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III La chute dramatique dans la pièce de BERTHIER III.1 De quel engagement s'agit-il ?

Si la littérature, comme le souligne Antoine COMPAGNON, « est un sport de combat, […] Le théâtre et le prototype de ce champ de bataille. »291 Or, la création poétique à l'orée de ce XXIe siècle évolue dans le sillage de deux engagements. Parce

qu'en son sein, l'écriture théâtrale principalement, nous trouvons les traces d'un engagement double, marqué à la fois par l'indignation et la résignation ; par la révolte et le silence. Toutefois, est-ce le cas de la pièce de théâtre de Franck BERTHIER ? Quel critère justifie son engagement dans ce champ de bataille ? Comment L'attentat véhicule-t-il un contenu philosophique en dépit de sa forme

290 GLISSANT Édouard, Poétique de la relation, Édition Gallimard, Paris, 1992, p. 33. 291 Cité in COMPAGNON Antoine, Collège de France, 2013-2014, « Chaire de la

Littérature moderne et contemporaine : Histoire, critique, théorie », La guerre littéraire, premier cours. [En ligne] consulté le 18 septembre 2018 URL < http://www.college-de- france.fr/site/antoine-compagnon/course-2014-01-14-16h30.htm >

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scénique ? Nous tenterons cependant d’analyser la transécriture du texte de KHADRA en pièce de théâtre, tout en relevant la question de l’engagement.

Dans son discours à Stockholm, lorsqu'il a reçu le Prix Nobel en 1957, Albert CAMUS exprime le sens qu’il donne à sa fonction « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression. »292 C’est risquer, cependant, de faire de l’art « une réjouissance solitaire » alors qu’il doit s’ouvrir sur les autres, obliger l’artiste à « ne pas s’isoler », « à comprendre au lieu de juger ». La littérature doit se mettre au service de ceux qui subissent l’histoire, et « ne pas oublier [leur] silence et le faire retentir par les moyens de l’art ». Ainsi, l’écrivain assumera « les deux charge qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté293 Ne pas lutter pour la vérité et la liberté, c'est se faire le complice de ceux qui empêchent liberté et vérité de régner sur les hommes.

Toutefois, la question de l'engagement est traitée différemment selon la philosophie de Jean-Paul SARTRE. CAMUS démontre plutôt la nécessité d’une action qui engage à la fois l’individu et le groupe. Il s’agit de lutter contre tout ce qui asservit l’homme, tant au plan social que politique. Et il dénonce les armées de la tyrannie. Nous comprenons bien qu'il s'attaque aux dictatures totalitaires. Mais cette formule très générale ne se trouverait pas sous la plume de SARTRE qui, pour lui refuser de prendre parti, de s’inscrire dans le temps et dans ses conflits, est aussi une façon de prendre parti : l’écrivain « quoi qu’il fasse [es] marqué, compromis »294, son silence même est une forme d’engagement. « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. »295

À travers la pièce de Franck BERTHIER, la parole prend corps dans toute sa force et sa violence entre les comédiens, engageant de la sorte une bipolarité entre « ceux qui prennent les armes, et ceux qui se détournent. » (P.33) Un différend de cette nature, un conflit de valeur qui traversent la pièce se présentent comme des situations de prise de conscience, voire un débat philosophique sur la notion de l'engagement.

292 Discours de Suède est le discours de réception du Prix Nobel de littérature prononcé par

Albert CAMUS à Oslo le 10 décembre 1957.

293 Ibid.

294 SARTRE Jean-Paul, Situation II, Éditions Gallimard, Paris, 1948, p. 16. 295 Ibid.

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L'attentat approfondit justement le problème de la révolte, dénonce la terreur du sionisme, qui transforme le juste instinct de révolte que porte tout homme bien né en une sanglante révolution. À ce sujet Roger CAILLOIS nous précise :

La guerre représente bien le paroxysme de l'existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l'écoulement calme du temps de paix. C'est l'extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes de leur effort.296

De la sorte, nous assistons, au sein d'une même œuvre, à la confrontation de deux systèmes de valeurs. D'emblée, celui d'Amine JAAFARI qui incarne le mieux le désir de paix, rejetant même l'idée de tout engagement et la position axiologique à laquelle il se tient, c'est son refus définitif de ce qui broie l'homme, des conflits sans aucune dimension morale. Le médecin disait à sa sœur Leila « Votre logique ne me convient pas. Vous faites une gloire de la mort, pas moi. » (P. 33). Et c'est ce qui le contraint à l'exil est le fait de voir son père rester, périr sur place « en attendant le Messie. » (P.35) sa contestation s'exprime notamment à travers les propos suivants : « Et moi, j'ai renoncé à cette terre pour ne pas vivre comme lui. » (P.35)

