• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Cadre théorique

2.6 Risques au niveau culturel

2.6.3 Influence culturelle néfaste

Comme nous l’avons constaté précédemment, bien que certains changements culturels soient nécessaires et pas nécessairement négatifs, face à la menace d’hégémonie culturelle des réseaux mondiaux de l’information par les cultures dominantes de certains pays développés, il y a tout de même un risque bien réel d’une influence culturelle néfaste (Díaz Andrade & Urquhart, 2009). Selon Chéneau-Loquay (2010a), « Les TIC sont autant d’outils et de ressources porteurs d’enjeux, de modalités d’organisation, de représentations, de modèles culturels et de savoirs produits au Nord » (p. 14).

The oral and rural nature of IKS [Indigenous Knowledge Systems] in Africa has made them largely invisible to the development community and global science. Indigenous knowledge has often been dismissed as unsystematic and incapable of meeting rapid economic growth needs of modern world. Historically, modern societies have regarded indigenous people and tradition as less progressive, and as a result many groups of indigenous peoples, especially their younger generations, are influenced to devalue their native cultures and to adopt new lifestyles and technologies. Consequently, IKS have not to a very long extent been captured and stored in a systematic way

and are therefore endangered with extinction. The lust for modernity and new technologies are threatening the loss of a great store of knowledge held by native people. (Ossai, 2010, p. 9)

Un indicateur clair de cette attraction vers cette « modernité » de la culture occidentale, omniprésente sur les réseaux mondiaux de l’information, se retrouve au niveau de la langue.

Le choix d’une langue pour le système éducatif, en imposant son usage dans l’enseignement formel, lui confère pouvoir et prestige. Il ne s’agit pas là seulement d’une dimension symbolique, liée à son statut et à sa visibilité, mais aussi d’une dimension conceptuelle liée à des valeurs et à une conception du monde qui sont partagées et s’expriment par et dans cette langue. (UNESCO, 2003b, p. 14)

Cependant, la langue est indéniablement liée à l’identité (Warschauer, 2003). Elle est aussi un outil redoutable utilisé depuis les temps coloniaux pour servir les intérêts politiques et économiques des pays colonisateurs (Bamgbose, 2004).

It seems to us that in the process of universalising access to information through computers, there are many consequences such as cultural homogenisation. We know that ICTs are predominantly created in the West – this means that very often the default language is English. More tellingly, the ICTs themselves may have some embedded assumptions about development and what development means. So ICT for development runs the risk of being a one-way street where certain cultural ideas are exported. (Díaz Andrade, Myers, & Tilvawala, 2009, p. 1)

Avec la surreprésentation de l’anglais dans le domaine des TIC, les Africains font face à un dilemme : d’un côté, ils ont besoin du « médium universel » pour survivre dans la nouvelle économie ; de l’autre côté, il y a la réalité inévitable que ce médium sert les intérêts étrangers et menace la survie même de leur propre identité culturelle (Díaz Andrade & Urquhart, 2009). Le rapport de l’UNESCO intitulé L'éducation dans un monde multilingue (2003b) souligne que « les progrès rapides de la mondialisation ne cessent de mettre en péril la persistance d’un grand nombre de petites identités locales qui reposent souvent sur la langue » (p. 9).

Many parents argue that what they expect from school is that their children be taught in the official language so that they will have better chances on the job market. They are worried that with an African language as the medium of instruction their children will be left behind and receive a second class education. Many teachers who are prepared by and for mainstream education in a foreign language are not convinced of the benefits of using African languages because they are of marginal value to the mainstream education system. (Ouane & Glanz, 2010, p. 45)

En effet, l’anglicisation et la mondialisation vont de pair. Quiconque veut participer activement au processus de mondialisation de façon à en tirer un profit socio-économique, doit pouvoir communiquer en anglais, le « Global English » (Warschauer, 2003). Dans son rapport sur l’état des lieux des langues d’instructions dans 45 pays d’Afrique, Bamgbose (2004) souligne que c’est en grande partie pour cette raison, l’ouverture au monde, que beaucoup de pays africains imposent l’anglais comme langue d’instruction dans leurs systèmes d’éducation. Au Mali, seulement 1 élève sur 10 utilise sa langue maternelle comme langue d’instruction au primaire, mais pourtant ceux-ci ont cinq fois moins de chance de redoubler et trois fois moins de chance de décrocher que leur homologues pour qui ce n’est pas le cas (Ouane & Glanz, 2010).

D’après Moatassime (2003), le problème est en fait décuplé avec l’apparition d’un « analphabétisme multilingue ». En effet, ils soulignent que le fait que les élèves, sous prétexte d’une « ouverture au monde » et dès leurs premières classes, soient plongés dans une langue étrangère à celle qu’ils utilisent tous les jours à la maison, aggrave la situation d’analphabétisme sur le continent. Non seulement les étudiants n’apprennent plus leur langue maternelle à l’école, mais en plus, n’ayant pas la chance de pratiquer la langue étrangère en dehors des cours, ils ne parviennent pas non plus à maîtriser celle-ci. Ce type de problème devient évident quand on réalise que par exemple, un élève du secondaire au Mali peut parler Bambara à la maison, suivre ses cours à l’école en Français et naviguer sur Internet en Anglais.

