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III Statut politique, statut juridique : droits et définition

L’industrialisation du pays a transformé les rapports de classe, dont le salariat devient la norme. L’ouvrier devient la figure de référence du travailleur. La massification et la standardisation des biens transforment les habitudes de consommation. Cette révolution économique est bien sentie par les essayistes contemporains, qui de Lamennais à Blanqui s’attachent à décrire les transformations sociales auxquelles elle mène, voire prescrivent des politiques ou des utopies visant à en réguler les excès. Dans cette économie de la production, le service est difficile à comprendre et à penser. C’est d’autant plus le cas du service à la personne : faisant figure de résidu de la hiérarchie des ordres abolie par 1789, il ne manque pas d’apparaître comme un travail. Comment penser, réguler, et légitimer ce type d’activité ? Tout au long du Second Empire et de la Troisième République, les domestiques sont donc l’objet d’une réflexion politique difficile.

Si le XIXe siècle marque la transition d’une hiérarchie sociale fondée sur la foi à une hiérarchie organisée par le salariat, les domestiques sont à la fois une survivance d’Ancien Régime apparemment anachronique et au cœur de la question de la réorganisation du travail.

Il n’est pas anodin que la Déclaration des Droits de l’Homme telle que l’établit la Constitution du 24 juin 1793 statue en son dix-huitième article :

Tout homme peut engager ses services, son temps, mais il ne peut se vendre, ni être vendu, sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité, qu’un engagement de soins et de reconnaissance entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie.82

Il s’agit bien de marquer une rupture nette avec le service aristocratique, en substituant le contrat à l’état, dans le droit fil du libéralisme qui anime cette Déclaration. D’autres lois et articles révolutionnaires aboliront la livrée ou le service de nuit, sans effets durables83. L’effort du législateur s’inspire donc d’un égalitarisme qui tend à effacer les distinctions d’état.

Cependant, la Constitution du 5 fructidor an III (1795), si elle prend acte de cette abolition des distinctions ontologiques, rétablit une hiérarchie politique en précisant : « est électeur tout citoyen français, âgé de 25 ans, sachant lire et écrire, exerçant une profession, et payant une contribution directe ou foncière. » Or les gens de maison, hébergés par leur employeur, ne paient ni contribution directe ni contribution foncière. Maladresse de cette

82 Consultable sur le site du conseil constitutionnel : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-

constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-du-24-juin-1793.5084.html

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Constitution révolutionnaire ? Il semble au contraire que la définition du corps électoral national prenne délibérément le parti d’écarter les individus vivant ou travaillant sous une dépendance trop directe de leur employeur, censée les priver d’opinion propre84. C’est un héritage de la définition antique de la citoyenneté républicaine, pour laquelle l’indépendance économique détermine l’indépendance politique et donc la capacité à former un jugement.85 Elle agit comme un juste milieu entre une conception radicalement libérale qui exclurait du vote tout individu économiquement dépendant et une conception oligarchique voire aristocratique qui limiterait trop drastiquement le corps des électeurs.

Il faut souligner également l’exclusion de droit de toutes les femmes. Selon l’historienne Françoise Mayeur, environ 75% des femmes de la moitié septentrionale de la France savent lire et écrire.86 Or c’est dans cette population que se recrutent les domestiques parisiennes. Si le taux d’alphabétisation est vraisemblablement moindre chez les classes populaires et à la campagne, il est remarquable que les domestiques parisiennes savaient dans une forte proportion lire et écrire, condition exigée des hommes pour être électeurs. Seuls leur sexe et leur état professionnel les excluent donc du corps électoral. Leur opinion est donc à double titre illégitime.

