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III Camille Vallaux, figure d’exception ?

Dans le document Td corrigé Page de garde - TEL (thèses pdf (Page 178-200)

Depuis trois décennies, C. Vallaux a été progressivement

« redécouvert » par divers historiens de la géographie213. Le fait de n’avoir jamais exercé en université a certainement nui à la diffusion de ses conceptions, exprimées notamment dans un ouvrage fort stimulant,

Les Sciences géographiques214, dont on peut facilement imaginer qu’il ait pu dérouter les lecteurs habituels de la géographie classique. Animé par une foi dans la science et un rationalisme qui ont peu d’équivalent parmi ses collègues et contemporains, il s’est livré dans cet ouvrage à une analyse de ce qu’était, ou aurait dû être, la discipline, analyse nettement plus abstraite, spéculative et principielle que toutes les autres productions réflexives de l’école française de géographie. On peut à bon droit se demander si l’inclination de cet auteur peu commun à l’abstraction n’explique pas au moins pour partie son relatif isolement dans la géographie savante de son temps. En outre, il s’est impliqué ouvertement dans un certain nombre de débats publics, rompant avec la posture du savant replié dans sa tour d’ivoire. Son hétérodoxie était à tout le moins double, même si elle ne fut pas complète, n’en déplaise à ceux qui, tels G. Nicolas-Obadia, voudraient l’ériger en « père de substitution » de la géographie scientifique. Même si nous nous défions de ce genre de lecture présentiste, la lecture des Sciences géographiques est, il faut l’avouer, troublante et rafraîchissante, suggérant des anticipations qui n’ont parfois jamais été reformulées, à notre connaissance, avant les années 1970.

1°) Un réaliste, tout de même

Au cœur de la réflexion de C. Vallaux se situe le problème de l’identité scientifique de la géographie. Ainsi que son titre le suggère, Les Sciences géographiques suppose une pluralité du « géographique », en ce sens que la géographie n’est pas la seule à pouvoir se prévaloir

d’un « abord* »215 ou « conception » qu’elle est en revanche la seule à mettre au centre de son projet épistémologique. L’auteur utilise plusieurs formalisations lexicales, « synthèse », « complexus », « combinaison », pour désigner les objets que la discipline a tendance à formaliser d’emblée, là où la plupart des autres sciences commencent par décomposer ou analyser : « Il faut avouer que la Géographie a déjà fait beaucoup de synthèse, tout en ne disposant que d'analyses peu

nombreuses, insuffisantes ou erronées. »216 Loin de regretter cet état de fait, C. Vallaux l’érige en critère de distinction. Usant d’une métaphore chimique, à visée apologétique, il distingue les « sciences moléculaires » et les « sciences molaires » : alors que « toutes les autres sciences d'observation, qu'elles appartiennent au groupe des sciences naturelles ou à celui des sciences sociales [...] commencent par découper la réalité en fragments de plus en plus menus, tant par l'observation directe que par l'observation instrumentale, avant de la recomposer par des synthèses qui visent de suite à l'explication rationnelle », « la Géographie se présente comme une science de masses, une science molaire, ou

mieux comme une science de groupement » dont « la première

synthèse » « ne vise qu'à la description pure »217.

Si malgré tout le « géographique » conserve quelque légitimité, c’est en vertu du constat de « l'inéluctable connexion spatiale de tous les faits

étudiés »218 séparément par les sciences « moléculaires », qui implique que certaines d’entre elles se préoccupent de « localisation » de façon non fortuite ou rencontrent, lors de leurs efforts de synthèse, le problème de la variabilité « spatiale » des groupements qu’elles examinent à posteriori. Généralisant cette idée de la pertinence du « spatial » (en tant que différenciation) dès lors que l’on s’intéresse à des « faits de masse », C. Vallaux retourne l’argument pour fonder rationnellement la géographie : si les « faits de masse » (ou d’agrégation/combinaison) sont une constante de la « réalité » terrestre, pourquoi ne pas envisager une science qui s’intéresserait spécialement à ceux-là ? « C'est l'idée générale du groupement, complétée par la conception d'ensemble du dynamisme, qui nous donne les premières bases rationnelles, en dehors de la localisation tout empirique, pour entrevoir l'unité profonde de la

Géographie à travers les dualismes que nous avons d'abord reconnus »219. Cet abord particulier des « réalités » n’est pas confortable, et pas seulement parce qu’il place la géographie en porte-à-faux par rapport aux méthodologies scientifiques standard. Il y va aussi de « méthodes » « qui ne sont pas et ne sauraient être immuablement fixées » (p. 160) et ont un caractère précaire : « il n'est peut-être pas un des grands faits de la Géographie [...] qui ne puisse être vu et étudié d'un autre côté et au moyen d'une autre méthode que le côté géographique et la méthode des

géographes »220. Celle-ci a un caractère à la fois inductif et rationalisant :

