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Généalogie des systèmes de monnaie mobile

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 94-99)

Fonctionnement des systèmes de monnaie mobile : le cas (représentatif) de M-Pesa

1.2. Généalogie des systèmes de monnaie mobile

La monnaie mobile est souvent présentée comme constituant une innovation radicale, à l’origine d’un processus de leapfrogging dans lequel des développements autrefois nécessaires – tels qu’une infrastructure de téléphonie fixe ou un réseau bancaire – sont rendus inutiles. La monnaie mobile favoriserait alors un rattrapage accéléré, tout en en redéfinissant les étapes. On peut néanmoins inscrire cette innovation dans la continuité de pratiques anciennes, d’usage des moyens de communication et de circulation monétaire, qui en constituent les précurseurs. M-Pesa n’est par ailleurs pas le premier système de monnaie mobile à avoir été développé.

1.2.1. Le terreau fertile de la téléphonie mobile

C’est parce que la téléphonie mobile est devenue quasi universelle que la monnaie mobile a ensuite pu se développer, le téléphone mobile en étant le vecteur. En Afrique subsaharienne et pour l’année 2016, on comptait en moyenne 73 souscriptions mobiles pour 100 habitants (80 pour 100 habitants au Kenya), alors que ce chiffre n’était que de 1,7 en 2000.82 Les estimations relatives à l’accès et à l’usage du téléphone mobile peuvent être incertaines du fait que les populations africaines aient pour habitude de partager leur téléphone, notamment au sein d’un foyer, ou de ne posséder que la carte SIM et d’utiliser le téléphone d’un proche ou d’un boutiquier (ce qui peut mener à une sous-estimation) ou à l’inverse pour un même individu d’utiliser plusieurs cartes SIM83 (et donc d’utiliser simultanément plusieurs numéros, ce qui peut mener à une surestimation). Il est ainsi intéressant de noter qu’en 2009 aux Philippines, 12 % des utilisateurs les plus pauvres des services de monnaie mobile ne possédaient pas eux-mêmes de mobile (Pickens 2009).

Malgré ces sources d’incertitude, le téléphone mobile constitue indéniablement la

81 Sur le processus d’institutionnalisation de M-Pesa par la Banque Centrale du Kenya, voire AFI (2010).

82 World Bank data, International Telecommunication Union, World Telecommunication / ICT Development Report and database.

83 La plupart des téléphones y sont dual voire triple SIM.

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technologie ayant connu l’adoption la plus rapide de l’histoire de l’innovation. ‐lle est aujourd’hui, sur le continent africain, davantage accessible qu’un certain nombre d’infrastructures de base telles que l’eau courante, l’électricité, ou les installations sanitaires. Un nombre croissant de pays voit son nombre de souscriptions mobiles dépasser son nombre d’habitants et le mobile semble pénétrer toutes les couches sociales : en 2013, parmi les 20 % des ménages africains les plus pauvres, 55 % disposaient déjà d’un téléphone mobile (Gallup 2014).

McKemey et al. (2003)84 ont mené des enquêtes de terrain au Botswana, au Ghana et en Ouganda sur la période octobre 2001 – juin 2003 dans le but de documenter les comportements des individus vis-à-vis de l’accès et de l’usage des services de télécommunication. Les auteurs relèvent que la majorité de la population (en moyenne 80 %) fait déjà un usage régulier85 du téléphone, et ce aussi bien en zone urbaine (81 %) qu’en zone rurale (75 %). Même dans les zones non couvertes par le réseau téléphonique, seuls 15 % des personnes indiquent ne pas utiliser le téléphone : cela signifie qu’ils se rendent dans des zones couvertes pour accéder au service. Au Botswana, 11 % des détenteurs d’un mobile vivaient ainsi dans une zone non couverte, et au Ghana, 70 % des répondants des zones non couvertes se déplaçaient pour pouvoir accéder au service.

Cet usage important du téléphone mobile n’est pas étranger aux considérations monétaires et financières qui nous intéressent ici :

« Dans les trois pays, le téléphone servait essentiellement à organiser le transfert d'argent entre les membres de la famille, en particulier des zones urbaines vers les zones rurales […]. La facilitation des envois de fonds a également été citée par les utilisateurs potentiels comme l'une des principales plus-values de la disponibilité des services de télécommunication. »86 (Ibid., p. 35)

L’un des principaux facteurs d’usage de la téléphonie est ainsi la capacité de demander un soutien financier auprès des membres de la famille.87 Les télécommunications évitent les coûts et les risques associés aux déplacements qui étaient jusque-là souvent nécessaires. L’une des préconisations du rapport est donc que « Les

84 L’étude était financée par le D‑ID, l’agence britannique d’aide au développement, dans le cadre de recherches sur les relations entre le développement des infrastructures et la réduction de la pauvreté.

