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géographie classique

Pour parler de la géographie pratiquée par P. Vidal de la Blache et ses successeurs, nous disposons d’un stock confortable d’épithètes (« classique », « vidalien », « traditionnel », entre autres), sans parler des labels plus spécifiques tombés dans le domaine courant (« École française de géographie » est le plus fréquent). Ce qui peut paraître frappant est le consensus qui entoure cette induration, déjà sensible du vivant de P. Vidal de la Blache. Même un contempteur féroce comme François Simiand adopte, dans sa fameuse recension de 1909

69, le terme d’« école », lors même qu’il dénonce le caractère extrêmement hétérogène de ce que l’on trouve dans les thèses des

« élèves » de Vidal : « On le voit à ces quelques exemples, chez des géographes d'une même école, la notion de ce qui est fait géographique, de ce qui est et doit être l'objet d'une étude géographique, apparaît ou bien fort diverse, — si chacun de ces auteurs a mis dans son livre ce qu'il considérait et tout ce qu'il considérait comme proprement géographique,

— ou bien fort indéterminée, si nous devons intégrer en elle jusqu'aux catégories de faits les plus distantes que nous trouverons visées dans l'une ou dans l'autre de ces études. »70 L’intention polémique de F.

Simiand, qui met en difficulté la stabilité de l’appellation tout en la conservant, s’est largement perdue par la suite. En effet, dans la littérature historiographique post-vidalienne, et jusqu’aux premiers travaux d’histoire de la géographie que l’on pourrait qualifier de

« spécialisés », tels La formation de l'école française de géographie de Vincent Berdoulay (1981)71 et le remarquable article de Catherine Rhein,

« La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 » (1982)72, l’idée de « groupe » ou d’« école » est un motif récurrent. Dans Demangeon, Raoul Blanchard, Jules Sion, Maximilien Sorre, entre autres,

69 F. Simiand, « Compte-rendu de Demangeon, Blanchard, Vallaux, Vacher et Sion », L’Année sociologique, vol. XI, 1906-1909, p. 723-732.

70 F. Simiand, op. cit.,

71 V. Berdoulay, La formation de l'école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque Nationale, C.T.H.S., 1981 ; rééd. « CTHS Format » (poche), 1995.

72 C. Rhein, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? 1860-1920 », Revue française de sociologie, XXIII, 1982, p. 223-251.

pour ne citer que ceux qui ont exercé à l’épicentre de l’université

Précocement, après la parution de La Terre et l’évolution humaine de L. Febvre (1922), cette école a été associée à un credo souvent qualifié de « possibiliste » — terme qui ne figure pas chez P. Vidal de la Blache, et seulement de façon très incidente chez L. Febvre, mais qui s’est néanmoins peu à peu imposé pour labelliser la posture des

« vidaliens » : la marque de cette « école » serait un refus du

« déterminisme » des conditions naturelles, résumé dans la maxime « la nature propose, l’homme dispose ». Et l’on aurait affaire à un

« programme de recherche »73 visant à interpréter l’impact des

« conditions physiques » (comme on aurait dit dans la langue classique) sur — et leur réaménagement par — les « groupements humains » (syntagme longtemps préféré à « sociétés »). Dès l’entre-deux-guerres, il s’agissait d’une vulgate, dont il aurait été facile de montrer l’inanité : si ce que pratiquaient les « vidaliens » manifestait constamment une affiliation à cette problématique, il n’est qu’un M. Sorre (et un peu J. Sion dans ses œuvres posthumes) pour en avoir fait un authentique programme de recherche, c’est-à-dire une spéculation cardinale opérant une mobilisation des instruments de « preuve ». Chez leurs collègues et contemporains, le traitement analytique des différentes « entrées » que requiert un « tableau géographique » a rendu caduque la mise en tension de la relation homme/nature au profit d’une déclinaison de thèmes de géographie physique et humaine, exercice dans lequel E. de Martonne et R. Blanchard se sont tout particulièrement illustrés.

Par les conclusions du chapitre « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? » de Du Milieu à l’environnement74, Marie-Claire Robic n’a pas peu contribué à mettre en cause cette identification de l’« école française » à un programme d’écologie humaine — qui était certes une visée légitimante du discours vidalien, mais n’a guère été suivi sur le plan de la recherche empirique.

