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I La dimension organisationnelle des outils de gestion

I.1 Les outils sont fondateurs de l’organisation

Les outils de gestion ont une dimension organisationnelle, ils sont souvent imposés par des contraintes, des réglementations externes à l'entreprise et déployés sur la ligne opérationnelle. Ils sont ensuite appropriés par les acteurs de l'organisation selon des schèmes cognitifs, socio-politiques propre à chaque individu, mais reflétant aussi l'action collective, les valeurs et croyances de l'organisation. Or, l'action collective n'est pas figée elle change, évolue en permanence.

Les outils de gestion sont alors fondateurs de l'organisation car ils créent un système de significations donnant socialement un sens à l'organisation. Ce sens donné par les outils de gestion provient de l'interprétation qui en est faite par l'utilisateur, qui, lui-même, par son action produira de nouveaux signes, de nouvelles interprétations. « Les outils de gestion ne déterminent pas l’action, mais ils construisent un langage sur l’action et influent sur les schèmes interprétatifs des acteurs. » (LORINO, 2002, p. 22)158.

Les outils de gestion ont ainsi un impact organisationnel, ils accompagnent les changements et permettent l'intégration du fonctionnement organisationnel (MOIDSON, 1997).

I.2 Les outils répondent aux pressions externes

Les organisations peuvent manifester des comportements très différents vis-à-vis de l'appropriation : une forme de « mimétisme » (DIMAGGIOET &POWELL, 1983), une « dynamique d'urgence » (DE VAUJANY & CLUZE, 2004) voire une appropriation organisée, « structurée ».

Concernant l’hôpital, il existe une forme de mimétisme induite par la forte influence du secteur privé, mais aussi par la réglementation. Or, lorsque les organisations développent une vision conformiste, cela est souvent dû à des pressions normatives ou coercitives159. La comparaison du secteur privé en matière de gestion de la performance et la dégradation de l’image du service public sont des pressions supplémentaires, formelles ou non. L’hôpital est une organisation à forte professionnalisation. Nous entendons le terme professionnalisation par :

« l’ensemble des efforts collectifs des membres d’une profession à la fois pour définir les conditions et les méthodes de travail et pour établir une base cognitive légitime à leurs activités, leur procurant un degré d’autonomie suffisant » (DIMAGGIO ET POWELL, 1983, p.152).

C’est dans ce type d’organisation que l’on retrouve un isomorphisme dit « normatif » (résultant de l'adaptation aux normes)160. C'est aussi par la norme que l'organisation acquière une certaine légitimité (MEYER & ROWAN, 1977).

158 Cité par Lorino, P. (2002). Vers une théorie pragmatique et sémiotique des outils appliquée aux instruments de gestion. Groupe ESSEC.

159 Selon la théorie néo-institutionnelle Meyer et Rowan, 1977 ; DiMaggio et Powell, 1983.

160 En opposition aux autres catégories avancées par les auteurs : « l'isomorphisme coercitif » : en vertu de la réglementation ; « l'isomorphisme mimétique » : duplication des modes de fonctionnement d'autres organisations ayant subies les mêmes mutations.

I.3 Les outils sont réducteurs de la complexité

Pour certains auteurs, les outils de gestion réduisent la complexité. En effet, Pour Berry (1983) la simplification en gestion est « une réduction de la complexité nécessaire et périlleuse », les acteurs « sont obligés de simplifier pour appréhender et pour agir ». Entre la conception et la mise en œuvre des outils de gestion les acteurs traversent une phase d'appropriation, de mise en usage, étape nécessitant une certaine réflexivité de leur part. Ainsi, l'usage qui est fait de l'outil permet aussi de décrypter son processus d'appropriation.

L'outil de gestion n'est pas uniquement destiné à simplifier la mise en acte par l'utilisateur161, la technicité de l'outil est parfois conçue loin des réalités organisationnelles. L'utilisateur opère par interactions, échanges, procède à des simplifications. Il s'agit d'un pilotage « réflexif », un « retour continu qu'effectue un individu sur ses actes et à partir de ses actes » (DE VAUJANY 2006). L'utilisateur se sert des imperfections de l'outil pour construire un usage conforme ou non au modèle conçu. D'autres acteurs vont à leur tour se réapproprier l'outil reconstruit :

« Les savoirs, en partie théoriques, détenus par les prescripteurs à l’origine du processus, ne s’éprouvent qu’au contact des destinataires de l’expertise ; c’est au cours de ces échanges réciproques qu’ils se « contextualisent » et prennent un sens concret pour les opérationnels » (AGGERI & HATCHUEL 1997, p. 244162).

