4. I MPLICATIONS PSYCHOLINGUISTIQUES DES DIFFERENCES ENTRE VOIX D ’ HOMMES ET VOIX DE
4.2 Identification du genre par la voix 65
4.2.5 Influence du contexte phonique 77
Schweinberger et al., dans une étude de 2008, ont mis en évidence l'importance de l’accommodation à un contexte phonique lors de tâches d'identification du genre par la voix. Quatre expériences ont été réalisées, avec pour chacune d’entre elles 12 à 24 participants (locuteurs germanophones, âgés de 19 à 30 ans, avec répartition équivalente femmes / hommes). La tâche des participants était la même pour toutes les expériences : identifier le genre de plusieurs locuteurs à partir d’une séquence VCV isolée (e.g. [aba], [igi], etc.). Ces stimuli ont été obtenus par resynthèse via un processus de morphing
acoustique permettant de mélanger, dans les proportions souhaitées, les caractéristiques
d’une voix d’homme et d’une voix de femme. Les items présentés étaient ainsi à différents niveaux « intermédiaires », sur le plan du F0 et des formants, entre une voix d’homme et une voix de femme : 80/20 %, 60/40 %, 50/50 %, 40/60 % ou 20/80 %.
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Juste avant la présentation de chacun de ces items soumis à jugement, d’autres stimuli étaient présentés aux participants. La nature de ces stimuli d’adaptation (adaptor
simuli) variait d’une expérience à l’autre :
- Expérience 1 (stimuli auditifs) : quatre séquences VCV prononcées soit
uniquement par des hommes (condition 1), soit uniquement par des femmes
(condition 2), soit avec voix ambiguë56 (condition 3).
- Expérience 2 (stimuli visuels) : cinq prénoms prototypiques masculins (condition
1) ou féminins (condition 2)57.
- Expérience 3 (stimuli visuels) : quatre extraits vidéo muets d’un visage articulant
une séquence VCV. Les visages étaient soit uniquement masculins (condition 1) soit uniquement féminins (condition 2).
- Expérience 4 (stimuli auditifs) : quatre sons (courbes sinusoïdales)
correspondants au F0 d’une séquence VCV produite par un homme (condition 1) ou par une femme (condition 2).
Le but de ces différentes expériences était de tester si ces différents contextes, phoniques ou visuels, allaient influencer le jugement des auditeurs lors de leur tâche d’identification du genre par la voix. Les résultats de la première expérience ont été très concluants :
« Prior adaptation to male voices causes a voice to be perceived as more female
(and vice versa), and these auditory aftereffects were measurable even minutes after adaptation. » (Schweinberger et al., 2008 : 684)
En d'autres termes, lorsque des voix de femmes ont été présentées comme stimuli d’adaptation, les items testés ont été plus souvent perçus comme des voix d’hommes, et inversement. Notons que ces différences ont été très largement significatives (p<0,001). Logiquement, ce phénomène a été plus fort et plus durable sur les jugements émis pour les voix très ambiguës (50/50 %) que sur ceux portant sur les voix moins ambiguës
56
F0 et formants vocaliques à un niveau intermédiaire homme / femme.
57 Anna, Kathrin, Kristin, Lisa, et Sarah pour les prénoms féminins ; Martin, Patrick, Phillip, Stefan, et
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(80/20 %, 20/80 %). Comme le rappellent à juste titre les auteurs, cette découverte rejoint d’autres phénomènes similaires largement décrits par le passé en psychologie expérimentale : par exemple, la vision répétée d’un objet en mouvement descendant, suivie par la vision d’un objet statique entraîne la perception de ce dernier comme étant en mouvement ascendant (voir par exemple Antal et al., 2004).
Ces données doivent nécessairement être prises en compte lors de la conception d’expériences d'identification du genre par la voix : la présentation de plusieurs stimuli de même nature (voix de femmes ou voix d’hommes) est susceptible d’induire un biais dans les jugements portés sur les items suivants. Il conviendrait donc idéalement d'alterner la nature des stimuli, en ne présentant par exemple pas plus de deux voix de femmes ou d’hommes de manière consécutive, afin d'éviter tout effet d'accommodation.
Contrairement à la première expérience, les stimuli d’adaptation des expériences 2 et 3 n’ont pas joué sur les jugements des auditeurs : le fait de voir préalablement des prénoms d’hommes ou de voir préalablement des visages d’hommes articulant les sons présentés n’a pas entraîné une augmentation des jugements « voix de femmes » sur les stimuli testés, et inversement. Cela permet d’affirmer que pour ce type d’expérience il n’existe pas d’effet d’accommodation visuel : ce dernier semble être spécifiquement
auditif.
Enfin, lors de l’expérience 4, le fait d’entendre préalablement des sons correspondants au F0 d’une séquence VCV produite par un homme (ou par une femme) n’a pas non plus eu d’effet sur les jugements des auditeurs. Voici les conclusions qu’en tirent les auteurs :
« Thus, voice perception was unaffected by whether participants previously
adapted to low-pitched or high-pitched tones, corresponding in pitch to typical ‘‘male’’ or ‘‘female’’ fundamental frequencies. This shows that aftereffects on voice gender perception in experiment 1 clearly do not reflect simple adaptation to pitch. » (Schweinberger et al., 2008 : 686)
Une question se pose néanmoins : les auditeurs ont-ils pu percevoir un son pur (courbe sinusoïdale) comme un stimulus linguistique ? Cela semble très peu probable, même si la fréquence de ces sons correspondait au F0 moyen typique d’un homme ou d’une femme. Par conséquent, afin de savoir si le phénomène observé dans l’expérience 1
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était uniquement lié au F0 des voix utilisées comme stimuli d’adaptation, interrogation par ailleurs tout à fait légitime, il aurait été préférable que les auteurs utilisent dans l’expérience 4 des voix d’hommes (condition 1) ou de femmes (condition 2) avec un
même F0 intermédiaire58 comme stimuli d’adaptation. Si l’effet observé dans
l’expérience 1 était de nouveau présent, il aurait alors été possible d’arriver à la conclusion citée plus haut, de manière plus fiable.
Nous avons donc vu dans cette section les différents indices acoustiques et les autres facteurs pouvant jouer un rôle dans ce processus complexe qu’est l’identification du genre par la voix. Intéressons-nous maintenant aux conséquences qu’ont les différences entre les voix de femmes et d’hommes sur le traitement la chaîne parlée.