langues

Les comparaisons inter-langues constituent une autre façon d’aborder la question de la relation entre langage et cognition puisqu’elles permettent de confronter différentes approches théoriques. Par exemple, de telles comparaisons permettent, soit de généraliser des conclusions concernant le développement (indépendamment de la langue), soit au contraire d’invalider de telles généralisations en montrant l’impact des propriétés spécifiques des langues sur le

fonctionnement cognitif (si des différences significatives devaient être attestées). Si cette approche translinguistique n’est pas au centre de cette thèse, elle mérite néanmoins d’être mentionnée brièvement par le biais de quelques études illustrant son utilité. Par exemple, Majid, Bowerman, Kita, Haun & Levinson (2004) discutent de l’influence ou non du langage sur la cognition spatiale par la comparaison des systèmes de référence ou points de vue adoptés sur différentes configurations spatiales selon les langues. Ils comparent trois systèmes de référence : relatif (égocentré), intrinsèque (centré sur l’objet) et absolu (allocentrique, utilisation de positions/ angles; «Nord»). Afin de décrire la configuration d’une cuillère et d’une fourchette, en anglais, les points de vue intrinsèque ( «la fourchette est devant la cuillère») ou relatif ( «la fourchette est à gauche de la cuillère») peuvent être utilisés, alors que le système absolu n’est pas utilisé lors de descriptions à petite échelle; au contraire, en Guugu Yimithrirr (langue parlée en Australie), le système absolu ( «la fourchette est au nord de la cuillère») est utilisé, alors que les systèmes relatif ou intrinsèque n’existent pas dans cette langue. Notons qu’aucune langue ne présente un système relatif sans système intrinsèque (mais quelques unes présentent un système intrinsèque sans le relatif). Un même système, comme le système intrinsèque, peut être basé sur des informations différentes; par exemple, en tzeltal (langue parlée au Mexique), il se base sur des propriétés géométriques notamment le volume, alors qu’en anglais il se base plutôt sur l’orientation/la forme ou la fonction de l’objet («le devant d’une maison est la facade de l’entrée principale»). Même lorsque les tâches ne font pas appel au langage (tâches visuo-spatiales), les participants les résolvent en utilisant les systèmes de référence de leur langue (Majid et al., 2004). De tels résultats soulèvent la question de l’influence de la culture sur le choix du point de vue adopté. En effet, les cultures vivant principalement en milieu urbain (ex. indo-européenne) utilisent plutôt un système relatif, alors que les cultures vivant principalement en milieu rural (ex. aborigène) utilisent plutôt un système absolu, même si certaines utilisent le système relatif (ex. Yukatek au Mexique). Par ailleurs, l’âge d’acquisition des systèmes relatif ou absolu de représentation diffère suivant que le système des langues est unique ou dominant. Le vocabulaire spatial (absolu ou relatif selon la langue) est acquis progressivement jusqu’à environ 8 ans pour les langues dont le système absolu est dominant et jusqu’à 12 ans pour celles dont le système relatif est dominant. L’acquisition semble donc légèrement plus précoce pour les langues de système absolu (Majid et al., 2004).

Ces quelques exemples d’études montrent un lien potentiel entre le langage et la cognition spatiale, indiquant que le langage influencerait certaines performances spatiales, ainsi que le point de vue utilisé, et ce chez l’adulte comme chez l’enfant, y compris lors de la réalisation d’épreuves purement visuo-spatiales. Néanmoins, cette question continue d’alimenter

un débat encore ouvert (Levinson et al., 2002; Spelke, 1998; Landau, 2002). Par exemple, Munnich, Landau et Dosher, (2001) compare la dénomination de localisations spatiales et les performances à un test de mémorisation spatiale de ces mêmes localisations dans trois langues (anglais versus japonais et coréen). La localisation spatiale étudiée implique une organisation axiale (GAUCHE-DROITE) et de contact (SUR versus AU-DESSUS). Ces langues ont un système de dénomination axial équivalent mais différent pour le contact. Malgré tout, les performances de mémorisation des localisations spatiales sont équivalentes, montrant que le langage spatial et la mémoire spatiale engageraient les mêmes propriétés spatiales même si les systèmes sont partiellement indépendants. Ainsi, les différences linguistiques ne provoquent pas obligatoirement des différences d’encodage non verbal des localisations spatiales.