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Pour un impôt individuel : les femmes ne sont pas

un revenu d’appoint

Pourquoi le système du quotient conjugal doit-il selon nous être supprimé ? L’argument selon lequel ce système n’existe dans pratiquement aucun pays (l’individualisation de l’impôt sur le revenu est en passe de devenir la norme en Europe) ne nous semble pas le plus déterminant – même si le fait mérite d’être noté1. Après tout, il peut arriver que les autres pays se trompent, et la convergence absolue des législations n’est pas une fin en soi.

L’argument selon lequel l’individualisation serait une condition nécessaire pour mettre en place le prélèvement à la source est peu convaincant et techniquement faux. Il est vrai que l’individualisation simplifie l’administration de l’impôt et, en particulier, l’application du prélèvement à la source, ce qui n’est pas totalement négligeable. Mais le prélèvement à la source est une réforme nécessaire en soi et peut parfaitement se faire sans l’individualisation.

De notre point de vue, la véritable raison pour l’individua-lisation est tout simplement que l’administration fiscale doit cesser de se soucier de qui vit en couple avec qui. D’abord, parce que cela change tout le temps, et parce que la législation fiscale n’est pas là pour récompenser ou blâmer les différentes formes de vie familiale. Il est plus que temps que cette question sorte du conflit politique et que l’impôt affiche une certaine neutralité par rapport aux choix individuels de vie en couple. La meilleure façon

1. L’impôt sur le revenu est aujourd’hui individualisé au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie et dans les pays nordiques, mais demeure familial en Allemagne (avec un quotient conjugal).

d’obtenir ce résultat est l’individualisation complète de l’impôt sur le revenu. En particulier, les débats sur les mérites respectifs des mariés et des pacsés, qui ont de nouveau émaillé l’automne fiscal 2010, perdraient immédiatement leur raison d’être.

Surtout, l’imposition conjointe des couples aboutit en pratique à traiter les femmes comme un revenu d’appoint et à renforcer les inégalités professionnelles hommes/femmes, que l’on cherche par ailleurs à combattre. Dans un couple égalitaire, c’est-à-dire où les deux conjoints apportent le même revenu, le système du quotient conjugal n’apporte strictement aucune réduction d’impôt : le fait de diviser par deux le revenu du couple fait tomber chaque conjoint exactement dans la même tranche et au même niveau du barème que là où il aurait atterri tout seul. Par contre, dès lors que le couple est inégalitaire, la division puis re-multiplication par deux permet de réduire le taux d’imposition. Par définition, plus le couple est inégalitaire, plus la réduction d’impôt est importante : le quotient conjugal fonctionne de facto comme une machine à subventionner les couples inégaux ! Voici un bien étrange objectif de politique publique.

Et le plus pervers est que ce système incite les couples iné-gaux à le rester. À partir du moment où l’un des deux conjoints – généralement le mari – a un revenu important, alors l’ensemble du couple est imposé à un taux marginal élevé. Cela implique que si l’autre conjoint – typiquement la femme – décide de tra-vailler ou de passer de mi-temps à plein-temps, alors elle sera immédiatement imposée à un taux élevé… Mieux vaut, dans ces conditions, rester à la maison ou travailler à mi-temps, encou-ragée en cela par un mari heureux de pouvoir nourrir seul sa famille !

Ce système d’un autre âge a assez duré. Il n’est tout sim-plement plus adapté à notre époque, à la fois du point de vue des mœurs et du fonctionnement du marché du travail. On ne peut pas d’un côté encourager l’emploi des femmes, construire des

places en crèche (pas assez), favoriser le passage du mi-temps à plein-temps, et, de l’autre côté, taxer lourdement l’offre de travail des femmes avec le système du quotient conjugal. L’objectif d’incitation à la participation féminine au marché du travail a joué un rôle central dans tous les pays européens qui sont passés à l’individualisation fiscale. Dans la réforme que nous proposons, l’individualisation permet de réduire fortement les taux margi-naux imposés aux femmes (ou aux hommes lorsqu’ils ont le plus bas revenu du couple), et nous verrons plus loin que cela entraîne des effets positifs significatifs sur l’emploi féminin et sur l’acti-vité économique d’ensemble. Comme l’a bien montré Gösta Esping Andersen, encourager l’emploi féminin est un objectif essentiel pour nos sociétés, à la fois pour faire progresser l’égalité hommes/femmes et pour résoudre une partie des problèmes de financement auxquels les États-providence sont aujourd’hui confrontés1. Dans le cas français, l’individualisation de l’impôt sur le revenu est un élément important de cette stratégie d’ensemble.

On l’aura compris : l’individualisation constitue un aspect fondamental de la refondation de l’impôt sur le revenu que nous défendons. Elle donne une véritable dimension émancipatrice à cette réforme fiscale. L’impôt n’est pas principalement une ques-tion technique : il s’agit d’une quesques-tion éminemment politique, qui peut contribuer à remodeler les relations entre les personnes et les groupes sociaux – en voici un exemple éloquent. Mais, précisément parce qu’il s’agit d’un véritable choix de société, il doit être clairement assumé en tant que tel. L’individuali-sation bouleverse des repères fiscaux qui datent de près d’un siècle – l’imposition au niveau des foyers est en place depuis 1914. On n’improvise pas ce type de réforme après les élections si

1. Voir Gösta Esping Andersen, Trois Leçons sur l’État-providence, Paris, Seuil/La République des Idées, 2008.

des positions précises n’ont pas été prises avant. Or, pour l’ins-tant, aucun responsable politique, ni à gauche ni à droite, n’a dit clairement comment il ou elle comptait fusionner l’IR familial et la CSG individuelle. La question de l’individualisation fait partie des trois ou quatre grandes questions – avec la taxation des revenus de l’épargne, le prélèvement à la source et la question des ressources affectées à la protection sociale – qui peuvent faire que le type de réforme que nous défendons se fera ou non, et sur les-quelles les uns et les autres devront prendre position d’une façon ou d’une autre.

La progressivité