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Sensibilité au paysage et pratiques agricoles : deux notions clés pour

3.4 Changements d’échelles paysagères : le technique, le social et le culturel

La question des échelles lorsque l’on s’interroge sur le paysage et les pratiques agri- coles est particulièrement importante. De la parcelle au territoire d’AOC, de l’individu producteur de formes paysagères au groupe de producteurs porteurs d’une image pay- sagère de leur produit, tels sont les points à approfondir pour comprendre les liens entre produits, pratiques agricoles et paysages. Nous revenons ici aux relations entre objets et images, les autres changements d’échelle ayant été largement abordés dans les paragraphes précédents.

Dans sa description des types de regards portés sur le paysage, Poinsot explique que l’agriculteur se focaliserait sur les objets du paysage tandis que l’usager simple se focaliserait sur l’image renvoyée par ces objets, sur le panorama qui s’offre à lui (Poinsot, 2008).

L’un des enjeux de cette recherche est de mettre en avant des points d’ancrage communs afin de faciliter le dialogue entre ces deux partis pour une meilleure prise en compte des problématiques agricoles par la société, d’une part, et pour permettre aux agriculteurs, si nécessaire, d’avoir les moyens de renouveler l’image de la profession, d’autre part. Comprendre les liens entre produit et paysages relève complètement de cette problématique liée à l’image de la profession, à la médiation entre producteurs et usagers de l’espace : le produit est créé, et consommé. Le paysage est vécu, et contemplé. Ces deux notions sont rapprochées par celle de pratique puisque le produit est issu de pratiques agricoles spécifiques, et le paysage est également pratiqué. En outre, dans ces deux notions, il y a association d’objets matériels, concrets, et d’images, de modèles de représentation et de symboles.

Le système des objets, développé par Baudrillard (Baudrillard, 1968), constitue l’un des fondements théoriques d’analyse de l’objet paysager. Pour lui, l’objet pur, ou technème, a une fonctionnalité. Cette idée peut renvoyer au sous-système « production

du paysage » (Brossard et Wieber, 1984) qui tente de répondre à la question : quels

objets sont utilisés pour la production du produit et du paysage ? Ainsi, si tout objet a une fonctionnalité, il faut s’intéresser aux pratiques, aux usages qui en sont faits par l’agriculteur et pour quelles raisons. Si l’on suit Baudrillard, cette approche permet alors de comprendre le sens premier de l’objet, ou, « la dénotation de l’objet ».

Selon Barthes (Barthes, 1953 ; Deffontaines, 2004 ; Simondon, 1989 (réédition)), les objets peuvent être de différente nature : l’objet technique (qui fait), l’objet façonné et l’objet forme. Les objets mis en forme en agriculture et utilisés sont souvent une matière minérale et vivante (eau, arbre, terre, rocher...) et peuvent parfois prendre une double fonction (façonner et être façonnés) tels que le troupeau. Toutefois ces trois conceptions des objets agricoles renvoient à leur dénotation, c’est-à-dire leur fonctionnalité.

3.4. Changements d’échelles paysagères : le technique, le social et le culturel

Ensuite, Baudrillard considère qu’un objet n’est pas un système stable. L’objet en lui-même a un sens, et, combiné aux autres, il va former un système d’objets. Par exemple dans notre étude, il pourra s’agir du système des objets liés à l’élevage (animal, pâture, clôture, abreuvoir, cloches...). Ainsi, il s’agit de s’intéresser aux objets indépendamment les uns des autres, mais aussi les uns par rapport aux autres. On peut ainsi tenter de mettre en lumière la fonctionnalité de chaque objet au sein du système pour en assurer la cohérence interne. Dans ce dessein, comprendre les déterminants des pratiques des agriculteurs sur chaque objet lié au produit va permettre de comprendre la fonctionnalité de ces objets. Outre la dénotation de l’objet, Baudrillard propose une deuxième dimension à l’objet, la connotation.

