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Instituer le sujet lecteur : est-ce possible ?

Chapitre 2. Les implications didactiques en classe de CP

3. Instituer le sujet lecteur : est-ce possible ?

Mais, la prise en compte de la subjectivité de l’élève, bouleverse d’une part la manière d’appréhender la lecture littéraire en classe et d’autre part les pratiques des élèves.

3.1. L’enfant à la porte de l’école : la difficulté de se livrer

Pour entrer dans l’expérience littéraire, il est nécessaire comme le souligne Annie Rouxel, que « les élèves perçoivent les enjeux de la lecture, enjeux en termes de savoirs, mais aussi en termes d’enjeux personnels57 » et donc, que le sujet lecteur s’affirme.

Or, si les programmes de 2016 font une place à la lecture subjective, pour le moment, dans les pratiques de classe, sa mise en œuvre est rare et plutôt observée avec méfiance par les enseignants. Gérard Langlade expose en effet que « la marginalisation de la subjectivité du lecteur est couramment affichée comme une condition de réussite de la lecture littéraire scolaire58 ». Dans cette vision, le lecteur scolaire est un lecteur dont les droits sont seulement définis par le texte, à l’image du « lecteur modèle » d’Umberto Eco. Cette conception de la lecture aboutit à ne pas distinguer ses différentes modalités : lecture distanciée et identification/projection de la subjectivité. Les démarches pédagogiques se centrent alors sur les compétences au détriment de l’appétence : lire pour soi, par intérêts personnels.

56 Anne Vibert, Faire place au sujet lecteur en classe : quelles voies pour renouveler les approches de la

lecture analytique au collège et au lycée ?, novembre 2013,

57 Annie Rouxel, « L’avènement du sujet lecteur Avancées scientifiques et perspectives pour l’enseignement

de la littérature », dans Sylviane Ahr, Patrick Joole, dir., « Carnet/journal de lecteur/lecture Quels usages, pour quels enjeux, de l’école à l’université ? », Namur (Belgique), Diptyque n° 25, 2013, p. 116.

58 Gérard Langlade, « Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre », dans A. Rouxel, G. Langlade, Le

Sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 81.

Les programmes de 2008 assignaient comme premiers objectifs fixés à l’école maternelle, de permettre à l’enfant de devenir élève : condition sine qua non de la réussite scolaire. L’élève est donc habitué à répondre aux demandes de l’enseignant, à chercher « la bonne » réponse, à travailler dans un cadre permettant au collectif de s’exprimer et non à l’individu. Les pratiques pédagogiques encouragent l’élève à construire une posture experte et distanciée. Si des discours relevant de l’individu sont parfois tolérés, ils ne sont certainement pas encouragés. C’est ainsi qu’Agnès Doucey-Perrin constate dans sa thèse59, que « les élèves, qui ont totalement intégré une posture scolaire, refusent de se livrer en tant que sujets soit parce qu’ils sont déstabilisés dans leur attente d’élèves, soit parce qu’ils ont appris à taire le sujet qui est en eux60. » Ils ont appris à devenir élèves.

Aujourd’hui, le regard de l’institution sur l’élève change. Ainsi, on peut lire dans les premières lignes de la présentation des nouveaux programmes de l’École maternelle que « la mission principale est de donner envie aux enfants d’aller à l’école pour apprendre, affirmer et épanouir leur personnalité ». L’enfant revient au centre du système éducatif, mais il sera nécessaire de se demander comment permettre à l’élève et aux enseignants de réussir cette mission. Une autre question se pose : le lecteur « expert » s’oppose-t-il au lecteur subjectif ?

3.2. La lecture littéraire en classe : objectivité vs subjectivité ?

Dans l’avant-propos des Actes du colloque sur les sujets lecteurs organisés à Rennes en 2004, Annie Rouxel expose cette troisième difficulté liée à « cet entre-deux marqué par la tension entre données objectives d’un texte et appropriation singulière par des sujets lecteurs61 ».

Signe d’appropriation d’un texte par le lecteur, l’implication de celui-ci peut lui permettre d’accéder « aux profits symboliques de la lecture62 ». Mais, « comment se

59 Agnès Doucey-Perrin, Apprentissage de la lecture et construction de l’identité de lecteur au cours

préparatoire, Thèse soutenue à l’Université de Grenoble 3 en 2006.

60 Ibid., p. 263. 61 Ibid., p. 12

62 Ce concept est emprunté à Gérard Chauveau, Comment l’enfant devient lecteur, Pour une psychologie

rencontrent, voire s’affrontent, les lecteurs implicites et les lecteurs empiriques63 ? ».

Comment faire cohabiter deux voies apparemment antagonistes : la liberté d’un lecteur apprenti empirique et le respect du cadre fixé par l’œuvre ? Jean-François Massol et Bénédicte Shawky-Milcent ont mis en avant les relations, souvent d’opposition, qui existent entre la posture dite « lettrée » demandée dans le commentaire de texte et la subjectivité lectrice64. Ils montrent ainsi que l’on peut opposer :

- la « concrétion imageante et auditive » versus la méfiance de la lecture lettrée pour les ajouts personnels ;

- les recompositions auxquelles procède le sujet lecteur versus le respect des « droits du texte» dont la découverte est guidée par le lecteur modèle ; la « cohérence mimétique » qui établit des liens de causalité entre les évènements ou les actions des personnages s’oppose à une conception de l’œuvre considérée dans une intégralité qui suppose d’emblée une pleine cohérence.

