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I Démographie, migrations et emploi

Le XIXe siècle a été celui d’une révolution sociale sans précédent puisqu’elle a lieu sur tout le territoire européen et touche tous les aspects de l’organisation sociale. Les ordres sociaux, abolis par 1789, laissent le champ ouvert aux classes sociales, dont les frontières, moins nettes, légitiment le désir d’ascension sociale. Le capitalisme réunit les individus dans des villes, dans des usines, autant qu’il les sépare par le fétichisme de la marchandise. C’est dans ces conditions nouvelles, celles d’une démocratie formelle plus ou moins achevée et d’une démocratie sociale encore rêvée sur fond de révolution industrielle, que se trouvent redessinés les rapports entre les rôles sociaux.

Le cas est d’autant plus manifeste à Paris. Capitale écrasante du pays, la ville a hérité des volontés absolutistes des derniers Rois de France comme de la centralisation jacobine. La population parisienne se trouve, du fait de la concentration des activités, à l’avant-garde d’une

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certaine modernité. Et surtout, elle se conçoit comme l’initiatrice de la Révolution française, c’est-à-dire une Lumière à l’échelle européenne. Aussi l’historien Louis Chevalier insiste-t-il sur la singularité de l’histoire des Parisiens :

Il y a une identité parisienne qui l’emporte souvent sur les différences sociales et sur les différences départementales, et l’histoire de Paris, telle qu’elle a été conçue jusqu’à ce jour, trouve dans ce fait une justification. Quelle que soit son origine, et même quelle que soit sa structure sociale, la population parisienne est fidèle à cette identité supérieure et empruntée.39

Cette conscience de soi parisienne se construit aussi dans une rivalité avec « la province », parfois fantasmée comme idyllique mais le plus souvent méprisée et qui le ressent profondément. Plus encore que 1789, 1848 montre que la capitale occupe dans le pays la place d’une avant-garde politique et économique. Elle se soulève, fait et défait les gouvernements, mais surtout se modernise à un rythme que peuvent difficilement suivre les villes de province – à l’exception peut-être de Marseille, Lyon et Bordeaux. Les rapports entre Paris et la province sont donc des rapports de défiance mutuelle. Alors que Paris incarne la capitale du vice, qui vole aux « pays » les meilleurs de ses enfants, les campagnes sont vues par les Parisiens comme le lieu de l’immobilisme politique et économique. Les Expositions Universelles confirment cette nouvelle vocation de la capitale à devenir à soi seule un spectacle, c’est pourquoi le regard sur Paris, sur les Parisiens et sur les sous-groupes de sa population se charge de fantasmagorie.

Au-delà de cette défiance mutuelle, Paris et la province se caractérisent par des situations économiques très contrastées, qui justifient d’importants déplacements de population en direction de la capitale. Différentes crises agricoles rendent la vie paysanne de plus en plus difficile : disette de 1846-1847, crise du phylloxera dans les années 1860... Surtout, la mécanisation et les gains de productivité font baisser les besoins de main-d’œuvre dans les campagnes, alors qu’une transition démographique inachevée et la résistance française aux idées malthusiennes favorisent les familles nombreuses.40 En revanche, Paris, ses ateliers et surtout ses grands chantiers de modernisation attirent une main-d’œuvre abondante, d’autant plus que le développement rapide du réseau de chemin de fer au tournant du siècle facilite l’émigration. La population de Paris passe d’un million trois cent mille habitants en 1851 à deux millions en 1871. Le recensement de 1891 montre une stagnation, mais en 1914, on compte bien deux millions neuf cent mille Parisiens. Cette croissance est principalement le fait d’une immigration intérieure vers Paris, immigration forte, marquée par une intégration rapide et un fort désir d’élévation sociale.

39 Louis Chevalier, La Formation de la population parisienne au XIXe siècle, P.U.F., 1950, p. 13.

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L’immigration vers Paris est difficile à évaluer pour deux raisons. La première est le manque d’outils statistiques convaincants à cette période : les recensements, en 1851, 1871 et 1876, sont peu nombreux et peu précis. La seconde est la force, décroissante au fil de l’industrialisation du pays, de l’immigration temporaire ou viagère, qui fournit beaucoup de travailleurs itinérants et non qualifiés, candidats à quelques années de domesticité. À partir de 1901, la Statistique générale de la France fournit des renseignements plus précis, notamment sur les migrations.

Les femmes occupent une place importante dans cette immigration de travail. Contrairement au premier exode rural, principalement masculin, cette seconde vague voit affluer en ville des femmes à la recherche d’un emploi qui leur permette de gagner leur vie. Le mariage ou les liens de concubinages demeurent une source de revenus déterminante pour les femmes, mais l’immigration féminine n’est plus directement sous condition de mariage. La travailleuse célibataire apparaît. Or le code Napoléon, s’il permet aux femmes de se salarier, les laisse dans l’état de mineures, sous la dépendance du mari ou du père. Cette dépendance légale est renforcée par une dépendance matérielle : les salaires sont si bas pour les femmes qu’ils leur permettent difficilement de subsister sans l’appui d’un second salaire, alors que les salaires masculins leur autorisent le célibat.

