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Dans cette approche, il n’existe pas de déterminants extérieurs, d’influence sociétale qui agissent sur l’outil, mais la notion d’interaction entre l’outil est l’utilisateur est centrale. L’acteur, utilisateur de l’outil est considéré comme « actant », voire, il construit des schèmes d’utilisations donnant corps à l’instrument. L’outil prend également une dimension communicationnelle donnant du sens à l’action.

Plusieurs théories s’inscrivent dans ce courant et offrent une grille de lecture diversifiée pour l’analyse des outils de gestion (voir figure ci-dessous et tableau de synthèse à la fin du titre II).

FIGURE 14 :DESCRIPTIF DES APPROCHES INTERACTIONNELLES

II.1 Théorie de l’acteur-réseau

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Cette théorie, développée dans les années 80 par les chercheurs du Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des mines de Paris (CSI),144 considère que les acteurs « humains » et les objets « non-humains » ne sont pas deux sphères distinctes car ils interagissent entre eux. Cette théorie :

« se distingue des autres approches constructivistes par le rôle actif qu’elle fait jouer aux entités produites par les sciences et les techniques dans l’explication de la société en train de se faire » (AKRICH, CALLON, & LATOUR, 2006, p. 267).

Il s’agit donc d’envisager la notion de symétrie entre humains et non-humains et ainsi les interactions qui ne sont pas neutres et ont un rôle actif.

Pour les auteurs de l’ANT (Actor-Network Théorie), la société, les acteurs doivent être envisagés comme le corollaire d’un réseau rassemblant humains et non-humains reliés entre eux. Pour ce faire, il a fallu donner un rôle à ces humains et non-humains et c’est ce que Callon restitue dans sa théorie de la traduction qu’il interprète comme :

« le mécanisme par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une situation dans laquelle certaines entités arrachent à d’autres, qu’elles mettent en forme, des aveux qui demeurent vrais aussi longtemps qu’ils demeurent incontestés » (CALLON, 1986, p. 205)145 143 Ou ANT (Actor-Network Théorie) appelée aussi « sociologie de la traduction ». 144 Dont : Madeleine Akrich et al., 2006 ; Michel Callon, 1986 ; Bruno Latour, 1989, 2006. 145 Cité par Lassave Pierre, « Sociologie de la traduction. L'exemple de la « Bible des écrivains », Cahiers internationaux de sociologie 1/2006 (n° 120), p. 133-154.

Le processus de traduction permet ainsi de dépasser les controverses (rapports de forces, jeux de pouvoirs… présents dans toute activité) en passant par quatre étapes :

í La problématisation : qui permet de formuler le problème ;

í L’intéressement : qui permet d’imposer et de stabiliser l’identité des autres acteurs ;

í L’enrôlement : définit comme un intéressement réussi ;

í La mobilisation des alliés, des porte-paroles pour permettre l’extension du réseau. Callon (1986, p.185) :

Puisque la société est le résultat provisoire d’un réseau, les objets sont alors considérés comme des agencements humains/non-humains qui agissent à distance sur des événements, des lieux ou des personnes : « Ils coordonnent les actions ; ils agissent ou font agir les autres » (CALLON, MILLO, & MUNIESA, 2007, p. 2). Les objets sont ainsi considérés comme actants, comme performants146. Les outils ne sont plus considérés uniquement comme un artéfact technique, mais bien comme des objets complexes résultants d’un réseau d’actants.

L’analyse de l’outil est alors celle de l’outil « en train de se faire », elle vise à comprendre par quel processus de traduction on arrive à ce résultat, par quels acteurs, par quelles interactions, par quels rôles… ? L’implantation d’un outil de gestion de ce point de vue est tributaire d’une co-construction entre humains et non-humains. (PRESTON, COOPER, & COOMBS, 1992 ; BRIERS & CHUA, 2001 ; MUNIESA & CALLON, 2009).

II.2 La théorie de l’activité

Cette théorie est parue dans les années 20 par l’école historique et culturelle soviétique de la psychologie147. Elle considère que l’outil n’est pas achevé et qu’il le sera grâce aux schèmes d’utilisations nécessaires à son usage. C’est par ce mécanisme qu’il sera porteur d’apprentissages collectifs. L’outil est considéré ici comme une construction sociale, il est médiateur d’interactions multiples. Il n’est plus seulement un outil constitué d’un artéfact technique, mais il devient un instrument mu par l’actionnabilité des utilisateurs.

On distingue de ce point de vue deux types de travaux en gestion : 1. une réflexion mettant en avant que l’instrument est organisateur de l’activité, 2. et une autre mettant en avant que l’activité est forcément collective.