Ailleurs, elle précise : « la référence à l’écologie naturaliste joue plus le rôle d’une doctrine ad hoc, légitimante dans un certain champ intellectuel, que celui du paradigme effectif de ce qui devient une discipline », même si elle « offr[e] le triple intérêt d’unifier la géographie, de lui conférer un label scientifique, d’accorder enfin statut scientifique à la géographie de l’homme »75. S’il ne s’agit que d’une « doctrine ad hoc », n’y a-t-il pas quelque abus à rabattre le « style épistémologique »76 de l’« école française de géographie » sur une non-question, une injonction

73 Sur le concept de « programme de recherche », cf. I. Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences [trad. C. Malamoud et J.-F. Spitz ; éd. originale : 1986], Paris, PUF, « Bibliothèque d’histoire des sciences », 1994 & J.-M. Berthelot, La Construction de la sociologie, Paris, PUF,

« Que Sais-je ? », 1991, n° 2602.

74 M.-C. Robic, « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? », dans M.-C. Robic, dir., Du Milieu à l’environnement, Livre II, chap. V, p. 167-199.

75 M.-C. Robic, « L’invention de la « géographie humaine » au tournant des années 1900 : les Vidaliens et l’écologie », dans P. Claval, dir., Autour de Vidal de la Blache. La formation de l’école française de géographie, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 142 (137-147).

molle et floue ? Peut-être faut-il renoncer au problème de l’identité épistémologique quand on s’intéresse à un réseau érigé en école ? Après tout, à la même époque s’est constituée en Russie une « école géographique »78, déjà prégnante dans le Tableau de la géographie de la France de P. Vidal de la Blache, mais qui ne l’est pas moins dans les travaux de ses épigones, tels La Picardie d’Albert Demangeon79 ou Régions naturelles et noms de pays de L. Gallois80. La difficulté principale de la mise en avant d’une telle problématique est d’ordre institutionnel et procédural : en une époque (le début du XXe siècle) où les institutions universitaires étaient encore largement dominées par l’épistémologie positiviste comtienne, il était difficile de rendre raison d’une explication causale qui aurait justifié l’assertion d’un « être géographique » (expression vidalienne) et de l’ériger en programme de recherche scientifiquement légitime, quand bien même c’était là un défi essentiel pour les « vidaliens » (mis à part, peut-être J. Brunhes). Au reste, ceux-ci ont fait preuve d’une grande imagination pour rationaliser les opérations permettant une intelligence de l’individualité des régions géographiques.

Le « dossier » vidalien (notamment sous sa forme cartographique) constitue de ce point de vue une sorte de « paradigme » (au sens restreint d’exemple), dont P. Vidal de la Blache a donné le « mode d’emploi » dans la préface de son Atlas général de 1894 :

J'ai cherché dans ce recueil à réunir sur chaque contrée l'ensemble des indications nécessaires pour en obtenir une vue raisonnée. La carte politique du pays à étudier est accompagnée d'une carte physique ; elles s'éclairent l'une par l'autre, et trouvent un complément dans des cartes ou des figures schématiques dont la géologie, la climatologie, la statistique ont fourni le sujet. Cette espèce de dossier — que l'on me passe l'expression —, constitué, suivant les cas, d'une façon plus ou moins complète a pour but de placer sous les yeux l'ensemble des traits qui caractérisent une contrée, afin de

76 Cf. I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? [trad. B. Jurdant], Paris, La Découverte, « Textes à l’appui / anthropologie des sciences et techniques », 2001.

77Cf. O. Orain, « La géographie russe (1845-1917) à l’ombre et à la lumière de l’historiographie soviétique », L’Espace géographique, 1996, n° 3, p. 217-232 ; M. Frolova, Les paysages du Caucase. Contribution géographique à l’étude des représentations et des modélisations de la montagne, thèse de doctorat, université de Toulouse II, 2000.

78 Cf. J.-M. Besse, « Les conditions de l’individualité géographique dans le Tableau de la géographie de la France », dans M.-C. Robic, dir., Dans le labyrinthe des formes. L’individualité française selon le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache, Paris, Éd. du CTHS, 2000, p. 227-249. M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.

79 A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines : Artois, Cambrésis, Beauvaisis, Paris, A.

Colin, 1905 ; 4ème éd., Paris, Librairie Guénégaud, 1973.

