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Paysage et ancrage territorial des produits

2.5 Iconographie du monde agricole

2.5.1 Quatre types de messages

Depuis plusieurs siècles, la pluralité des supports de communication relatifs à l’acti- vité agricole et leur dimension bien souvent utilitaire traduisent l’importance que revêt ce secteur au sein de la société malgré la diminution du nombre des exploitations au fil des décennies.

L’iconographie relative au monde agricole est foisonnante et a largement évolué de- puis plusieurs siècles. Bien que certains éléments du mythe du paysan éternel semblent être maintenus durant cette période, cette vision idyllique est peu à peu remise en cause au fil du temps au profit d’une vision plus réaliste et plus utilitaire de la profession agricole (Mayaud et Chevrel, 2008). Dans cette iconographie, les paysages jouent un rôle important, qui tend à se renforcer depuis quelques décennies du fait du contexte de modernisation de l’agriculture, de l’étalement urbain grandissant et de l’importance des préoccupations environnementales. Or, l’utilisation du paysage et la sélection de certaines de ses composantes dans la communication sur l’agriculture constituent pro- bablement l’une des raisons pour lesquelles l’image de cette profession est aujourd’hui brouillée.

L’iconographie actuelle relative au monde agricole s’oriente dans quatre directions bien distinctes mais qui ne sont toutefois pas exclusives. Dans chacune d’entre elles, le paysage dispose d’un statut particulier :

– L’orientation du « mythe du paysan éternel » : il s’agit d’une image idéalisée d’un monde paysan aujourd’hui disparu dans nos sociétés modernes

2.5. Iconographie du monde agricole

contemporaines, mais qui dispose d’une puissance évocatrice très importante. Dans ce type d’images, le paysage est souvent utilisé en toile de fond, comme cadre général de l’action principale et permettant de mettre en avant l’acteur phare qu’est l’agriculteur. C’est par exemple, le fromager à grosse moustaches, La Mère Denis, la fermière de marque La Laitière... (Fig. 2.5).

a) Carton publicitaire anonyme, vers 1930 (Mayaud et Chevrel, 2008)

b) Affiche, vers 1974 (Mayaud et Chevrel, 2008) Fig. 2.5 – Exemples d’images orientées « mythe du paysan éternel »

Or, ces images ne font pas l’unanimité auprès des agriculteurs d’aujourd’hui car ils ne se reconnaissent plus du tout dans cette représentation. En témoigne le discours d’un producteur de comté rencontré en 2010 :

« Quand je vois la pub à Roquefort, je bondis moi. Le moustachu qui caresse son fromage dans les caves... Je voudrais bien le trouver le moustachu. » (M. E.,

AOC de Franche-Comté).

Et d’ajouter, de manière tout à fait consciente, l’importance de montrer la réalité du métier aujourd’hui aux consommateurs pour une plus grande légitimité :

« On a à communiquer sur le mieux de ce qu’on fait, c’est vrai qu’on va pas montrer le plus vilain, on est tous pareils, mais au minimum, faut que ça existe, et puis que ça existe majoritairement, parce que si c’en est un pour la photo, non... » (M. E., AOC de Franche-Comté).

– L’orientation terroir : la question de la qualité sanitaire des produits, de l’im- portance du maintien des racines locales à une période où la mondialisation conduit à une perte de repères sont des thèmes majeurs de cette orientation de communication. Les savoir-faire, les traditions, l’importance du temps et de la lenteur, sont ainsi valorisés, sans toutefois être mis en opposition avec la qualité sanitaire des produits. Dans ce type de message, le paysage n’est pas toujours présent, le caractère traditionnel et les savoir-faire des acteurs constituant le cœur du sujet (Fig. 2.6).

a) Site internet AOC bleu des Causses b) Affiche, AOC salers Fig. 2.6 – Exemples d’images orientées « terroir »

– L’orientation nature : les attentes d’une société urbanisée dans un contexte où les notions de développement durable et de respect de l’environnement sont largement utilisées dans toutes sortes de discours, qu’ils soient publicitaires, po- litiques, ou autres, et conduisent à orienter l’iconographie agricole dans cette direction. Le productivisme ayant en effet montré ses limites sur certains points, notamment en termes de qualité environnementale, l’orientation « nature » de la publicité tend à mettre en scène le milieu productif de manière à ce que celui-ci devienne milieu, patrimoine, et environnement à préserver (Poinsot, 2008). Le paysage constitue, dans ce cadre, un thème de communication privilégié (Fig. 2.7).

a) Dépliant, AOC mont d’or b) Affiche, AOC salers Fig. 2.7 – Exemples d’images orientées « nature »

– L’orientation modernité : l’objectif de ce type de message publicitaire est de montrer le dynamisme du métier et de le rendre attractif aux yeux de tous, en particulier des jeunes. Il s’agit également de mettre l’accent sur les bienfaits d’une alimentation saine et diversifiée et sur les valeurs du bien-être et de la convivialité (Fig. 2.8).