When ICTS are not available in a given local language, the opportunity to produce and disseminate local content (educational, administrative or

tourism content) on the Internet is reduced. As a result, the chances that the culture conveyed by this language will be shared and made accessible to its speakers, researchers and linguists who would like to study it are also decreased. (Osborn, 2010, p. 7)

Certes, les impacts culturels de cette influence linguistique se dessinent déjà à l’horizon : « Beaucoup des quelques 2000 langues africaines sont en danger d’extinction à plus ou moins longue échéance » (UNECA, 2007, p. 3). Avec la disparition des langues, disparaissent les cultures, les sagesses populaires, les pratiques médicinales, etc.

The case of Vidunda, a small Tanzanian language, provides evidence that we should be wary of claiming that African languages (and cultures) are of lower value than any other language (and culture). A linguistic research project on biological terminology in Vidunda found an impressive richness of wild plant names and knowledge about their uses which has enriched existing botanical knowledge. (Ouane & Glanz, 2010, p. 22)

Muwanga-Zake (2010) ajoute que le fait que beaucoup de cultures liées à ces langues ont une vision holistique du monde, constitue un facteur essentiel dans le développement durable de notre espèce. Chaque perte en ce sens revient donc à aggraver la condition humaine.

La langue est notamment liée au deuxième exemple de cette influence culturelle néfaste : la commercialisation. Dans une étude réalisée auprès d’une trentaine d’individus de 19 établissements d’enseignement supérieur au Cameroun, Bogui (2008) note « l’excès de privatisation et de commercialisation des données et de l’information scientifique » (p. 35). En effet, les réseaux de l’information qui supportent la mondialisation sont utilisés pour le profit économique de ceux qui les contrôlent. Le concept est alors très simple : « English for business is business for English » (Phillipson, 2001).

Les index des moteurs de recherche représentent à l’heure actuelle moins de 30 % de tout l’univers du cyberespace (contre plus de 80 % dans le passé) et sont de plus en plus souvent réceptifs à des critères commerciaux cachés qui augmentent considérablement le biais linguistique en faveur d’une prédominance de la langue anglaise. (Blanco, Pimienta, & Prado, 2009, p. 36)

Internet offre la possibilité aux forces commerciales d’échapper aux processus réglementaires des états (ex. : casinos en ligne, sites pornographiques, etc.). Dans le rapport mondial sur la communication de l’UNESCO (1997), Internet est décrit comme « un univers virtuel qui enjambe les continents, contourne les législations nationales et crée de nouveaux repères politiques et culturels » (p. 273). Brunet, Vettraino-Soulard et Tiemtore (2002) quant à eux, le décrivent comme « un no man’s land échappant à toute régulation législative nationale. Un « Far West » sans loi ni foi, où ni les identités nationales, ni les moyens au service de celles-ci ne trouvent leur place » (p. 9). L'attrait des forces commerciales mondiales pour ce médium n’est donc pas surprenant. Le problème qui se pose pour les systèmes d’éducation en rapport à cette domination commerciale et culturelle des réseaux d’information mondiaux est illustré par Maxwell (2000) :

En l’absence de ces mécanismes institutionnels et juridiques, le secteur de l’information répondra surtout aux besoins du marché des gros clients, des services d’information de pointe des multinationales présentes dans les pays concernés, ainsi que de l’industrie mondiale des contenus en quête de nouveaux marchés pour y écouler ses différents types de produits culturels et d’information : films, programmes télévisés, services Internet, presse, livres, magazines et services de données. À terme, une telle situation aboutira à une commercialisation à outrance des réseaux classiques et numériques. Il sera alors difficile, sinon impossible, d’imposer rétrospectivement un service public et des objectifs de développement une fois que les nouveaux secteurs de l’information des pays en développement seront complètement intégrés aux structures des communications commerciales mondiales. (p. 25)

Les institutions scolaires africaines qui intègrent les TIC, se retrouvent donc, d’un jour à l’autre, connectées à un univers idéologique étranger qui n’offre aucune protection et où elles sont perçues comme de simples consommatrices.

Le secteur privé international, premier fournisseur de biens et de services en matière de TIC, joue un rôle majeur dans l’avenir des sociétés africaines, qui les intéresse dans la mesure où elles sont un vivier émergent ou potentiel de consommateur à fidéliser ou à conquérir. (ENDA, 2004, p. 26)

En effet, avec les mouvements de privatisation du secteur l’éducation en Afrique (Catlkas & Dekoning, 2009), le domaine de l’éducation représente un marché considérable, donc

attrayant pour les multinationales. Marin (2010) ajoute que ceci « réduit l’éducation à une marchandise de plus dans le grand supermarché de la mondialisation » (p. 233).

