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Les implications de l ’approche amonétaire du développement développement

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 70-76)

économiques du développement

3. Les implications de l ’approche amonétaire du développement développement

Nous avons montré que la pensée contemporaine du développement est devenue largement amonétaire, celle-ci s’étant concentrée sur les questions financières et allocatives. Seront ici soulignées les implications de ce positionnement théorique : elles sont de plusieurs ordres et peuvent être observées à différentes échelles, depuis le niveau macroéconomique des politiques nationales, jusqu’au niveau microéconomique des contraintes individuelles, en passant par le niveau mésoéconomique des dynamiques territoriales locales.

3.1. Au niveau macroéconomique, un mode de financement qui emporte avec lui le mode de développement

La problématique du financement du développement est en premier lieu abordée du point de vue national : il est du ressort des États de mener les politiques économiques les plus adéquates à la génération de leur capacité de financement. Comme les États doivent pour celle-ci compter sur des ressources extérieures, alors l’enjeu est pour eux de mobiliser ces ressources ou de les attirer. Les deux principaux moyens en sont la génération d’un excédent de la balance commerciale ou la favorisation d’un excédent du compte courant. De devoir recourir aux ressources extérieures implique donc l’adoption d’un modèle de développement qui soit extraverti. Dans le premier cas, il s’agira de promouvoir les exportations, qui passeront le plus souvent par la « mise en valeur » des ressources du pays (l’exploitation des ressources naturelles64). Dans le second, il faudra rendre le territoire national « attractif » pourles flux de capitaux privés (investissements directs étrangers, investissements de portefeuille et prêts des banques étrangères). Dans les deux cas, on aboutit à la création d’enclaves qui ne génèrent que peu d’effets de débordement vers le reste de l’économie nationale. Sur le plan de la politique monétaire, l’émission de la monnaie nationale est elle-même contrainte par les contreparties disponibles, qui doivent notamment être constituées d’avoirs en devises. Dans ce schéma, l’écueil est donc que les politiques nationales sont subordonnées à cette contrainte de

64 Les questions écologiques ne sont donc pas étrangères à ces enjeux.

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ressources extérieures : « derrière la question du mode de financement, c’est bien celle du choix d’un modèle de développement qui se cache » (Berr 2007, p. 766). D’autres stratégies de développement, tournées vers les besoins domestiques et au caractère davantage endogène, sont considérées comme étant impraticables du fait du cadre posé par l’approche dominante du financement du développement. Celle-ci est par contre alignée avec le Consensus de Washington, qui considère que le moteur de la croissance d’une économie est son intégration internationale, tant pour le financement donc (via les investisseurs internationaux), que pour les débouchés (via les marchés mondiaux).

Les stratégies de développement extraverti ne sont pourtant pas dénuées de risques : la dépendance aux exportations rend les économies nationales tributaires des fluctuations des cours mondiaux (leur volatilité y a plus d’une fois entraîné d’importantes conséquences économiques et sociales65), et les thèses de la dépréciation des termes de l’échange ou de la malédiction des ressources viennent tempérer l’optimisme à avoir envers ce type de stratégie. Quant aux flux de capitaux privés, ceux-là sont tributaires du contexte économique international et de l’humeur des investisseurs : ils peuvent aussi connaître des mouvements de reflux qui pénalisent les économies où ils étaient investis.

Le pilotage de long terme du développement apparaît alors peu compatible avec le courtermisme des capitaux internationaux. Dans les deux cas, la monnaie nationale connaîtra une pression à l’appréciation, ce qui réduit la compétitivité de l’économie.