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a) Campagne publicitaire FNSEA, 2008 b) Convivialité et santé, AOC morbier Fig. 2.8 – Exemples d’images orientées « modernité »

La multiplication des supports de communication et des types de messages véhi- culés traduit la complexification de la profession agricole et des représentations qui lui sont associées. En effet, entre l’exploitation très moderne, à la pointe du progrès et produisant des quantités importantes et la petite exploitation indivi- duelle en vente directe, le panel est extrêmement varié. De même, les situations sont très diverses, entre exploitations de montagnes, en zones rurales, et exploi- tations soumises aux problématiques de périurbanisation.

Ces images promotionnelles traduisent également une prise de conscience de la multifonctionnalité de l’agriculture et du rôle majeur qu’elle joue à la fois sur les plans économiques, sociaux et environnementaux. La présence du paysage reste également de mise, notamment dans les images à destination du grand public, ce qui nous conduit à penser que cette composante du message est prioritaire.

Toutefois, des questions se posent quant à la légitimité de ces images, à leur adé- quation avec la réalité des systèmes de production actuelle et à leur acceptation et reconnaissance par la profession agricole.

Au regard de l’importance du paysage dans l’iconographie agricole, il est important de se demander dans quelle mesure cette composante pourrait ou non devenir support de médiation pour révéler les enjeux de l’iconographie liée à l’agriculture. Comment instaurer un dialogue entre agriculteurs et consommateurs pour que le message soit en adéquation avec les demandes sociales, d’une part, et la recherche d’une identité agricole partagée et conscientisée, d’autre part, même au sein de sa diversité ?

2.5.2 Vers la nécessité de renouer le dialogue entre producteurs et consommateurs

Cette diversité d’images mises en avant traduit la pluralité des regards posés par la société sur les campagnes. Mais, inversement, quel regard les agriculteurs, qui contri- buent à façonner ces espaces, portent-ils sur eux-mêmes et sur ces mêmes campagnes ?

A propos de cette question du regard, Poinsot explique que les campagnes sont aujourd’hui le support d’un même « objet paysage » soumis au regard de deux ensembles d’usagers, le regard « contemplatif » des habitants et visiteurs, et le regard « actif » des producteurs. Le premier, en effet, en posant un regard englobant une portion de terre, en appréciera principalement l’image, dans le sens esthétique du terme (les couleurs, l’harmonie, la disposition), et peut-être aussi la diversité et la richesse d’un point de vue environnemental et écologique. Or, cette vision englobante de première approche ne permet pas d’avoir l’ensemble des clés de compréhension du paysage observé. Cette entité n’est peut-être pas homogène, que ce soit en termes de faire valoir, de propriété et d’exploitation, ou encore de connexion avec le monde économique et les réseaux sociaux d’un territoire plus vaste.

Or, c’est justement ce regard-là que peut avoir plus systématiquement l’agricul- teur, puisqu’il est acteur et contribue à modifier, via divers processus à finalité avant tout productive, ce paysage qui semble statique aux yeux de l’observateur ponctuel. L’agriculteur, au-delà de l’image composée par le paysage, s’intéressera aux éléments internes et sur lesquels il a un impact via ses pratiques et qui contribuent à répondre à la finalité productive de son métier (l’herbe, la parcelle, la haie, le chemin...).

Cette dichotomie des regards portés sur les campagnes est toutefois à relativiser dans la mesure où ces deux postures ne sont pas exclusives et figées en fonction du statut des uns et des autres : effectivement, un agriculteur est tout autant producteur et acteur façonnant son espace de travail qu’habitant. En ce sens, il peut tout à fait observer le paysage et porter un regard « contemplatif » sur ce même espace. Inversement, un habitant non agriculteur, ou un touriste, peut tout à fait aller au-delà du simple regard et du seul jugement esthétique et questionner les formes et les structures pour en comprendre sa réalité active et productive.

Toutefois, la proposition de Poinsot reste intéressante pour questionner les rap- ports entre agriculture et société dans la mesure où il montre que ces deux postures conduisent à des décalages importants en termes d’image : « ces différences d’appré-

hension d’une même réalité sont mises en lumière par la manière dont les uns et les autres représentent par l’image les campagnes actuelles ».