1848, qui pourtant revient sur nombre de ces exclusions ontologiques, ne remet pas en cause ce privilège masculin : alors que les esclaves noirs sont du jour au lendemain affranchis, citoyens, et pourvus du droit de vote, les femmes, quoique actives dans le mouvement révolutionnaire, en restent privées87. Les débats au sujet de l’admission des hommes domestiques dans le corps électoral défrayent l’Assemblée constituante. Car si 1848 a bien institué un suffrage masculin véritablement universel car sans conditions de ressources, son problème principal est de s’accommoder du salariat, et a fortiori du service : est-ce un travail ? Est-ce une aliénation aux plus riches ? Les domestiques reçoivent finalement le droit de vote, mais sans être éligibles. Ils ne peuvent pas non plus être jurés au tribunal, ce que le juriste Rémy Dubois commentera ainsi encore en 1907 : « Cette mesure se conçoit aisément, car il est nécessaire que le juré jouisse d’une entière indépendance, et soit à l’abri de toute espèce d’influence »88. Jusqu’au XXe siècle, le domestique est donc considéré comme dépendant, sous

84 Selon Pierre Rosanvallon, « Le seul vrai débat de l’époque touche à la définition du domestique. Compris au sens le plus large, il englobe en effet toutes les personnes employées au service du maître (…) », Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, p. 124.

85 Voir John G. A. Pocock, Politics, Language and Time : Essays on Political Thought and History, New York, Atheneum, 1971 et Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004 [1997].

86 Voir Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France au XIXe siècle, Hachette, 1979.

87 Voir Michel Offerlé, « De l’autre côté des urnes, Français, Françaises, indigènes, 1848-1930 », dans P. Favre, J. Hayward et Y. Schémeil (dir.), Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Presses de Sciences Po, 2003, p. 73-90.

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influence, et son opinion comme surdéterminée. Il est remarquable que ce déterminisme ne considère pas les professions salariées de la même manière, et cette distinction qui semble aujourd’hui illégitime met en évidence la difficulté à penser le service au même titre que le salariat.

Outre l’accès au suffrage, l’évolution du droit des domestiques traduit également cette difficulté à le penser comme travail. Les droits des domestiques sont dans l’ensemble plus faibles que ceux de l’ensemble des salariés. L’âge, la maladie ou la grossesse sont des causes de renvoi légitimes par l’employeur, parce qu’ils nuisent objectivement au service. En outre, le droit du travail exclut souvent les domestiques par omission : lorsqu’est créé en 1874 le corps des Inspecteurs du Travail, ceux-ci ne sont pas habilités à pénétrer le domicile privé de l’employeur. Les domestiques, dont le lieu de travail est le domicile privé, ne sont ainsi pas accessibles à ces fonctionnaires. Cela leur nuit d’autant plus que les lois ont tendance à accorder plus de valeur à la parole du maître qu’à la leur89. De la même manière, les lois républicaines de 1898 sur les accidents du travail et de 1900 sur la limitation de la journée à onze heures ne s’appliquent pas à eux. Et le tribunal des Prud’hommes, créé en 1806, ne leur sera ouvert qu’en 1957. Dans le même moment, la servante est donc à la fois incontournable pour la famille bourgeoise et exclue des lois, moins par déni de démocratie que par omission.90 La double exclusion, du monde des bourgeois et du monde des travailleurs, est manifeste : si la loi continue d’exprimer une nécessaire protection de ces classes laborieuses par leurs supérieurs sociaux, la solidarité de classe et les acquis du syndicalisme ne les incluent pas.

Les domestiques de Paris sont en effet difficiles d’accès au syndicalisme. Isolés dans les foyers, logés sur place au contact de quelques camarades peu nombreux, il leur est difficile de s’organiser. Le contact direct avec l’employeur rend les confrontations dangereuses, d’autant que la rupture du contrat est facilitée par des lois défavorables. Quant aux syndicats ouvriers, ils ne se tournent guère vers ces métiers, considérés comme des sinécures. L’éloignement géographique des foyers politisés de l’Est parisien est également un obstacle. Ce n’est qu’en 1886 que la Chambre syndicale ouvrière se soucie de leur cas et admet les hommes domestiques dans ses rangs. Cette chambre syndicale édite un bulletin de liaison destiné aux domestiques : Le

Journal des gens de maison. D’obédience plutôt réformiste, la publication propose des caisses de

secours mutuels qui esquissent un début de protection sociale. Le premier Syndicat français des