L’accent est placé sur les flux privés de capitaux alors que les pays les plus pauvres sont ceux qui en bénéficient le moins. Chang et Grabel (2014) soulignent que compte tenu des flux sortants, aucun pays d’Afrique subsaharienne outre l’Afrique du Sud n’avait reçu d’investissement de portefeuille net. Ces auteurs soulignent aussi qu’il n’y a « pas de relation empirique fiable entre la libéralisation des flux de capitaux et la performance en termes d'inflation, de croissance économique ou d'investissement dans les pays en développement. » (Ibid., p. 112) Mais la libéralisation est par contre associée à une plus grande occurrence des crises financières et bancaires, ainsi qu’à l’augmentation de la pauvreté et des inégalités. Cavallo, Eichengreen et Panizza (2016) montrent qu’une économie qui dépend de l’épargne étrangère pour sa croissance court un risque en termes de chute de l’investissement, de contraction du compte courant, et de dépréciation du change.

65 Pensons à la crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et ses « émeutes de la faim ».

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3.2. Au niveau mésoéconomique, d’inévitables disparités territoriales

L’injonction à l’attractivité des territoires envers les flux de capitaux s’applique à toutes les échelles territoriales : pour les États entre eux, mais aussi pour les différents territoires à l’intérieur d’un État. Mais par définition, tous les territoires ne peuvent simultanément y répondre : la compétitivité est un jeu à somme nulle dans lequel un territoire qui deviendrait plus attractif le devient aux dépens des autres. Ceux qui sont nécessairement moins attractifs que les autres sont alors dépourvus de flux de financements, et il y aura toujours une partie des territoires dans cette situation.

L’écart entre les régions développées et sous-développées a peu de chance d’être naturellement comblé par la libre circulation du capital et la réalisation naturelle de l’investissement. Au contraire, le capital ira bien plus naturellement s’investir là où existent déjà des opportunités d’investissements, c’est-à-dire pas dans les zones les plus riches. Au sein d’une économie, il peut donc y avoir polarisation des flux financiers vers quelques centres développés et marginalisation des autres régions, plutôt que péréquation de l’investissement sur l’ensemble du territoire : « Les fonds et l'épargne auront tendance à passer des régions périphériques à la région centrale où les opportunités de liquidité, d'investissement et de rendement financier sont les plus élevées. »66 (Martin et Pollard 2017, p. 7). Les géographies du financement ont donc toutes les chances de refléter – et de reproduire – les géographies du développement. Cela avait déjà été mis en avant par Lewis :

« Même dans une économie hautement développée, la tendance du capital à circuler uniformément à travers l'économie est très faible ; dans une économie arriérée cela existe à peine. Inévitablement, ce que l'on obtient sont des zones très développées entourées par l'obscurité économique. »67 (Lewis 1954, p. 148)

Nous trouvons chez le géographe William Bunge une inspiration intéressante à propos des dynamiques spatiales de la monnaie. Dans son étude d’un quartier de la ville de Detroit, Bunge (2011 [1971]) montre que les enjeux économiques et de pouvoir liés à

66 « Funds and savings will tend to flow from the peripheral regions to the core region where opportunities for liquidity, investment and financial returns are highest. »

67 « Even in a very highly developed economy the tendency for capital to flow evenly through the economy is very weak; in a backward economy it hardly exists. Inevitably what one gets are very heavily developed patches of the economy, surrounded by economic darkness. »

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territoire : il faut donc pour chacun d’eux s’intéresser aux entrées et aux sorties qui les structurent, ainsi qu’à leur éventuelle capacité de génération endogène de monnaie.

3.3. Au niveau microéconomique, la défaillance des entitlements

Les enjeux macro et méso se traduisent finalement au niveau microéconomique, en impactant les individus. C’est pour eux que se matérialise la pauvreté monétaire inhérente aux défauts de financement ou de disponibilité de la monnaie liés aux caractéristiques des niveaux supérieurs. Une personne vivant au sein d’un territoire défavorisé sera dans l’incapacité de satisfaire ses besoins de base, et verra ses capabilités et ses opportunités affectées. Une insuffisante disponibilité de la monnaie pose des contraintes aux échanges, indépendamment des ressources et des besoins de chacun, ces contraintes monétaires pouvant alors être vues comme des défaillances de droits (entitlements failures) (Sen 1983).