85 L’usage étant considéré comme régulier s’il y a eu au moins un usage dans les trois derniers mois.

86 « In all three countries, the telephone was used substantially to arrange the transfer of money between family members, particularly from urban to rural areas […]. The facilitation of remittances was also cited by potential users as one of the significant values of telecoms availability. »

87 On notera que c’est principalement les femmes qui passent des appels familiaux relatifs à des problèmes financiers (pour 66 % d’entre elles, contre 53 % des hommes).

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opérateurs téléphoniques devraient considérer la possibilité de faciliter les virements électroniques et d'autres envois de fonds »88 (Ibid., p. 55). Cette recommandation sera entendue et mènera, quelques années plus tard, au développement de services de monnaie mobile. Le rôle de la téléphonie mobile va ainsi être amené à évoluer : « Avec la maturation des marchés des télécommunications, les téléphones mobiles en Afrique passent de simples outils de communication à des plateformes de distribution de services. »89 (Aker et Mbiti 2010, p. 208) Avec l’apparition de la monnaie mobile, le téléphone deviendra ce que la littérature qualifie de « canal de distribution innovant » pour les services monétaires et financiers. Mais s’ils s’appuient sur l’innovation technologique, les systèmes de monnaie mobile formalisent d’abord des pratiques monétaires informelles qui lui étaient antérieures.

1.2.2. Des pratiques anciennes de circulation monétaire Des systèmes informels de transferts de valeur ont existé de longue date en Afrique, le principal étant celui de l’hawala. Développé pour faciliter le commerce de longue distance, et principalement utilisé au Moyen-Orient et en Asie du Sud au moins depuis le VIIIe siècle, il a également connu d’importants développements sur le continent africain, intégré aux routes commerciales. Basé sur un réseau d’intermédiaires (les hawaladars), ce système permet des envois d’argent sans qu’il n’y ait besoin d’effectivement transférer de fonds (ou qu’une fraction des sommes), les intermédiaires compensent les flux à travers un système de comptabilité multilatérale. Les parties aux transferts, expéditeurs, destinataires et intermédiaires, partagent un mot de passe pour authentifier et sécuriser ces transferts. Ces systèmes sont restés très utilisés jusque récemment : ils ont d’ailleurs fait l’objet d’un regain d’intérêt à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ayant été accusés de permettre le financement d’activités terroristes (ces systèmes pouvant être anonymes) (El Qorchi et al. 2003). Ce n’est que récemment qu’ils ont été remplacés par de nouveaux moyens de transferts, en particulier par la monnaie mobile (voir par exemple Iazzolino 2014). La monnaie mobile est donc venue s’insérer dans les nombreux réseaux de transferts qui lui étaient préexistants, et à laquelle ils ont servi de base pour son développement.

88 « Telecommunications operators should consider whether they can facilitate wire transfers and other remittances »

89 « As telecommunication markets mature, mobile phones in Africa are evolving from simple communication tools into service delivery platforms. »

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Mais avant même le développement des services de monnaie mobile, la téléphonie mobile avait déjà en elle-même donné une nouvelle actualité aux pratiques informelles de transferts interpersonnels. Les utilisateurs de téléphones avaient réalisé que les unités de crédit téléphonique des opérateurs constituent des unités de valeur qui, si elles peuvent circuler entre les individus, peuvent être utilisées comme moyen d’échange. Avec le développement de la téléphonie mobile, le crédit téléphonique devient donc une monnaie parallèle : « le crédit téléphonique partage dans une certaine mesure les caractéristiques de base de la monnaie »90 (Porteous 2006, p. 21) car il remplit les trois fonctions qui lui sont traditionnellement assignées : unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur. L’écrasante majorité du marché africain de la téléphonie mobile est un marché du prépayé : le crédit téléphonique est commercialisé sous la forme de coupons à gratter, dont le code qu’il porte permet de créditer un compte téléphonique. Plutôt que d’être directement utilisé par celui qui l’achète, ce code peut être envoyé à un proche (par SMS par exemple), qui l’utilisera pour créditer son propre compte : de la valeur monétaire aura alors été transférée entre les deux individus. La personne recevant ce code a également la possibilité de le revendre à un tiers, et ainsi d’accéder à de la monnaie sous forme de cash.

Des intermédiaires vont enfin offrir des services de conversion des unités téléphoniques en monnaie91, en échange d’une commission, jouant alors le rôle d’« hawaladars 2.0 ».

Le crédit téléphonique permet alors bien des transferts d’argent entre personnes.