C'est la transformation de l'outil de gestion par l'utilisateur qui facilite son appropriation. Les utilisateurs sont une « chaîne innovante » de modification de l'outil (Akrich, 1998 ; Proulx, 2001 ; Nobre et Biron, 2002). Ils participent à la modification du statut de l'outil et lui redonnent une identité propre. Ainsi l'outil possède un statut propre d'autonomisation :

« en se trouvant saisi par des acteurs variés de l’organisation, pour des usages qui se trouvent éloignés de ceux qui lui étaient assignés, en oubliant les conventions obligatoires et donc les précautions d’utilisation qui avaient prévalu lors de leur construction » (ENGEL & al., 1997, p. 115163).

Mais pour cela les utilisateurs doivent interagir, s'accorder sur la valeur attribuée à l'outil et sur un consensus d'utilisation, coopérer malgré des intérêts souvent divergents. La tentative de rapprochement de leurs intérêts se focalise alors sur des « points de passage » et de rassemblement, sur des « objets frontière »164. Les utilisateurs tendent ainsi à réduire la complexité à des fins généralement individuelles, mais avec une portée bien souvent organisationnelle.

I.4 Les outils influencent le social

Cependant, si les utilisateurs sont les « transformateurs » et les interprètes de l’outil, peut-on réellement gérer l’appropriation, a fortiori dans un contexte contraint tel que l’hôpital ?

« Toute réflexion sur l’appropriation des outils de gestion suppose une conceptualisation de la notion d’outils de gestion, de la même manière que toute réflexion sur le statut des outils de gestion implique une analyse des mécanismes de leur appropriation. » (DE VAUJANY F. X., 2006)165

161 Courant structurationniste : Orlikowski 2000 ; Archer 1995 ; Giddens 1987. 162 Cité par De Vaujany François Xavier, « Pour une théorie de l'appropriation des outils de gestion : vers un dépassement de l'opposition conception-usage », Management & Avenir 3/2006 (n° 9), p. 109-126. 163 Cité par Rocher, S. (2008). De l'implantation à l'appropriation d'un outil de gestion comptable dans le secteur public local : Une approche interactionniste. Comptabilité-Contrôle-Audit, 14(1), 49-67.

164 « Objets qui sont positionnés à l’intersection de plusieurs mondes sociaux et qui répondent aux besoins de chacun d’entre eux. » STAR et GRIESEMER 1989, p. 393 cité par ROCHER, 2008/1, p. 57).

165 De Vaujany François Xavier, « Introduction générale au cahier spécial. Les outils de gestion : vers de nouvelles perspectives théoriques », Management & Avenir 3/2006 (n° 9), p. 107-108.

Les processus d'appropriation des outils de gestion sont influencés par certains facteurs organisationnels et stratégiques166. Ainsi, l’intégration d'outils de gestion peut répondre à la mise en application de normes, de réglementations comme nous l’avons vu, ou elle peut viser à légitimer une stratégie ou à favoriser l’adhésion des acteurs. La mise en œuvre de l'outil de gestion, sa représentation et sa façon d'être manipulé par les opérateurs (LORINO, 2002) peut alors légitimer ou valider les choix réalisés. En effet, l’outil est transformé par les acteurs au fur et à mesure de son utilisation, de sa diffusion dans l'organisation.

Les outils de gestion qui sont intégrés à l’hôpital comme par exemple, les référentiels, les outils de gestion des événements indésirables seront nécessairement transformés, malaxés, interprétés ou réinterprétés par les acteurs. A terme, ces outils vont remettre en question les modèles de l'action collective (GRIMAUD, 2006). L’outil de gestion trouve progressivement une place sociale dans l'organisation, car ce sont les acteurs utilisateurs qui donneront un usage à l'outil et une place institutionnelle.