Avec l’avènement de la Toile et la croissance de la partie commerciale de l’Internet, le secteur universitaire a partiellement laissé la création de données démographiques sur l’Internet au secteur privé et peut-être plus dangereusement au secteur mercatique. Cela a eu pour conséquence la création de données privées et non publiquement disponibles.[…] En outre, le manque d’objectivité de ces données conduit à penser qu’elles ont pu être guidées par des intérêts commerciaux. (Blanco, Pimienta, & Prado, 2009, p. 18)

En effet, par la commercialisation des réseaux de communication mondiaux, la simple recherche d’information pertinente, gratuite et publique, nécessaire à tout projet pédagogique, devient un problème en soi. Les apprenants et les enseignants sont constamment confrontés à de la publicité et à des offres commerciales qui non seulement corrompent le processus d’apprentissage, mais qui en plus, promeuvent une idéologie capitaliste et une consommation de masse qui n’est pas nécessairement souhaitable ou acceptable dans le contexte local. Alzouma (2008) souligne que « pour l’instant, le téléphone mobile et les autres TIC, quel que soit leur impact supposé sur la croissance économique, demeurent tout juste des objets de consommation comme d’autres pour les Africains » (p. 54). Le risque est considérable quand nous savons que les informations véhiculées par les TIC établissent plusieurs aspects du comportement social (Hill, 1999). En effet, le matérialisme et la consommation de masse, encouragés par la culture occidentale (pop, Hollywood), viennent ainsi toucher les plus susceptibles d’être influencés : les enfants et les adolescents africains. Au Nigéria, par exemple, 44% des films produits localement sont en langues anglaise contre 31% en Yoruba, 24% en Hausa, et 1% en Igbo (Ouane & Glanz, 2010).

Les industries culturelles tardent cependant à s'accaparer le marché du multimédia. Importants créateurs ou détenteurs de contenus, les producteurs culturels commencent seulement à mesurer l'énorme potentiel d'adaptation des œuvres dont ils détiennent souvent la plus grande partie des droits d'utilisation. Pour une raison bien simple d'ailleurs : la plupart des

entreprises culturelles ne possèdent pas les connaissances ou les compétences requises pour assurer une telle adaptation. La méconnaissance des nouvelles technologies, la rareté de la formation disponible et l'importance des investissements requis, expliquent l'écart entre le petit nombre d'entreprises réellement engagées dans cette aventure technologique et celui des entreprises potentiellement susceptibles de s'y engager. (Lobombe Mbiock, 2009, p. 44)

Cette inquiétude de voir les Africains se transformer en de simples consommateurs de culture et de produits occidentaux, est partagée par plusieurs : « Il est constaté d’une part une tendance à l’élargissement de l’écart entre les pays développés, fournisseurs de technologies, et les pays d’Afrique francophone, uniquement consommateurs partiels » (Lobombe Mbiock, 2009, p. 368). Pour plusieurs (Alzouma, 2008; Anderson, 2010; Grimshaw & Gudza, 2010; Guttman, 2003; Tiemtoré & Mignot-Lefebvre, 2008; UNESCO, 2003a), la solution réside dans la production de contenus locaux.

L’Afrique n’a aucun intérêt à se présenter en simple consommatrice dans le marché du cyberespace. Elle ne peut se contenter non plus de ne procéder qu’à des adaptations des solutions que les autres ont trouvées à leurs problèmes à la résolution des siens. (UNECA, 2007, p. 6)

Nitcheu (2003) quant à lui déclare que « si nous n’avons pas notre propre vision d’avenir et nos propres sites, nous resterons de pauvres consommateurs, submergés d’informations mal digérées, venant de l’extérieur ». Au moment où la commission MacBride mettait en doute l’ordre mondial des télécommunications (UNESCO, 1978), Sullivan (1983) signalait déjà la nécessité de prendre en main les « nouvelles technologies » à des fins éducatives et sociales, au risque de voir les intérêts du marché dominer leur utilisation dans l’éducation. Les politiques de libéralisation mises en œuvre dans la plupart des pays africains (Thioune, 2003), tel que la libéralisation de l’offre éducative au Sénégal (Mbacké Seck & Gueye, 2002), sont un bon exemple de cette influence néfaste. En effet, les institutions éducatives pouvant dorénavant être gérées par le secteur privé (qui en a les moyens), elles répondent aux exigences de celui-ci, donc généralement centrées sur la pratique et la technique et pour lequel la culture a rarement sa place (ENDA, 2004).

Dans les mains du privé, seuls les savoirs " utiles " subsisteront. Utiles pour la production s’entend. L’instrumentalisation de l’école sera donc inévitable si le processus n’est pas arrêté. Des pans entiers des différentes cultures et des savoirs accumulés par l’humanité risquent bien de disparaître. (Kerckhofs, 2002)

Il faut donc aussi permettre à l’Afrique son appropriation des TIC, une intégration écologique, qui ne garantira pas sa destruction culturelle ou sa stricte conformité aux valeurs occidentales. Cependant, pour arriver à une telle adaptation, plusieurs défis pédagogiques doivent être relevés.

2.7 Défis pédagogiques d’une intégration écologique des TICE