« anthropocentrique au début de ses démarches », elle procède

initialement par des « tours d’horizon circonscrits par un terminateur221 réel ou idéal » mettant à jour les « connexions spatiales » (c’est-à-dire locales, ici) entre les « faits géographiques » (p. 146). Mais il faut « aller plus loin, et faire entrer dans nos tentatives de groupement des phénomènes qui échappent plus ou moins à la vision réelle ou télescopique » : « il faut joindre aux connexions spatiales une multitude d'autres données qui ne tombent pas sous le sens de la vision globale et qui concernent les hommes et les choses », précisément ce que C. Vallaux qualifie de « faits de masse ». (p. 147-148). Le caractère inductif procède du préalable observationnel de la procédure, qui groupe en quelque sorte

« de proche en proche » et dégage une « hiérarchie toute empirique entre les agents naturels et aussi entre les agents humains », tandis que le caractère rationnel procède d’une mise en cause de l’anthropocentrisme initial « grâce à l’appui de sciences multiples » qui permettent de relier le visible local à des explications extérieures ou, en quelque sorte, de décentrer le point de vue, conférant à l’entreprise son caractère « objectif ». Mais, quelle que soit sa tension vers des ordres successifs d’abstraction, la discipline subit une sorte de sujétion qui découle de son ancrage primitif dans du circonscrit, du localisé :

Tandis que la Géographie, dès sa naissance, ne peut concevoir que l'espace différencié et pourvu d'attributs, les autres sciences du monde minéral et du monde vivant naissent et progressent pendant longtemps sans que la notion

de l'espace concret222 soit autre chose pour elles qu'une image, superflue ou nuisible dont elles ne tiennent aucun compte. Cela se comprend. L'espace concret, c'est un ensemble d'images et une totalisation d'accidents en

apparence irréductibles.223

À travers ces éléments de présentation, s’esquisse la dimension réaliste du propos : parce qu’elle s’assigne de partir du « contingent localisé » et de lui donner progressivement une intelligibilité, la science géographique que conçoit C. Vallaux est enracinée dans le « concret », c’est-à-dire dans l’indistinction des choses « vues » ou données. En témoigne cette expression spectaculairement métaphorique : « partout nous voyons les choses s'agripper les unes aux autres à la façon des atomes crochus et se mouvoir comme une chaîne sans fin, sans que nous percevions sur aucun point, dans ce mécanisme, des hiatus ou des

interruptions logiques »224. Face à la « scénerie »225 des « atomes crochus », le géographe est, à n’en pas douter, de plain-pied, même s’il opère immédiatement des connexions tant spatiales que causales qui le soustraient à son « anthropocentrisme » initial. Au reste, cette situation relève davantage d’un « vouloir voir » (comme dira plus tard C. Raffestin) que d’une dictée des choses. Elle révèle une « réalité » terrestre assez différente des représentations réalistes naïves, dans la mesure ou l’absence de « hiatus » et d’« interruptions logiques » suppose une sorte de continuum flou, foncièrement indistinct en soi. Au reste, quand le géographe, après avoir groupé « les choses telles qu'elles sont » au sein d’un « espace concret » (ce qui est relativement arbitraire), entreprend de les classer, il se livre à un procédé nécessaire mais « dangereux » :

Le procédé de groupement de la Géographie paraît d’autant plus malaisé à employer avec fruit, que le groupement lui-même nous fait l'effet d'une opération de l'esprit assez vaine et en tout cas inutile au point de vue scientifique, s'il n'est pas accompagné au moins d'une ébauche de classement. Or un classement, même à l'état d'ébauche, et un groupement sont deux procédés logiques qui tendent à s'infirmer naturellement, à se contrarier, et même à se contredire. Quand on groupe les choses telles qu'elles sont, on ne classe pas. Quand on classe, on démolit les groupes tels que la nature les a faits, pour remplacer par d'autres groupes artificiels où disparaissent plus ou moins les connexions vraies qui existent sur la surface terrestre. Ces classements sont sans doute nécessaires pour l'intelligence des choses. Ils n'en sont pas moins dangereux, car nous nous en servons pour desceller, en quelque sorte, les blocs de réalité de l'endroit où ils se trouvent, pour les porter ailleurs par la pensée, et pour les cimenter

idéalement avec d'autres qui dans le fait ne les avoisinent point.226

Nulle part ailleurs on ne perçoit aussi clairement la tension extrême que suscite le réalisme épistémologique de l’auteur : tout l’effort pour préserver « les choses telles qu'elles sont » est mis en péril en permanence par les aspirations à la scientificité. Ce faisant, le chemin suivi par la géographie a les traits d’une expérience limite, sans cesse tiraillée entre deux exigences que C. Vallaux construit lui-même comme contradictoires. Point de fuite de son discours, la métaphore surgit fréquemment non pas pour résorber la difficulté, mais en quelque sorte pour l’ajourner : il en va ainsi de celle que l’on trouve à la fin de l’extrait ci-dessus. Elle ne résoud rien mais elle opère une sorte d’apaisement.

Dans la plupart des cas, et tout particulièrement ici, les métaphores offrent un sursis au réalisme géographique. À ce titre parmi d’autres, C.

Vallaux manifeste une fidélité toute particulière à la dynamique du

discours vidalien, tendu sous l’« effort pour y loger la vie et la réalité » 227. Ce n’est pas un hasard si les pages les plus intimistes, les plus empreintes de subjectivisme, des Sciences géographiques sont aussi

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