Pour Amartya Sen, dans un objectif de compréhension des déterminants de la faim, il faut étudier les modalités d’accès aux denrées, et donc les relations de droits (entitlement relations) dont chaque individu dispose vis-à-vis des denrées dont il a besoin.

Une relation de droit lie un ensemble de possessions à un autre, à travers certaines règles de légitimité. La monnaie est un moyen de légitimer l’acquisition d’un bien, tout comme l’utilisation de sa force de travail légitime la propriété du fruit de ce travail. Les relations de droit peuvent donc être selon Sen de quatre types : le droit marchand (par l’échange), le droit productif (par l’utilisation de ses ressources productives), le droit travail (par l’utilisation de sa force de travail), et le droit par héritage ou transfert. Dans une économie de marché, ce qui est accessible à une personne est fonction du droit d’échange (exchange entitlement) que lui confère ce qu’il possède déjà (ses endowments). La cartographie des droits d’échange décrit alors les différentes possibilités d’acquisition ouvertes à une personne en fonction de ce qu’il possède.

La monnaie confère à son détenteur un droit d’échange absolu : une dotation exclusivement monétaire autorise l’acquisition des denrées dont l’individu a besoin, l’échange n’étant conditionné que par les prix. Au contraire, une dotation non monétaire (en force de travail, en marchandises, en connaissance ou en savoir-faire), bien que constituant une certaine richesse, n’est que rarement échangeable contre ce dont chacun a besoin sans que cette dotation ne soit préalablement monétisée. Dans un contexte

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d’insuffisante disponibilité de la monnaie, bien que la dotation non monétaire d’un agent puisse être utile à un autre et puisse faire l’objet d’un échange, celui-ci peut alors être contraint. Autrement dit, les personnes à dotation monétaire insuffisante sont celles qui sont le plus en situation de précarité. Ainsi, bien que chacun devrait être en capacité d’échanger en fonction de ses dotations, son droit d'échange monétaire peut être inférieur à son droit « réel », c’est-à-dire aux droits d’échange que devraient lui conférer ses dotations.

3.4. L’interaction des différents niveaux : l’entretien de trappes à pauvreté

Ces trois échelles, micro, méso et macroéconomique, ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais sont liées par des phénomènes rétroactifs. Le modèle de développement extraverti entraîne l’existence de territoires demeurant dans l’« obscurité économique » (pour reprendre les mots de Lewis), au sein desquels les individus sont en situation de pauvreté. Dans l’incapacité de satisfaire leurs besoins fondamentaux, ils voient leur capital humain ainsi que leur capacité productive diminués. Les ressources tendent à s’échapper de ces territoires au dynamisme insuffisant, leur attractivité s’affaiblit, ce qui se traduit par des flux de financements eux-mêmes plus faibles. Se matérialise alors une situation de trappe à pauvreté : « une condition auto-entretenue par laquelle une économie, enfermée dans un cercle vicieux, souffre d'un sous-développement persistant »69 (Matsuyama 2008). Cette situation affecte l'économie dans son entier, se traduisant dans une perte d’attractivité au niveau macroéconomique, tout en affaiblissant rétroactivement les territoires au niveau mésoéconomique et les individus au niveau microéconomique.

Ce cercle vicieux ne peut être rompu qu'à la condition de mettre en œuvre des politiques de développement volontaristes, dont les financements doivent précisément aller à l'encontre de la direction prise par les financements guidés par le libre jeu de l’allocation dite « optimale » du capital (l’allocation optimale ne l’est souvent pas du point de vue de ceux qui ont besoin de ces financements). Des investissements doivent être consentis dans les zones les plus pauvres, qui sont les moins attractives du point de

69 « a self-perpetuating condition whereby an economy, caught in a vicious circle, suffers from persistent underdevelopment. »

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vue financier. Ces investissements sont par contre ceux qui ont le rendement social le plus important. Il apparaît donc que des mécanismes de financement non marchands sont indispensables pour répondre aux enjeux du développement des territoires et des populations les plus défavorisées.

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