La première approche défendue par Rabardel (1995, 2005) lie étroitement l’outil à la notion d’apprentissage. L’utilisation d’un outil nécessite son appropriation. L’utilisateur en sera également transformé. Cette activité médiatisée par les instruments peut contribuer à l’analyse des pratiques gestionnaires (TEULIER & LORINO, 2005). L’outil intervient dans la construction des apprentissages collectifs.

Le second point de vue, plus récent, défendu notamment par Engeström (1996, 2001) inscrit le sujet dans une collectivité où chaque sujet partage le même objectif sous-tendu par l’activité. Les connaissances sont distribuées parmi les individus. Les normes, les pratiques de travail, les règles implicites ou explicites régulent les interactions permettant la réalisation des activités. L’outil et l’organisation sont intriqués.

146 La notion de performant s’entend ici au sens de performation : « un ensemble d’activités et d’événements qui instaurent ou modifient un agencement » (Muniesa et Callon, 2009, p.302.).

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II.3 Paradigme narratif de l’étude des organisations

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L’accent est mis ici sur la dimension communicationnelle de l’outil de gestion. La gestion repose en effet sur la parole, la narration est un moyen d’intervention pour engager ou justifier une action. L’outil de gestion est ici considéré comme un être de langage. Leroi-Gourhan (1964) précisait d’ailleurs que l’outil et le langage sont apparus en même temps. L’extériorisation de l’outil relève du langage et contribue à dématérialiser sa technicité au profit de son usage. Deux courants alimentent ce point de vue.

II.3.1 L’outil produit des effets organisationnels

Ce premier point de vue considère les écrits (qui ont le caractère d’outils) comme des actes produisant des effets organisationnels.

L’utilisation des outils de gestion implique d’écrire et de modifier le cours des événements (tableau de bord, évaluation, …). Cochoy, parlant de l’application des normes ISO 9000 dans une entreprise, rapporte que ces normes imposent la traçabilité du processus de gestion. L’action est ainsi structurée, mais cette « dynamique d’écriture » imposée structure également le relationnel (COCHOY, .GAREL, & TERSSAC, 1998).

II.3.2 L’outil s’inscrit dans un processus interactionnel

Le second point de vue porté par Karl E. Weick considère que l’outil de gestion s’inscrit dans un processus interactionnel de création de sens ou « sensemaking » (WEICK, 1979, 1993, 1995, 2001, 2005).

Lorsque l’action est traduite en langage ou en texte, elle permet l’articulation des schèmes d’interprétation et participe à la production collective de sens. Un autre courant, porté notamment par Roland Barthes, considère que l’outil de gestion est un texte fixe porteur et diffuseur de représentations qui ont été formalisées collectivement. L’outil façonne ainsi les représentations de ses utilisateurs (BARTHES, 1972).

L’outil de gestion peut également être perçu comme un artéfact informationnel tel que le développe Philippe Lorino (2002) qui propose une théorie pragmatique et sémiotique des outils de gestion. L’outil est alors considéré comme un texte qui s’écrit durant l’usage qui est fait de l’outil. L’approche « pragmatique » inspiré de la théorie instrumentale (VYGOTSKI, LEONTEV, & LURIA, 1986) nous apporte une vision constructiviste. L’utilisateur, de par son expérience, va construire des « schèmes transposables » (LORINO, 2002, p. 12) pour de nouvelles situations, et se construire de nouvelles expériences. Il existe ainsi une interaction entre le sujet et l'objet.

Ainsi l'outil est plus complexe qu’il n’y paraît, car il est à la fois objet et sujet. Herbert Simon dans une approche plus cognitiviste situe le statut des outils de gestion entre ces deux courants :

« Les planificateurs agissent en mettant en œuvre leur conception, et ceux qui sont affectés par cette action altèrent à leur tour leur propre comportement pour atteindre leurs objectifs dans un environnement modifié » (HERBERT, 1991 (1ère édition 1969), p. 158)149.

Les utilisateurs influent l’utilisation de l’outil, ce point est essentiel dans l’anticipation de la mise en œuvre des outils de gestion et surtout dans le suivi de leur application.

148 Auteurs défendant ce point de vue : Czarniawaska-Joerges (1988), Brown (1990), Girin (1990), Boje (1991).

149 Cité par Lorino, (2002). « Vers une théorie pragmatique et sémiotique des outils appliquée aux instruments de gestion. » Groupe ESSEC. p.3.

II.4 Théorie de l’acteur stratégique

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De ce point de vue l’influence de l’outil de gestion est moins directe mais plutôt soumise aux stratégies d’acteurs. L’utilisateur a un comportement rationnel, mais cette rationalité est limitée151 aux choix possibles en fonction de l’environnement et des capacités de l’acteur. Ce dernier s’arrêtera au premier choix qui le satisfait. Cette approche s’éloigne du néo-déterminisme technologique. La technique n’a que peu d’influence sur le fonctionnement des organisations. L’outil n’est pas considéré comme structurant, il est soumis au jeu des acteurs sociaux. L’outil de gestion est un élément du système formel servant les jeux de pouvoir.