Cependant, la mise en place d'outils de gestion parfois sophistiqués, participe à un sentiment de divergence entre le travail « prescrit » et le travail « réel ». L’outil de gestion mobilise des connaissances, des combinaisons de savoirs nécessaires à sa compréhension et à son utilisation, ce temps de travail est « invisible ». Il apparaît alors une distinction entre ce que Berry appelle les « abrégés du vrai » (la réalité du travail) et les « abrégés du bon » (ce qui est perçu comme optimisable dès la conception) (BERRY,1983)167. « Le travail effectif ne pourra jamais être intégralement rendu à la visibilité » (DEJOURS 1993, p. 29). Il est alors essentiel de penser l’outil dès sa conception, car l’impact sur la charge de travail des professionnels n’est pas anodin, il ne doit pas être vécu comme une difficulté supplémentaire mais bien comme une aide au travail. Dans les organisations hospitalières de nombreux outils ont été interprétés comme « encombrants » le quotidien168, d’une part parce qu’ils ne bénéficiaient pas d’une réflexion conceptuelle en lien avec la réalité du travail, et d’autre part, car l’accompagnement de ces outils n’était pas toujours présent. C’est l’exemple des tableaux de bords de suivi des indicateurs généralisés dont le recueil est réglementé, souvent dévolu aux opérateurs, mais peu explicité.

Il faut noter également que deux logiques s'opposent à l'hôpital, une logique professionnelle lié au service public et à la prise en soins individualisée du patient et une logique instrumentale de la rentabilité et de l'efficience. L'outil est alors perçu comme contraignant et « constitue pour le sujet un ensemble de contraintes qui s’imposent à lui et qu’il doit gérer dans la singularité de chacune de ses actions » (RABARDEL, 1995, p. 175). L’outil véhicule une rationalité instrumentale en opposition avec la rationalité contextualisée des acteurs qui l'utilisent.

I.5 Légitimation nécessaire de l’outil

Certains auteurs approchent la notion d’appropriation à celle de légitimation. La légitimation est « un processus complexe de nature à la fois symbolique, cognitive, identitaire » (BUISSON, 2006, p.157). Suchman définit la légitimité comme une :

« perception généralisée ou supposition selon laquelle les actions d’une entité sont désirables, et appropriées au sein d’un système socialement construit de normes, de valeurs, de croyances et de règles partagées ». (SUCHMAN 1995)169

166 Rouchon, S. C., Perez, M., & Teyssier, C. (2006). L'influence des facteurs organisationnels et stratégiques sur l'appropriation des outils comptables et financiers. Management & Avenir, (3), 127-140. 167 Berry, M. (1983). Une technologie invisible, l'impact des instruments de gestion sur l'évolution des systèmes humains. 168 En référence à l’histoire de l’implantation de l’outil de gestion du CHU traité dans la partie empirique de notre travail. 169

Buisson et Suchman sont cités par Bédé Didier, Bédé Sébastien, Fiorello Amélie, Maumon Nathalie, « L'appropriation d'un outil de gestion de la qualité à travers le prisme de la légitimité : le cas d'un Institut d'Administration des Entreprises », Management & Avenir 4/2012 (n° 54), p. 83-106.

La promulgation de l’outil doit être portée par des « légitimateurs » dont le rôle sera de promouvoir l'outil de gestion en s'appuyant sur des ressources pragmatiques mais aussi sur des ressources plus symboliques comme les croyances, les valeurs, les rites, les idéologies (PETTIGREW, 1979)170. Le légitimateur devra mobiliser des « symboles évocateurs partagés » (LAUFER 2008). La tâche n’est pas aisée, les « légitimateurs » sont souvent des acteurs désignés de par leur fonction centrale : les cadres intermédiaires notamment. Pour autant la compréhension de tels enjeux n’est pas innée.

Or, le niveau d'appropriation de l’outil peut s'analyser à travers sa légitimité dans l'organisation. De plus la légitimité peut être perçue de multiples façons selon Grimaud (2006). Elle est vécue de façon pragmatique lorsque les échanges autour de l’outil apportent des bénéfices aux acteurs ou « allant de soi », lorsque la compréhension est rendue claire par l’explicitation de l’outil. Elle peut être « dispositionnelle » car les acteurs pourront lui accorder bonne ou mauvaise réputation.

Pour LIVIAN et BARET (2002) « la quête de la légitimité est au moins aussi importante que la quête de l’efficacité »171. Ainsi l'isomorphisme institutionnel pousse les organisations à adopter des outils de gestion apportés du secteur privé par exemple plus par souci de légitimité que d'efficience. C’est bien souvent la réalité des organisations hospitalières. Les facteurs d’intégrations de ces outils doivent être étudiés en amont et prendre en compte les spécificités des activités des professionnels.