Quant au discours de Leila, vis-à-vis de la position de son frère, qui est en effet scandaleuse, outrancière, immorale, expose notamment un effet de reproche. Pour justifier immanquablement l'acte de Sihem et ses paires, Leila soulève aussi la question qui suit ; si tout le monde choisit l'éloignement comme l'unique issue afin de garder les mains propres ; qu'arriverait-il à leur pays ? Afin de servir cette Cause, Leila stipule également qu'il s'agit du seul combat qui mérite d'y laisse sa peau, de plus, « C'est comme cela que ça se passe, ici. Les une meurent pour le salut des autres. […] » (P. 23) l'agissement de Leila apparaît tel un impératif catégorique297

Il s'agit en effet d'une situation qui comporte des enjeux axiologiques qui se heurtent et rendent les décisions difficiles. Cependant, eu égard à la bipartition idéologique entre les personnages du texte théâtral de BERTHIER, dans la mesure où ils ne s'orientent plus vers les même conditions d'agissement, la maxime de leur

296 CAILLOIS Roger, L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 223.

297 Le principe catégorique ou moral est introduit en philosophie par d'Emmanuel KANT,

représentant le sentiment absolu du revoir. Dans sa Critique de la raison pratique, il précise : « Une règle qui est désignée par "un devoir", exprimant la nécessité objective de l'action et signifiant que, si la raison déterminait complètement la volonté, l'action se produirait infailliblement d'après cette règle. » Ce commandement d'ordre moral est aussi bien employé en philosophie comme en littérature.

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action représente une norme universelle de la condition humaine propre évidement à cette transécriture de L'attentat en pièce de théâtre.

III.2 Une rhétorique absurde

Monologues, dialogues, voix et échange de répliques constituent les matériaux de base au théâtre. En dépit de ces éléments, il faut admettre aussi les principes de la construction scénique ; les jeux du corps, l'éclairage, la sonorisation et le décor qui, quelquefois, surpassent sensiblement les limites de la parole, et affirment que le théâtre n'est pas bâti uniquement sur cette dernière. En effet, ce qui domine dans la pièce de BERTHIER, L'attentat, est le silence. Afin de prendre la parole dans ce texte théâtral, les personnages sont dans un affrontement à l'issue incertaine. Un autre côté de la pièce s'inscrit alors dans un jeu entre parole et silence, une dialectique entre domination et effacement. Cependant, de par le silence, la pièce de BERTHIER tenterait-elle de communiquer une vérité de nature indicible ? Se fonderait-elle sur « une rhétorique absurde » ?

Ce qui domine la pièce de BERTHIER, un nombre remarquable de mots ou d’expressions évoquant « Le silence » ; où ils reviennent maintes fois tout au long du texte. Au début de la pièce par exemple, le rideau de l'ouverture se lève dans le silence, avec Amine seul sur scène, sous un affaiblissement de la lumière, prononce un monologue qui, jaillissant d'un champ lexical essentiellement affligeant :

AMINE

D’un coup toutes mes forces me désertent […] dans le chaos de l'explosion. […] Je ne sens plus mon corps. […] Les sirènes d’une ambulance m’atteignent de plein fouet.

Silence […] Un bourdonnement peut-être les rumeurs de la rue, des cris, ça court de

partout, ça sent la peur... Il y a des morts autour de moi. Il y a des morts sous moi. […] Un lit de cadavres encore tièdes. C’est un cauchemar... (P. 2)

Que de paroles enfuies, dissimulées dans le silence, dans un « silence suspendu, brutal. » (P. 6) ; ou généralement après chaque aparté des expressions telles « On mange en silence. » (P. 12), « Un mur de silence entre nous. » (P. 12). De même, plus loin, « Après un silence. » (P. 23), « Silence. Amine ne sait pas quoi dire. » (P. 30) que de paroles délibérément étouffées parce que, comme nous le précise WITTGENSTEIN, « ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire ». Certaines indications scéniques, « Amine pensif […] Naveed l'air absent. » (P. 3), « Amine ne répond pas. » (P. 6) suggèrent implicitement le silence et impliquent tout de même une suspension de la parole.