80 L. Gallois, Régions naturelles et noms de pays. Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908.

permettre à l'esprit d'établir entre eux une liaison.81

Parallèlement, le « maître » comme ses « élèves » ont multiplié les spéculations opérant une articulation entre la doctrine « écologique » et un « programme de recherche » qui aurait mis les individualités géographiques au centre de son questionnement. Le « principe de connexité », énoncé de façon impressionniste par P. Vidal de la Blache et érigé en système par J. Brunhes dans l’introduction de sa Géographie humaine (1910), constitue sans doute le meilleur pivot entre les deux schèmes :

Rien ne manifeste mieux […] la connexion générale des phénomènes, et rien ne révèle mieux l'importance en géographie de l'idée de connexité : cette idée féconde doit dominer toute étude complète des faits géographiques ; on ne peut se contenter de l'observation d'un fait en lui-même ou d'une série isolée de faits ; après cette observation initiale, il importe de replacer la série dans l'ensemble naturel, dans l'ensemble complexe des faits, au milieu desquels elle s'est produite et développée ; il faut chercher comment elle se rattache aux séries de faits qui l'avoisinent, dans quelle mesure elle les a déterminées, dans quelle mesure au contraire elle en a subi l'influence.82

À condition de considérer les « régions géographiques » comme des modulations particulières et significatives du « complexus des agents naturels et humains qui impriment leur action à la surface de la terre », comme aurait dit Camille Vallaux83, appert la passerelle qui permet de nouer ensemble la doctrine scientifique et l’objet privilégié. Elle implique de considérer les « êtres géographiques » comme des réalisations particulières d’une « combinaison des phénomènes »84 — syntagme emblématique pour faire le lien entre « milieu » écologique et « région » idiosyncrasique. L’ennui est qu’une ligne de partage sépare ceux des élèves de Vidal qui ont essayé, en général précocement, de théoriser le

« principe de connexité », avec au principal l’idée de fonder, plutôt, une géographie (humaine) générale (J. Brunhes, C. Vallaux), et ceux, majoritaires, qui se sont consacrés principalement à la géographie régionale, du moins dans les premières décennies de leur carrière, et qui ont plutôt illustré par des cas d’espèce (ou donné épaisseur à) la foi commune dans la « combinaison des phénomènes ». Et si J. Brunhes et C.

Vallaux ont subi un certain ostracisme85, c’est peut-être notamment pour des raisons épistémologiques, pour avoir semblé trop systématiques à leurs contemporains. Il est vrai que par comparaison la production réflexive de certains autres « vidaliens » est fort mince (R. Blanchard, J.

Sion) ou tardive (M. Sorre), sinon posthume (A. Demangeon)…

Au total, ce sont plutôt deux « programmes de recherche » qu’il faudrait évoquer, dont l’articulation, pour « évidente » qu’elle puisse

81 P. Vidal de la Blache, « Préface de l'Atlas Général », Atlas général, physique, politique, économique, géologique, ethnographique, Paris, Armand Colin, 1894. Ce passage fort célèbre a été analysé par M.-C. Robic dans « La stratégie épistémologique du mixte. Le dossier vidalien », Espaces-Temps, n° 47-48, 1991, p. 53-66.

82 J. Brunhes, « Introduction », La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925, p. 19.

83 C. Vallaux, Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925, p. 27.

84 P. Vidal de la Blache, « Des caractères distinctifs de la géographie », Annales de géographie, 1913, p. 292 [289-299].

85 Dans le cas de J. Brunhes, le rejet de ses thèses fut entre autres le fait de P. Vidal de la Blache lui-même. Cf. M.-C. Robic, « Les petits mondes de l’eau : le fluide et le fixe dans la méthode de Jean Brunhes », L’espace géographique, XVII, 1988, n° 1, p. 31-42.

sembler en apparence sur le plan des principes, ne s’est pas réalisée, sinon exceptionnellement, comme dans cette remarquable Asie des Moussons « livrée » par Jules Sion en 1928-192986, qui part effectivement de la modulation d’un phénomène naturel (la mousson) avant de

« replacer la série [ici climatique] dans l'ensemble naturel, dans l'ensemble complexe des faits, au milieu desquels elle s'est produite et développée », comme aurait dit J. Brunhes, la spécificité météorologique donnant son « individualité géographique » à « l’ensemble naturel ».

Pourtant, à côté de cet exemple réussi de « combinaison », combien de textes à tiroirs, de déclinaisons strictement régionales ou thématiques qui ne rendent compte d’aucune « connexité » spécifique, sans parler d’une problématique « écologique ».