89 Article 1781 du Code Civil : « le maître sera cru sur son affirmation pour la quotité des gages, le paiement des salaires de l’année échue, et les acomptes donnés pour l’année courante. » Abrogé le 2 août 1868 : en cas de contestation, on doit recourir aux preuves de droit commun et faire intervenir un témoin. « Au cas où le domestique réclame la totalité des gains d’une année, soit entre 300 et 450 francs, il doit s’incliner devant les déclarations de son maître. »

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gens de maison, créé à partir de cet organe, ne voit le jour qu’en 1902. Réservé aux hommes, il prône une morale et une hygiène plutôt conservatrice, voire prêche un paternalisme et un respect des maîtres qui ne tranche pas avec le discours bourgeois. Un autre syndicat, le Genêt, rassemble les domestiques en 1899 ; ses options sont si réactionnaires qu’elles seront à l’origine du terme « jaune » pour désigner les syndicats contre-révolutionnaires. Le groupe est largement alimenté par des troupes anti-dreyfusardes dont le Joseph du Journal d’une femme de chambre donne l’image. Quant au syndicat des employées de maison, il ne naît qu’en 1904, à l’initiative d’une religieuse de Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, sous le nom éloquent du Ménage91.

La conflictualité du service domestique s’avère donc faible à cette période, contrairement à la représentation que s’en font les classes supérieures. Louis Chevalier souligne ainsi qu’en dépit de leur participation relativement faible à la Commune de Paris92, la Troisième République voit se renforcer une vision des domestiques comme ennemis de l’intérieur93. Ces représentations se propagent principalement par voie de presse, et singulièrement par le fait divers qui fait son miel de plusieurs affaires criminelles impliquant des domestiques94.

Les domestiques constituent ainsi, du point de vue juridique, une forme d’impensé qui traduit une difficulté à saisir leur rapport à l’employeur, au salariat, et à la nation.

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Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le choix de l’industrialisation du pays et la modernisation du capitalisme transforment les Français, dans leurs rapports de classe, les rapports entre les sexes, et jusqu’à l’organisation des foyers. Au cœur de ces bouleversements, l’ensemble professionnel et social que constituent les femmes domestiques, notamment parisiennes, concentre les problématiques de l’époque. Elles charrient les questions que tente de résoudre l’haussmannisation de Paris, qui est à la fois le produit de la modernisation scientifique, un facteur de la financiarisation du capital, et une révolution des modes de vie. Les bonnes forment alors une population qui devient problématique au sens de Lukàcs, et à travers laquelle peuvent être abordées les questions de transformation des subjectivités liées au Second Empire. Parler des domestiques, c’est donc viser le problème de la réorganisation du foyer, de la ville, et de la société, méditer sur la dissolution du corps social rêvé ou tenter de contenir les

91 Voir Joceline Chabot, Les débuts du syndicalisme féminin chrétien en France, 1899-1944, Presses universitaires de Lyon, 2003.

92 Entre 1639 et 2425 domestiques arrêtés selon Jacques Rougerie, La Commune de 1871, P.U.F., 2009. Le caractère arbitraire et précipité de ces arrestations ne permet guère de conclure à l’implication politique dans la Commune.

93 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, op. cit., p. 360-361.

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débordements d’une classe travailleuse menaçante. En retour, il faut rappeler que la modernité correspond également à une transformation des subjectivités bourgeoises. Il faudra en tenir compte lorsque les scripteurs, romanciers, journalistes, ou prêcheurs, décriront la situation des domestiques, et remarquer qu’ils en sont les employeurs. Car ce n’est peut-être pas tant la situation des domestiques elles-mêmes qui devient problématique que celle des populations dont les domestiques peuvent apparaître comme l’exemplum : les immigrés, les travailleurs, les femmes. Toutes les coordonnées sociales de ces groupes sont transformées. Si la figure des domestiques travaille l’imaginaire et l’idéologie bourgeoise à partir d’Haussmann, ce n’est pas que cette figure soit elle-même en crise, mais elle devient une image renvoyant à un faisceau de crises urbaines, sociales, et politiques que l’écrit prend en charge d’élucider.

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Partie I : La servante, objet