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Pas de corruption

III. Incitateur ou incitation ?

La dramaturgie de la corruption met en scène deux acteurs : le traître et l’incitateur qui est aussi le tentateur. Le corrupteur cherche à déclencher le

comportement désiré du corrompu en stimulant sa cupidité par une pro-messe de rémunération. Cette dernière plonge le corrompu potentiel dans un dilemme plus ou moins aigu où il est écartelé entre divers principes d’action : le devoir selon la conscience, le devoir selon l’ordre et l’intérêt.

Dans la perspective morale, ce dilemme s’apparente à une situation clas-sique de tentation (Perrot 2007 et 2010). La piste selon laquelle le dilemme et la tentation seraient les moments critiques qui détermineraient si, oui ou non, il y a trahison conduit à se demander si les situations présentées comme typiques de corruption ne constitueraient pas seulement une caté-gorie particulière d’un phénomène plus général.

Deux modes de tentation sont envisageables : une tentation qui vient de l’extérieur à l’instar du corrupteur ou du serpent biblique, et une si-tuation où la tentation bien que relayée par des éléments externes est in-tériorisée. A première vue, la question de l’origine externe ou interne de la tentation n’affecte pas de manière fondamentale la nature du dilemme auquel l’acteur potentiellement corrompu est confronté. Par conséquent, on peut se demander s’il y a une différence essentielle entre la corruption dans sa mise en scène classique (tentation externe) et un conflit d’intérêts où la tentation est par définition interne.

Le conflit d’intérêts qui occupe les devants de la scène économique contemporaine est larvé et se déroule “à l’intérieur” d’une personne ou institution. La notion de conflit d’intérêts recouvre les cas où un même ac-teur (personne ou institution) est tiraillé entre plusieurs devoirs, loyautés ou intérêts. Généralement, il s’agit de conflits entre le devoir de respecter au mieux les intérêts bien compris du client (ou du patient) et le souci du chiffre d’affaires. Ainsi, le médecin, du haut de son autorité et de son sa-voir, peut facilement se laisser aller à prescrire des médicaments au mieux superflus, au pire nocifs. Ce faisant, il trahit la confiance du patient au nom des attentions dont il est l’objet de la part des groupes pharmaceutiques.

Dans les sociétés où les deux tiers du revenu national proviennent des ac-tivités de services et sont générés par la manipulation si ce n’est du savoir du moins de l’information, l’appel au mandataire et à l’expert est omnipré-sent. L’expert – qu’il soit banquier, avocat, garagiste, expert-comptable ou médecin – prend souvent un rôle de prescripteur, notamment prescripteur de ses propres services.

Selon de récents travaux historiques, il appert que dès le Moyen Age, l’ “ambidextérité” avait largement cours au sein des professions juri-diques. Un juriste “ambidextre” est celui qui travaille pour les deux parties

sans que l’une d’elles ne soit au courant, qui change de partie en cours de procédure ou encore qui influence le verdict dans le sens de son client (Rose, 1999). Les rétrocessions que perçoivent aujourd’hui certains inter-médiaires commerciaux ou financiers, tout en étant rémunérés par leurs clients, ressemblent à s’y méprendre aux cas historiques d’ambidextérité (Thévenoz 2007).

Dans de telles situations qui relèvent habituellement du conflit d’in-térêts, toutes les composantes de la corruption classique sont présentes (Senior, 2006) : le corrupteur se dissimule dans les clauses d’un contrat, la rémunération est confidentielle, en tant que contrepartie implicite elle incite l’acteur à induire une transaction de la part de son client ou patient sur lequel il a autorité du fait de sa compétence ou du fait d’une relation de confiance.

Or le “conflit d’intérêts” n’est pas seulement une affaire individuelle, il se pose souvent au niveau des entreprises (Boatright, 2000). Parfois, il est inscrit dans le modèle d’affaires, dans l’organigramme et dans le système de rémunération de l’entreprise. Il se cache alors sous le nom sibyllin de

“synergie”. Il en va ainsi de la banque de gestion qui fait tourner le porte-feuille de son client au-delà de ce dont le client a besoin, afin de générer des commissions supplémentaires ; du producteur de voitures ou d’autres objets qui programme la durée de vie du produit afin d’obliger le client à se réapprovisionner le moment venu ; du fabriquant de denrées alimentaires ou de cigarettes qui distille dans ses produits à l’insu du consommateur les prémices de l’accoutumance. De tels choix organisationnels ou straté-giques font partie de la vie normale des entreprises bien que, selon cette analyse, ils portent les germes ou les traces de la corruption. Pourquoi ces situations sont-elles rarement perçues comme telles ? Pour deux raisons : d’une part, leur portée effective est dissimulée sous des termes neutres et empreints de professionnalisme : synergie, avantage concurrentiel, gain d’efficacité ou collaboration. D’autre part, pour atténuer le dilemme que les collaborateurs pourraient ressentir, ceux-ci sont “intéressés” aux résultats de l’entreprise au moyen de mécanismes de rémunération sophistiqués.

En faisant jouer la logique de l’intérêt, les entreprises (donneurs d’ordre) transforment les collaborateurs en otages de leurs propres intérêts, totale-ment ou partielletotale-ment insensibles aux devoirs selon l’ordre et aux devoirs selon la conscience. Aujourd’hui, alors que les déontologies chancellent sous la pression des “intérêts bien compris” des professions, alors que la loyauté tend à devenir une marchandise, les menaces que l’arithmétique

des intérêts fait peser sur la société apparaissent de plus en plus claire-ment. Selon toute vraisemblance, il s’agit de la partie émergée d’un iceberg, symptomatique des situations quotidiennes et “normales” de millions de professionnels qui, sans en prendre toute la mesure, sont en fait aux prises avec des conflits d’intérêts potentiellement corrupteurs.

Cette brève exploration confirme pleinement l’analogie fondamentale entre le conflit d’intérêts et la corruption. Reste à savoir pourquoi ce rap-prochement échappe à tant d’observateurs avisés de la corruption, pour-quoi un abîme – ne serait-ce que sémantique – sépare les deux phénomènes aussi pernicieux l’un que l’autre pour le système social. Pour ce qui est de l’abîme sémantique, une hypothèse consisterait à dire que la corruption du tissu social et celle du langage progressent simultanément. Quand les mots perdent leur force et leur tranchant, les réalités qu’ils décrivent deviennent plus facilement acceptables. Du coup, enrobé dans un terme aseptisé, l’effet corrupteur du conflit d’intérêts serait nettement moins visible et moins dérangeant, mais non moins largement répandu, que celui de la corruption (Dylus, 2006). Ceci s’expliquerait par le fait que l’expression “conflit d’inté-rêts”, très largement utilisée, est nettement moins accusatrice et moins né-gativement connotée que le terme de corruption. En effet, ni Transparency International, ni le World Economic Forum, ni les autres promoteurs du International Anti-Corruption Day (instauré par l’Assemblé générale de l’ONU en 2003) n’englobent le conflit d’intérêts dans leurs analyses3.