Les outils de gestion seront plutôt abordés par les sociologues des organisations dans la notion de changement (BERNOUX, 2004). Même si la portée rationalisante de l’outil est mise à mal par les acteurs qui en font un usage stratégique et sont en capacité de lui résister ou de le modifier. De ce point de vue, l’autonomie de l’acteur ne peut être remise en cause par une pression exercée par des outils de gestion. Denis Segrestin dans « L'entreprise à l'épreuve des normes de marché. Les paradoxes des nouveaux standards de gestion dans l'industrie » (1997) traite du paradoxe des normes qualité qui sont perçues comme un processus de standardisation limitant l’autonomie des acteurs. Pour autant, la mise en œuvre des normes qualité est tributaire des régulations autonomes des acteurs qui se l’approprient et lui donnent un sens concret.

Plus tard, dans les années 80, la théorie de la régulation sociale152 défendue par Jean-Daniel Reynaud (1988 ; 1997) précise que l’outil de gestion est assimilé à un objet social dépositaire de règles formelles permettant d’orienter et de coordonner l’action.

150 Théorie de l’acteur stratégique portée notamment par : Crozier (1964) ; Crozier et Friedberg (1977) ; Friedberg (1993) dans le cadre du Centre de Sociologie des organisations 5CSO) créé par Crozier dans les années 60.

151 Concept de la rationalité limitée (bounded rationality) forgé par Herbert Simon dans Administrative Behavior (1947).

152 La théorie de la régulation sociale cherche à définir l’influence des règles sur l’élaboration d’une action collective par un groupe social.

Auteur(s)/publication Idées forces Théorie de l’acteur-réseau PRESTON, A., COOPER, D., & COOMBS, R. (1992). "Fabricating budgets: a study of the production of management budgeting in the national health service". Accounting, Organizations and Society, Vol. 17, N°6, pp. 561-593 (Etude sur la mise en place d’un processus budgétaire au sein d’hôpitaux anglais.) La mise en place d’un outil ne peut se répéter à l’identique, il est dépendant du contexte dans lequel il évolue. BRIERS, M., & CHUA, W. (2001). "The role of actor-networks and bundary objects in management accounting change: a field study of an implementation of activity-based costing". Accounting, Organizations and Society, Vol. 26, N° 3, pp. 237-269 L’outil de gestion est « une boite noire ». Pour comprendre son implantation il faut étudier les conditions de son implantation et les nombreuses interactions humaines ou non-humaines, ainsi que les adaptations nécessaires à sa survie. La théorie de l’activité RABARDEL, P. (1995). "Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains". Paris : Armand Colin. Il existe des interactions entre l’instrument, le sujet et l’objet. L’outil n’est pas composé uniquement d’un artéfact matériel mais également de schèmes d’utilisations permettant d’organiser l’action des sujets. Paradigme narratif de l’étude des organisations

FRAENKEL, B. (1995). "La traçabilité. Une fonction caractéristique des écrits de travail". Connexions, N°65, pp. 63-75. La succession des écrits, la traçabilité permettent d’organiser l’action. L’écrit n’a pas uniquement une fonction d’information mais aussi une fonction performative. PEREIRA, R. (2002). "An adopter-centered approach to understanding adoption of innovations". European journal of Innovation Magangement, Vol. 5, N° 1, pp. 40-49. L’adoption d’un outil de gestion passe par un processus d’appropriation. Certains facteurs sociocognitifs peuvent influencer cette adoption. Théorie de l’acteur stratégique

BERNOUX, P. (2002). "Le changement dans les organisations : entre structures et interactions". Relations Industrielles/Industrial Relations, Vol.57, N°1, pp. 77-99. BERNOUX, P. (2004). "Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations". Paris : Seuil. Les changements organisationnels ne peuvent avoir lieu que si les acteurs s’approprient les outils de gestion.

PICHAULT, F., & NIZET, J. (2000). "Les pratiques de gestion des ressources humaines : approches contingente et politique". Paris : Seuil "Points-Essais Sciences humaines". (Pratiques de GRH.) Même si l’outil est porteur d’une prétendue neutralité, il existe une certaine tension liée à l’appropriation ou à la réappropriation des outils au gré du jeu des acteurs.

TABLEAU 21 : APPROCHE INTERACTIONNELLE A TRAVERS CERTAINES PUBLICATIONS (EXTRAITS CHIAPELLO & GILBERT,2013, CHAP.V).

III Perspectives socio-politiques, cognitives,