Pour la plupart des migrantes, jeunes et dépourvues de toute qualification, la place de domestique paraît enviable, notamment parce que les places offertes incluent le gîte et le couvert, enjeux particulièrement importants pour des femmes seules en ville. La domesticité devient la première carrière briguée par les migrantes, au point qu’elle se montre, dès le recensement de 1846, très largement féminine41. Les employeurs cherchent également plus volontiers des femmes en raison d’un préjugé qui veut que les femmes soient plus naturellement douées pour les travaux domestiques, préjugé sur lequel il faudra revenir plus en détail. Pour l’heure, il faut s’en référer aux analyses démographiques de l’historien Abel Châtelain sur l’origine géographique des bonnes parisiennes42. Selon lui, les recensements indiqueraient des origines variées au début de la période : plus de la moitié des domestiques seraient immigrées de l’intérieur voire étrangères (Belges et Hollandaises notamment) et elles seraient dans la plupart des cas employées par des bourgeois de même origine qu’elles. En 1901, la part des immigrées dans la domesticité s’est accrue. Selon l’historienne Anne Martin-Fugier, seules 8% des domestiques seraient nées à Paris en 190043. Les origines géographiques des bonnes sont aussi

41 Voir Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Plon, 1958, p. 296.

42 Voir Abel Châtelain, « Migrations et domesticité féminine urbaine en France, XVIIIe siècle- XXe siècle », Revue d’histoire économique et sociale, 1969, n° 4, XLVIIe vol., p. 506-528.

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beaucoup moins variées : l’apport de la Bretagne est écrasant (une sur six à sept), ainsi que celui du sud du Massif Central et du Morvan. Cette polarisation de l’origine des bonnes vient sans doute de filières d’immigration qui se sont constituées au fil du second XIXe siècle, période qui est précisément celle où l’immigration se fait de moins en moins provisoire.

Au cours de la période qui va du Second Empire au début du XXe siècle, une domestique gagne à Paris entre 42 et 50 francs par mois et une nourrice 75 francs44. La différence est conséquente, comme le montre la comparaison avec un salaire moyen d’institutrice de campagne, avoisinant les 70 francs par mois pour une élite intellectuelle diplômée45. Les salaires féminins sont donc faibles, mais présentent des espérances, des augmentations, de possibles cadeaux en nature, qui favorisent la migration. Par ailleurs, la faiblesse des salaires renseigne sur les employeurs : la plus petite bourgeoisie emploie une bonne, mais ne peut lui verser qu’un salaire très faible.

L’autre grande tendance de cette catégorie de travailleurs est sa féminisation. Cette féminisation de la profession s’accentue au fil du demi-siècle. À Paris, on compte parmi les domestiques trente-et-un hommes pour soixante-neuf femmes en 1851, tendance qui s’accroît jusqu’en 1901 où l’on compte dix-sept hommes pour quatre-vingt-trois femmes46. La proportion de femmes devient écrasante au point que la fonction est identifiée comme féminine. Avec la disparition des hommes du service à domicile, les femmes assument de nouvelles tâches : service personnel du maître de maison, réception des invités et parfois entretien du jardin ou des chevaux. La féminisation de la profession va également de pair avec une baisse des revenus. Comme l’écrit l’historienne Jacqueline Martin-Huan, « lorsque survient une augmentation substantielle des salaires, entre 1853 et 1884, les salaires masculins se trouvent accrus de 80%, tandis que ceux des femmes de 46%.47 » Les femmes prennent une part écrasante dans le métier, or on constate qu’elles y sont moins valorisées. Cela peut être dû à ce que la Statistique annuelle de

la France, source majeure sur ces questions démographiques, répertorie les hommes domestiques

principalement à la fonction de « maître d’hôtel » ou de « valet de maison », indice d’un train de maison plus élevé et donc de meilleurs gages. En d’autres termes, il est vraisemblable que le tout-venant de la domesticité parisienne est en 1900 très largement féminin, alors que les hommes domestiques ne se rencontrent que dans quelques très grandes maisons, ce qui renforce en retour la dévalorisation de la domesticité féminine.

44 Voir Marcel Cusenier, Les Domestiques en France, Université de Paris, Faculté de droit et des sciences économiques, 1912.

45 Voir Jacques et Mona Ozouf, La République des instituteurs, Hautes Études, Gallimard, 2001.

46 Voir Marcel Cusenier, Les Domestiques en France, op. cit., p. 18

47 Jacqueline Martin-Huan, La Longue Marche des domestiques en France, du XIXe siècle à nos jours, Nantes, Opéra, 1997, p. 47.

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La Statistique annuelle de la France distingue cependant mal les différentes professions de service généralement admises comme celles de domestiques, ce qui rend tout calcul chiffré incertain. Elle différencie ainsi les « hommes attachés au service de la personne » des « hommes attachés au service de la maison », catégories qui semblent subsumer mais non se confondre avec les hommes domestiques c’est-à-dire attachés au service exclusif d’un foyer et demeurant à domicile. De même pour les femmes, distinguées entre « attachées au service de la personne », « cuisinières » et « faisant les deux à la fois », ce qui suggérerait que les femmes domestiques ne seraient pas attachées au service de la maison, or les sources sont nombreuses qui indiquent une situation différente.

Néanmoins, l’examen de ces sources permet de conclure à l’augmentation constante quoique de moins en moins massive du nombre de domestiques à Paris au cours du second XIXe siècle. Il montre que cette profession s’est féminisée jusqu’à devenir presque exclusivement féminine et qu’elle a été de moins en moins rémunérée jusqu’au XXe siècle.