Ces transferts sont devenus d’autant plus faciles que les opérateurs ont ouvert à leurs clients la possibilité de recharger directement et sans frais le crédit téléphonique d’un proche. Cette unité de valeur peut alors être utilisée facilement pour le paiement de biens et services, et lorsque les opérateurs étendent leur réseau dans différents pays, traverser les frontières plus facilement que la monnaie officielle.92 Dans certains pays, dont le Malawi par exemple, le crédit téléphonique est même passé par une période de dollarisation au cours de laquelle les opérateurs téléphoniques ont utilisé le dollar américain comme unité de compte, ce qui garantissait une plus grande stabilité de la valeur du crédit téléphonique comparé à la monnaie nationale, au cours du temps et entre les pays où ce crédit téléphonique pouvait circuler (Madise 2015). Au Zimbabwe, dans un contexte de pénurie de monnaie divisionnaire, les commerçants qui rendaient la

90 « airtime shares to some degree the basic characteristics of money »

91 Ces intermédiaires trouvant un débouché pour les unités reçues, par exemple s’ils tiennent une boutique de services téléphoniques.

92 Ce qui ne va pas sans poser de problèmes règlementaires, voir Perlman (2012).

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monnaie à leurs clients en crédit téléphonique avaient la préférence des consommateurs par rapport à ceux qui rendaient la monnaie en confiseries, ce qui était alors la pratique courante (The Economist 2013).

En 2007-2008, soit au moment du démarrage de M-Pesa, dans 17 pays d’Afrique subsaharienne, en moyenne 28,3 % des personnes envoyaient du crédit téléphonique à d’autres (majoritairement au bénéfice d’amis ou de membres de la famille et de façon plus marginale pour le paiement de biens et services). Dans le cas du Kenya, la pratique était partagée par 53,9 % des ménages (Comninos et al. 2008). Malgré les coûts liés à ce mode de transfert, estimés à au moins 25 % de la somme envoyée dans le cas de l’Ouganda, à cause des commissions prélevées par l’opérateur et les intermédiaires informels (ou de la décote appliquée dans le cas de revente du crédit de pair à pair) (Pickens 2008), ces pratiques étaient donc courantes. Elles révèlent le besoin de moyens sûrs et pratiques de transfert, ainsi que la faiblesse des solutions alternatives, dont les coûts peuvent être comparables, mais dont les niveaux de risque sont en général supérieurs. Les autres solutions sont en effet de transporter soi-même les sommes en espèces ou de confier celles-ci à un conducteur de bus.

Plutôt que d’« inventer » la monnaie mobile, les opérateurs téléphoniques ont donc plutôt formalisé des pratiques monétaires informelles séculaires. Ce faisant, ils ont établi de nouvelles règles pour ces transferts, s’en sont constitués comme les nouveaux intermédiaires, en construisant les marchés pour ces nouveaux services (Maurer 2012).

1.2.3. Quelques précédents internationaux et africains Les premiers systèmes de monnaie mobile ont été développés aux Philippines (Porteous 2006; Omwansa et Sullivan 2012), pays au revenu équivalent à celui du Kenya. L’opérateur téléphonique Smart Communications, en partenariat avec la banque Banco do Oro y développe d’abord un service de banque mobile, lancé en 2000.

Les personnes bancarisées pouvaient par ce biais transférer des fonds depuis leur compte bancaire vers leur compte Smart Money, puis les faire circuler avec les autres personnes détentrices d’un tel compte, via leur téléphone mobile. D’un système réservé aux personnes qui disposaient d’un compte bancaire, le système a ensuite été ouvert à tous, devenant alors un système de monnaie mobile à proprement parler. Un second service, G-Cash, fut introduit en 2004 par Globe Telecom, permettant quant à lui de payer dans les grandes enseignes de distribution, de payer ses factures, ou ses taxes et impôts. En

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2006, 3,7 millions de personnes utilisaient l’un de ces services de monnaie mobile (Porteous 2006), la moitié étant non bancarisée, et 26 % vivant sous le seuil de pauvreté fixé à 5 $ par jour (Pickens 2009). À la veille du lancement de M-Pesa au Kenya, les Philippines sont le seul cas où la monnaie mobile est sortie de la marginalité, mais les taux d’adoption restent relativement faibles : les utilisateurs de monnaie mobile représentent alors à peine 5 % de la population totale des Philippines.

Sur le continent africain, on compte au même moment tout au plus un million d’utilisateurs de services de banque ou de monnaie mobile (Porteous 2006), que l’on peut trouver en Zambie depuis 2002 (avec Cellpay), en Afrique du Sud depuis 2005 (avec MTN Mobile Money et Wizzit). Ce n’est qu’avec l’introduction de M-Pesa au Kenya, en 2007, que l’adoption d’un service de monnaie mobile va devenir « virale »93.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 94-99)

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