Peut-être l’idée même de « programme de recherche » est-elle trop précise pour rendre compte de ce qui donne une unité au style épistémologique de l’« école française de géographie ». Non pas que celle-ci n’en ait pas eu, à l’état doctrinal ou heuristique, ainsi que nous venons de le suggérer, mais nous doutons qu’il s’agisse là de la contrainte qui imprime le pli le plus accusé à la production textuelle classique. Au reste, les travaux récents de M.-C. Robic nous inclineraient à penser que d’autres programmes auraient pu être également développés à partir de la matrice vidalienne : une problématique de la

« position relative des lieux »87 notamment. Pourtant, à l’« ambiguïté foncière de Vidal de la Blache », à « l’ouverture que son œuvre a laissée à l’interprétation », s’opposent aussi l’entreprise de délimitation et de normalisation de ses élèves : les discussions de Lucien Gallois dans la conclusion de Régions naturelles et noms de pays et l’introduction de la Géographie universelle88, les multiples interventions d’Emmanuel de Martonne89, mais aussi les œuvres plus controversées de J. Brunhes90 et C.

Vallaux91, peuvent se lire comme autant de tentatives pour donner des contours plus nets à l’épistémologie disciplinaire. À défaut d’avoir pour propos de le démontrer, nous avancerions volontiers l’idée d’un effort de rationalisation ou de systématisation obéissant au désir de renforcer l’univocité et la crédibilité de la géographie comme science. Les travaux empiriques des élèves de Vidal font également leur deuil — à des fins de normalisation du regard géographique — du pouvoir de suggestivité que

86 J. Sion, Asie des Moussons, tome IX de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L.

Gallois, dir., Paris, A. Colin, 2 vol., 1928 et 1929.

87Cf. M.-C. Robic, Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, Paris, Éd. du CTHS, 2000.

88 L. Gallois, « Conclusion II. — Les régions naturelles », dans Régions naturelles et noms de pays.

Étude sur la région parisienne, Paris, A. Colin, 1908, p. 216-235 ; « Avant-propos » de la Géographie universelle, P. Vidal de la Blache et L. Gallois, dir., Paris, Librairie A. Colin, 1927, tome premier, p. I-VIII.

89 E. de Martonne, « Le développement et l’avenir de la géographie », Société de géographie de Lyon et de la région lyonnaise, bulletin, 2e série, t. I, fasc. 1, 1908, p. 1-11 ; « Tendances et avenir de la géographie moderne », revue de l’université de Bruxelles, XIXe année, 1913-1914, p. 453-479 ; « La science géographique », dans La Science française, Paris, Larousse, 1917 ; rééd. : 1933, p. 373-396.

90 J. Brunhes, La Géographie humaine, t. I : « les faits essentiels, groupés et classés » ; t. II :

« Monographies », Paris, Félix Alcan, 1910, 2e rééd. : 1925.

91 C. Vallaux, Les sciences géographiques, Paris, Alcan, 1925.

l’écriture92 ou l’illustration iconographique93 vidalienne possédaient, ce dont témoignerait notamment la thèse prototypale d’A. Demangeon sur La Picardie.

Tous ces éléments nous amènent à redessiner l’ordre des priorités d’une lecture malgré tout unitaire et épistémologique de l’ « école française de géographie », pour laquelle la citation de J. Brunhes nous fournira accessoirement l’indice déclencheur, en l’espèce de l’« étude complète des faits géographiques » : qu’est-ce donc que cette régulation en dernière instance par la complétude ? qu’est-ce donc que ce point aveugle et néanmoins déterminant ? Précisément une exigence de réalisme d’un genre un peu particulier dont nous faisons le pari qu’il est au moins aussi contraignant et décisif pour le style épistémologique classique que toute espèce de programme de recherche, qu’il soit explicatif (la doctrine écologique) ou interprétatif (le problème de l’individualité régionale). Pour autant, pour des raisons que nous expliciterons ultérieurement, le syntagme « programme de recherche »94 ne nous semble pas adéquat, et nous lui préférerons le terme de

« posture », même s’il s’agit d’un terme un peu flou.

