CHAPITRE 1 - INTRODUCTION GENERALE
1. Contraintes internes
1.2 Influence des contraintes cognitives sur l'exclusion des distracteurs
Les travaux présentés dans la partie qui précède montrent clairement qu’il est possible de mettre en place un contrôle attentionnel de meilleure qualité lorsque les contraintes
perceptives imposées par la tâche le nécessitent. Ce contrôle attentionnel permettrait de
favoriser une sélection attentionnelle guidée par la pertinence top-down des informations avec
le modèle attentionnel, plutôt que par les facteurs bottom-up ou, éventuellement, l'histoire de
récompense de stimuli non-pertinents. En revanche, lorsque ces contraintes sont moindres (i.e.,
charge perceptive faible), un individu n'est pas pour autant démuni face à la présence
d'informations non-pertinentes. Dans ces conditions, des informations non-pertinentes peuvent
être sélectionnées, mais il serait alors possible de mettre en place un autre type de contrôle
attentionnel qui permettrait de lutter contre la capture attentionnelle de distracteurs, et de
maintenir un comportement conforme aux buts. Dans cette partie, nous allons nous intéresser à
ce type de contrôle attentionnel qui repose cette fois-ci sur des fonctions cognitives de plus
haut-niveau : les fonctions exécutives.
a) Rôle de la mémoire de travail dans le maintien du modèle attentionnel
Ces fonctions désignent un ensemble de processus cognitifs de haut-niveau qui sont
impliqués dans l'expression des comportements dirigés par les buts de façon top-down (Wagner,
Bunge, & Badre, 2004). Ces fonctions sont principalement localisées dans les régions frontales
du cerveau (Alvarez & Emory, 2006) et participent notamment à l'inhibition des informations
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but de maintenir un comportement dirigé par nos buts. Des lésions frontales peuvent en effet
entrainer une plus grande distractibilité ainsi qu'une incapacité à inhiber la réponse activée par
un distracteur (voir “syndrome dysexécutif”, Godefroy, 2003). En ce sens, les fonctions
exécutives participent au contrôle attentionnel, lequel est parfois appelé dans la littérature
contrôle cognitif ou contrôle exécutif.
Parmi ces fonctions exécutives, il a été montré un recouvrement fonctionnel entre
certains mécanismes attentionnels et la mémoire de travail (MdT ; e.g., Awh & Jonides, 2001 ;
Engle, 2002 ; Zanto & Gazzaley, 2009). Cette idée provient, entre autre, du modèle de MdT de
Baddeley (1996) dans lequel le rôle de "l'Administrateur Central" était de faciliter la sélection
attentionnelle des informations pertinentes en présence de distracteurs. Le rôle de la MdT dans
l'attention se retrouve également chez Desimone et Duncan (1995) et consiste à maintenir le
modèle attentionnel (i.e., le modèle de la tâche) à propos de ce qui est pertinent, ou non, pour
la tâche. Autrement dit, la MdT permet de conserver un modèle attentionnel précis pour in fine
maintenir la priorité entre les informations pertinentes et non-pertinentes lors de la sélection
attentionnelle (de Fockert, 2013; de Fockert, Rees, Frith, & Lavie, 2001; Lavie et al., 2004). La
notion de contraintes cognitives renvoie donc ici à l’idée que lorsqu'un individu dispose de
moins de ressources pour maintenir ce modèle attentionnel, et gérer la priorité entre les stimuli,
alors la capture attentionnelle par des distracteurs serait plus importante (Fukuda & Vogel,
2009 ; Kelley & Lavie, 2011).
b) Effet de la charge cognitive sur la capture attentionnelle
Classiquement (e.g., Kelley & Lavie, 2011; Lavie & de Fockert, 2005; Lavie et al., 2004), la
charge en MdT (i.e., charge cognitive) a été manipulée à l'aide d'un paradigme de double-tâche
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Figure 16 : Paradigme de double-tâche (adapté de, Lavie, 2005). Dans un premier temps, les participants mémorisaient un (charge cognitive faible) ou six chiffres (charge cognitive forte). Juste après un masque visuel, les participants devaient dans un second temps donner l'identité d'une cible (x ou n) et ignorer un distracteur (X ou N) périphérique compatible ou incompatible avec la cible. Après leur réponse, un chiffre s'affichait à l'écran et les participants devaient dire s'il faisait partie de ceux présentés en début d'essai.
Les participants devaient effectuer une tâche de recherche visuelle dans laquelle une
cible (x ou n) apparaissait au côté d'un distracteur flanker périphérique (X ou N). Cette tâche
de recherche visuelle était intercalée entre la phase d'apprentissage et de rappel d'une tâche de
mémorisation de chiffre(s). En charge cognitive faible, un seul chiffre devait être retenu par les
participants, alors qu'en charge cognitive forte les participants devaient retenir six chiffres.
Lorsque la quantité d'information à retenir en MdT était plus importante, l’effet d'interférence
du distracteur flanker saillant (i.e., différence de temps de réaction avec distracteur
incompatible versus compatible, Lavie et al., 2004) ou l'effet de distraction (i.e., différence des
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de recherche visuelle étaient plus élevés (voir également, de Fockert et al., 2001). Au contraire,
lorsqu’une seule information devait être maintenue en MdT (charge cognitive faible), les participants pouvaient plus efficacement exclure le distracteur. Ces résultats ont été interprétés
comme un défaut du maintien des priorités entre les informations pertinentes et non-pertinentes
gérées en MdT. En l'absence de ressources suffisantes en MdT pour gérer ces priorités, la
capture attentionnelle par des distracteurs est plus importante2 (Fukuda & Vogel, 2009; Kelley
& Lavie, 2011). De plus, des études employant des protocoles similaires ont confirmé
l'implication des zones frontales du cerveau dans ce type de contrôle attentionnel (de Fockert
et al., 2001; de Fockert, Rees, Frith, & Lavie, 2004).