Ces questions relatives à l’image de la profession montrent ainsi l’importance de renouer ou d’approfondir le dialogue entre les producteurs et la société pour répondre à une double nécessité : d’une part, satisfaire les attentes des consommateurs dévelop- pées précédemment et les ouvrir aux problématiques agricoles, au-delà des questions esthétiques et environnementales qu’ils se posent déjà ; et, d’autre part, donner aux agriculteurs les moyens de se saisir de la question paysagère en tant que point com- mun avec la société et asseoir, voire renouveler, mais de manière consciente et partagée, l’image de leur profession, en explicitant le sens de leurs rapports au paysage, productifs et sensibles.

Aussi, face à ces constats, et dans l’objectif d’analyser l’ancrage territorial des produits AOC, il nous semble pertinent de comprendre de manière plus détaillée les composantes de ces deux regards portés sur les paysages agricoles. En particulier, celui des producteurs nous semble plus largement méconnu et très important à considérer

2.5. Iconographie du monde agricole

dans la mesure où ils sont à la base du système produit – paysage – image. Face à ce besoin, nous positionnons notre recherche de la manière suivante (Fig. 2.9) : le paysage est au cœur de la recherche, faisant tout d’abord l’objet d’une demande sociale forte, et étant ensuite une notion clé pour comprendre les modalités d’ancrage territorial des produits.

Fig. 2.9 – Positionnement de la recherche face au contexte social (L. Ménadier, 2008)

Horizontalement, sont représentées les thématiques centrales constituant la de- mande sociale de notre recherche : une demande de produits de qualité, ancrés dans un territoire précis, et des paysages porteurs de sens.

Verticalement, se situe le cadre plus spécifique de notre recherche dans ce contexte très large : les producteurs, à travers les façons dont ils utilisent l’espace et leur ter- ritoire, autrement dit, à travers les pratiques qu’ils mettent en œuvre, modifient le paysage, d’une part, et fabriquent des produits, d’autre part. Ces pratiques vont ainsi contribuer à modeler l’image du produit, du territoire d’origine et de ses paysages, image qui, si elle est en cohérence avec les réalités locales, peut servir de support de dialogue et d’échanges avec les consommateurs et la société de manière plus générale.

Ce positionnement vis-à-vis des enjeux sociaux auxquels renvoie notre thématique de recherche nous amène finalement à émettre l’hypothèse de l’existence d’un système entre produit – producteurs et paysages. Par système, nous entendons un ensemble

d’éléments qui sont en interrelation. Ces trois pôles formeraient donc un tout indis- sociable qu’il s’agit d’analyser individuellement et dans leurs interrelations pour en comprendre l’ensemble. Ces trois entrées nous conduisent à mettre en avant un an- crage disciplinaire de notre recherche au cœur de la géographie sociale et rurale.

Conclusion

Le contenu de ce chapitre avait pour objectif de préciser les enjeux sociétaux rela- tifs aux notions clés de cette recherche que sont les produits AOC et les paysages, et auxquels ce travail va tenter d’apporter des éléments de réponse : l’ancrage territo- rial des produits constitue en particulier un objectif majeur des filières agricoles de qualité pour leur reconnaissance, les conduisant à mettre en avant les caractéristiques paysagères des zones de production. La description de l’état de l’art par entrée discipli- naire nous a conduit à proposer une posture de recherche géographique pour enrichir les travaux déjà menés sur cette question ou sur des thèmes très proches de celle-ci. Toutefois, cette posture, qui prend appui sur une conception globale de la notion de paysage, c’est-à-dire sans privilégier sa nature matérielle ou sa nature idéelle, reste à approfondir à travers l’analyse plus détaillée des concepts mobilisés pour comprendre les liens entre produits et paysages.

Dans ce chapitre, nous avons également montré la présence de décalages entre images véhiculées et réalité des systèmes productifs locaux. Nous avons ainsi mis en exergue une seconde problématique qui traduit la complexité des liens entre produits et paysages. Au-delà d’une seule réflexion sur l’image du produit et sa dimension mar- keting, l’iconographie paysagère associée aux produits traduit en effet une certaine conception de la profession agricole, sur laquelle il est aujourd’hui nécessaire de se pen- cher pour permettre aux producteurs d’être mieux reconnus au travers d’une image conscientisée et partagée. Cette question se rapporte de manière tout à fait directe à la compréhension des liens entre produits et paysages dans la mesure où les agriculteurs sont à l’origine des produits et contribuent, par leurs pratiques, à façonner les paysages. La posture d’interface adoptée nous conduit alors à proposer un pôle supplémentaire dans la recherche, centré sur le producteur, ses actions, et sa sensibilité vis-à-vis de son cadre de travail et cadre de vie.

Pour répondre aux enjeux de l’ancrage territorial et de l’image des produits à partir d’une entrée paysagère, nous allons désormais, dans un troisième chapitre, expliquer de manière détaillée la problématique de recherche mobilisée et les hypothèses auxquelles nous avons choisi de répondre.

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Sensibilité au paysage et pratiques