L’hypothèse que nous souhaitons étayer dans cette première partie est qu’un réalisme, particulièrement « métaphysique » au sens putnamien95, constitue une contrainte décisive du paradigme cristallisé par les élèves de P. Vidal de la Blache dans leurs écrits théoriques et empiriques, susceptible de rendre raison du style épistémologique de l’« école française de géographie » tout autant que les schèmes qui ont déjà été associés. Dans le chapitre premier, intitulé « Archéologie du réalisme géographique », nous nous sommes efforcé de déconstruire la posture dans une perspective relativement anhistorique, en nous appuyant pour l’essentiel sur des formulations de la « grande époque » de l’école, c’est-à-dire le premier XXe siècle — celui qui précède la deuxième guerre mondiale —, période où elle connaît son apogée en terme de rayonnement international. Comme nous ne l’avons pas travaillé en tant que tel, ce contexte favorable constitue simplement une trame, suggérant un contraste avec l’époque antérieure (1892-1903) durant laquelle P. Vidal de la Blache et ses premiers lieutenants avaient dû fournir la preuve de la viabilité scientifique de leur « école ». C’est dans un contexte moins précaire mais plus exigeant que la science se fait

« normale » (au sens kuhnien). L’entreprise de codification donne un cadre strict à ce qui était jusque là « science extraordinaire », engagée sur plusieurs voies, visant davantage la séduction, la synesthésie, la mimèsis de la « vie », que la netteté des catégories. Au reste, la lecture des très nombreux articles à visée théorique du « père fondateur » frappe

92Cf. M.-C. Robic, « L’exemplarité du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache », dans J.-M. Berthelot, dir., Figures du texte scientifique, PUF, « Science, histoire et société », 2003.

93 Cf. D. Mendibil, Texte et Images de l’iconographie de la France (de 1840 à 1990), thèse de doctorat, université de Paris I, 1997 ; « De Martonne iconographe », dans G. Baudelle, M.-V.

Ozouf-Marignier et M.-C. Robic, dir., L’établissement de la géographie universitaire. Le terrain, le livre, la cité. Géographes en pratiques, P. U. de Rennes, mars 2001, p. 277-287.

94 Ce qui ne dit rien sur la pertinence qu’il y a à travailler sur les « programmes de recherche » que la géographie classique a pu se donner…

95 Cf. la citation donnée en introduction, page 22.

par la souplesse du lexique, la richesse et la profusion des exemples, l’enracinement dans l’expérience vernaculaire, les raccourcis littéraires :

Grâce à cette souplesse et à une vitalité qui s’adapte à tous les climats, il n’y a guère de parties de la surface terrestre auxquelles la physionomie de l’homme ne s’incorpore. Son image s’associe aux formes les plus diverses de configuration et de relief. Pour peu que nous échappions un moment aux scènes de nature humanisée qui nous sont familières, le vide nous frappe. Le premier hameau qu’on aperçoit, après quelques heures passées en montagne, au tournant de quelque étroit couloir : humble trace de l’homme, mais signe visible que là recommence son action directe et continue sur les choses, répond à un sentiment instinctif d’attente ; il nous rend cette impression de vie personnelle qui est inséparable pour nous de l’image des contrées.96

Pour signifier l’omniprésence de la « physionomie de l’homme » à la

« surface terrestre », le discours en généralité, « panoptique » et d’association entre les « formes les plus diverses de configuration et de relief » et l’« image » de l’homme. Tout se passe comme si l’auteur articulait par analogie morphologique un comparant (phore) et un comparé (thème), en conférant à son analogie vertigineuse les propriétés rhétoriques de la comparaison littéraire (même si ce n’en est pas une).

On pourrait aussi parler à plusieurs niveaux d’attelage98, procédé pour le moins baroque dans un texte « théorique ». Cette propriété de glissement et d’esquive, usant du raccourci par les figures littéraires (ou tropes), passant d’un registre à un autre sans crier gare, contribue certainement

96 P. Vidal de la Blache, « La géographie politique, à propos des écrits de M. Frédéric Ratzel », Annales de géographie, 1898, p. 100 [97-111].

97 Dans cette première partie, nous nous appuierons abondamment sur la typologie du phénomène linguistique exposée par R. Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Eds de Minuit, 1963, rééd. coll. « Double », 1994. On en trouve un résumé efficace dans la Rhétorique générale du Groupe Μ : « Un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un

97 Dans cette première partie, nous nous appuierons abondamment sur la typologie du phénomène linguistique exposée par R. Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Eds de Minuit, 1963, rééd. coll. « Double », 1994. On en trouve un résumé efficace dans la Rhétorique générale du Groupe Μ : « Un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un

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