- la « réaction axiologique » qui amène le lecteur à porter des jugements sur l’action et la motivation des personnages versus « l’habitude de l’objectivité du regard sur le texte », laquelle empêche de s’intéresser aux personnages comme personnes.

Mais, contrairement aux apparences, les deux postures ne sont pas diamétralement opposées. En effet, Jean-François Massol et Bénédicte Shawky-Milcent reconsidèrent ces deux postures en les articulant entre-elles pour permettre aux lecteurs d’entrer dans une lecture littéraire.

Jean-François Massol présente en effet, trois exemples où les deux postures peuvent se rencontrer et se compléter. Il montre tout d’abord, que si « le lecteur subjectif ressent le problème moral ou idéologique des personnages », cet état ne constitue pas un obstacle à la compréhension. Le professeur peut en effet s’appuyer sur ces émotions pour interroger le sens de l’œuvre lue.

Par ailleurs, les plaisirs d’ordre affectif du lecteur privé peuvent être complétés par ceux d’un ordre intellectuel, offerts par la lecture scolaire.

63 Annie Rouxel, Gérard Langlade, Le Sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature,

Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2004, p. 12.

64 Jean-François Massol, B. Shawky-Milcent, « Texte du lecteur et commentaire de texte : relations,

évolutions, modalités d’apprentissage », conférence visionnée à cette adresse :

https://www.canalu.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/texte_du_lecteur_commentaire_litteraire_exercice_pour_le _lyceen_lecteur_jean_francois_massol.4156

Enfin, la lecture collective peut apporter des éclaircissements par rapport à la lecture subjective, et être ainsi une réponse aux difficultés personnelles de lecture.

Ainsi, des passerelles et des apports mutuels sont possibles entre la lecture lettrée et la lecture subjective. Qu’en est-il de la relation entre sujet lecteur et apprenti lecteur ? Les va-et-vient entre lecture subjective et lecture lettrée sont-ils envisageables et/ou souhaitables, chez des apprentis lecteurs ?

3.3. L’apprenti lecteur peut-il être un sujet lecteur ?

Dans sa thèse, Agnès Doucey-Perrin, montre que les programmes de 2008 ont envisagé la lecture dans « une approche étapiste65 ». Ils proposent ainsi l’enseignement du

décodage comme un prérequis à l’enseignement de la lecture littéraire et donc à la formation du sujet lecteur. Ajoutant que la dimension interprétative est « totalement absente du cycle 2 », elle montre que cette position est « en totale contradiction avec les théories de la littérature66 » et note une forte régression dans ces programmes qui ont

tendance à cantonner l’apprentissage de la lecture à l’apprentissage du décodage. S’appuyant sur Annie Rouxel, qui démontre que le sens « se construit dans l’interaction entre texte et lecteur et [qu’]il est pluriel dans la synchronie comme dans la diachronie 67»,

Agnès Doucey-Perrin fait l’hypothèse et tend à montrer que l’accès à l’interprétation est inhérent à l’activité de lecture. Ainsi, pour elle, le sujet lecteur peut et doit se construire dès le cours préparatoire.

65 Ibid., p. 110 66 Ibid., p. 111.

67 Ibid., p. 143, dans Annie Rouxel, « Qu’entend-on par lecture littéraire ? » dans La lecture et la culture

Ce chapitre a permis d’établir un état des lieux concernant le rapport aux livres des élèves et l’apprentissage de la lecture à l’école élémentaire. Alors que les enfants adorent qu’on leur lise des histoires, des enquêtes montrent que, dès le CM2, alors que ces lecteurs sont devenus autonomes en lecture, 50% d’entre eux lisent peu. Ce constat est confirmé et accentué au collège68. Côté pratique, si la lecture littéraire est entrée à l’école avec les programmes de 2002, l’on peut constater que l’acculturation, la production d’écrits et la compréhension font figures de parents pauvres dans l’enseignement de la lecture.

Pour stopper ce désamour, un point paraît essentiel : (re)donner aux élèves le plaisir de lire. Les recherches sur le sujet lecteur semblent pouvoir réconcilier le lecteur et la lecture littéraire. En (re)donnant du sens à la lecture, en offrant la possibilité au lecteur de tirer des profits symboliques de sa lecture singulière, en l’inscrivant comme élément essentiel à la construction de soi, la reconnaissance de la subjectivité du lecteur peut permettre son investissement.

Ce parcours n’est pas sans embûche. Les élèves peuvent avoir des difficultés à se livrer, à entrer dans une démarche qui les éloigne de leurs habitudes scolaires. Du point de vue des pratiques, si la méfiance vis à vis de la subjectivité qui s’oppose à l’objectivité, aux droits du texte, s’avère stérile puisque ces pratiques peuvent se compléter, la lecture experte/ subjective n’est pas encore monnaie courante en classe.

Je me suis jusque-là intéressée au texte littéraire. Or, à l’école élémentaire, les œuvres littéraires associent, avec les albums, le texte aux images69. Porteuses de sens, les images sont souvent « lues » en premier par les jeunes élèves qui veulent, par eux-mêmes, entrer dans une histoire (avant de savoir la lire). Le chapitre 3 permettra d’interroger la place de l’image dans l’apprentissage de la lecture experte/subjective.

68 Enquêtes menées par les sociologues François de Singly et Christian Baudelot 69 C’est par exemple le cas du l’album.

Chapitre 3. Place de l’image et de l’image animée dans