A l'instar de la charge perceptive, les effets de charge cognitive ont également été
interprétés en termes de variation de la taille de la fenêtre attentionnelle (Caparos & Linnell,
2010; Linnell & Caparos, 2011). Si l’ajustement de la taille de la fenêtre est bien sous contrôle
top-down (Belopolsky & Theeuwes, 2010; Belopolsky et al., 2007; Theeuwes, 2010), il est en
effet vraisemblable qu’une diminution de ressources cognitives en tâche de recherche visuelle se traduise par une difficulté d'ajustement de cette fenêtre attentionnelle. En mesurant l'effet
d'interférence provoqué par un distracteur flanker en fonction de sa distance avec le focus
attentionnel, Caparos et Linnell (2010) ont montré que l'augmentation de la charge cognitive
élargissait la taille de la fenêtre attentionnelle. De ce fait, même des distracteurs relativement
distants tombaient alors dans le champ de cette fenêtre en charge cognitive forte et pouvaient
capturer l'attention des sujets, alors que ce n'était pas le cas en charge cognitive faible.
2 Il est à noter que, dans la littérature, certaines études rapportent au contraire une meilleure inhibition des distracteurs lorsque la charge en MdT est plus importante (e.g., Halin, Marsh, & Sörqvist, 2015; Sörqvist, Dahlström, Karlsson, & Rönnberg, 2016). Néanmoins, les paradigmes sont assez différents, mais surtout les tâches utilisées dans ces études ne sont pas des tâches de recherche visuelle et sortent ainsi du cadre de notre travail.
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c) Charge cognitive et histoire de récompense, un deuxième objectif de travail
A notre connaissance, il n'existe pas de travaux ayant étudié si l'histoire de récompense
d'un distracteur est susceptible de moduler la qualité du contrôle cognitif. Des travaux ont
cependant été menés concernant les interactions entre le traitement d'informations affectives
(i.e., émotionnelles/motivationnelles) et le contrôle exécutif. Ils indiquent que les systèmes
émotionnel et exécutif ainsi que leurs opérations respectives pourraient mobiliser les mêmes
ressources cognitives de traitement (Anticevic, Barch, & Repovs, 2010 ; Dolcos & McCarthy,
2006 ; Hart, Green, Casp, & Belger, 2010 ; Padmala, Bauer, & Pessoa, 2011 ; Pessoa, 2009 ;
Pessoa, Padmala, Kenzer, & Bauer, 2012). En effet, la simple présentation de stimuli
(non-pertinents) émotionnellement négatifs ou associés à une punition (e.g.., chocs électriques)
dégrade les performances du contrôle exécutif en termes d'inhibition de la réponse motrice
(Pessoa et al., 2012) et d'adaptation au conflit de réponse (Padmala et al., 2011). Cette balance
de ressources, entre deux systèmes intégrés qui soutiennent respectivement les processus
affectifs et exécutifs, a été confirmée par des études en neuro-imagerie (Hart et al., 2010). Les
participants effectuaient une tâche de mémoire de travail qui était entrecoupée par des images
de stimuli émotionnels négatifs non-pertinents. L'activité enregistrée au niveau de l'amygdale
(i.e., impliquée dans les processus affectifs) avait une relation inverse avec l'activité enregistrée
au niveau des régions préfrontales (i.e., impliquées dans le contrôle exécutif et la MdT) reflétant
selon les auteurs une compétition entre ces deux systèmes pour les mêmes ressources de
traitement (Anticevic et al., 2010 ; Dolcos & McCarthy, 2006). Lorsque la quantité
d'information à retenir en MdT était faible, les distracteurs émotionnels dégradaient plus la
performance des participants que des distracteurs neutres (Anticevic et al., 2010 ; Dolcos &
McCarthy, 2006). En revanche, lorsque la charge en MdT était plus grande, l'interférence
générale des distracteurs était plus importante mais il n'y avait plus de différence significative
Synthèse
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les ressources cognitives étaient réduites, tous les distracteurs étaient donc traités
"équitablement". Bien que les études dans ce domaine aient essentiellement utilisé des stimuli
émotionnellement négatifs ou associés à une punition (pour une revue voir, Pessoa, 2009), le
cadre général d'interaction/intégration entre les systèmes affectif et exécutif semble pouvoir être
généralisé à des stimuli positifs (Most, Smith, Cooter, Levy, & Zald, 2007 ; Pessoa, 2009).
Si d’une part la qualité du contrôle au niveau exécutif dépend de la quantité de ressources disponibles en MdT (afin de maintenir efficacement un modèle attentionnel et la
priorité entre informations pertinentes et non pertinentes) et que d’autre part les ressources
utilisées en MdT sont partagées avec le système de traitement des informations affectives (la
présence d'une information émotionnelle ou motivationnelle non-pertinente diminuant la
quantité de ressources en MdT), il semble raisonnable de s’interroger sur la façon donc la
taxation des ressources cognitives peut influer sur l'interférence d'un distracteur récompensé.
Dans notre travail, nous avons conduit une étude afin d'explorer la relation entre le traitement
d'un distracteur associé à une récompense et la quantité de ressources disponibles en MdT pour
maintenir un modèle attentionnel et une sélection efficace des informations pertinentes
(Etude 3).