Dénotation et connotation sont intimement liées, et « la connotation de l’objet

influençant le système technologique premier de l’objet, une réflexion sur cette conno- tation est nécessaire ». En transposant cette idée à notre problématique, on peut penser

que la connotation des objets composant le paysage et sur lesquels agit l’agriculteur aura une influence sur l’ensemble du système des objets, donc sur le système productif du paysage, sur les objets eux-mêmes dans leur matérialité première. Il s’agit donc de trouver la fonction seconde des objets, au-delà de leur fonction de base. Les agricul- teurs parlent a priori un langage plus technique sur les objets, mais il faut chercher à comprendre le sens second donné à ces objets pour aller vers des dimensions plus culturelles et symboliques. Il faut donc essayer d’analyser « la réalité psychologique et

sociologique » des objets, et de comprendre « comment les objets sont vécus » (Bau-

drillard, 1968). Ainsi, on comprend l’intérêt de s’intéresser aux pratiques et à leurs déterminants pour accéder aux différentes fonctions des objets qui font sens pour les agriculteurs, dans leur activité et en lien avec leur produit. En mettant en avant les connotations culturelles et symboliques des différents objets, on peut se rapprocher du paysage, de ses représentations et de ses valeurs.

Afin de comprendre les liens entre produit et paysage, entre espace produit et consommé, et pour trouver des modalités permettant un langage commun entre pro- ducteurs et consommateurs, il s’agit au final de mettre en évidence des objets communs, et des connotations communes, entre formes, objets paysagers et images.

Pour être plus explicite, au risque cependant d’être caricatural nous pourrions dire que :

– les agriculteurs doivent aller de l’objet et du produit vers le paysage et l’image, afin de rentrer dans le débat actuel sur les paysages ;

– les consommateurs doivent aller du paysage et de l’image vers les objets et leurs fonctionnalités pour comprendre les dynamiques agricoles des territoires et leur problématique.

L’analyse des objets paysagers agricoles, promue par Deffontaines permet de com- prendre la part des objets contextuels (formes de relief, nature des sols), des objets fonctionnels et des objets culturels, issus plus spécifiquement des pratiques mises en œuvre sur les exploitations agricoles. Il a notamment employé le terme de production artistique pour qualifier la production de formes par les agriculteurs, dans la mesure

où, par ses pratiques, ce dernier « mobilise des proportions, des échelles, des rythmes,

des couleurs, des ombres et des lumières », et participe à l’expression de l’harmonie

globale d’un espace. La genèse renvoie également, à notre sens, aux déterminants des pratiques conduisant à ces différentes formes paysagères, qu’ils soient d’ordre tech- niques, sociaux, ou culturels. Cette orientation fait alors écho à la question posée par Deffontaines sur la part de l’intentionnalité et de la volonté consciente de création de formes. Aussi, mettre en avant l’ensemble du processus de création d’objets paysagers, dans ses composantes matérielles et représentationnelles permettra, d’une part, de com- prendre plus précisément les liens produit-paysage et, d’autre part, d’approfondir les relations entre agriculteur et paysage. Il sera dès lors possible de mettre en valeur les dimensions sociales et culturelles inhérentes à ce métier et sur lesquelles la profession pourra s’appuyer pour instaurer un dialogue constructif avec la société.

« La reconnaissance de cette production artistique paraît envisageable dans une dy- namique sociale où l’exigence culturelle grandit. De cette reconnaissance peuvent naître de nouveaux rapports économiques et sociaux des agriculteurs avec les autres acteurs sociaux. Là se situe l’enjeu majeur de cette fonction culturelle du métier d’agriculteur dans le futur » (Deffontaines, 1994).

Parallèlement à cette entrée par l’objet, il faut, dans un second temps, proposer une analyse des images paysagères puisqu’il s’agit du second pôle qui nous intéresse pour comprendre les liens entre produits et paysages. Baudrillard propose également des orientations pour l’analyse des images. Pour lui, l’image permet d’aller vers la recombinaison du système des objets. Notre conception du paysage s’appuie sur la même idée, développée notamment par Brossard et Wieber (Brossard et Wieber, 1984), à travers leur schématisation du paysage en trois sous-systèmes (production, perception et, à l’interface, le paysage visible). Dans le sous-système « paysage perçu », la notion de l’image est centrale puisqu’elle est le résultat de l’interprétation des objets visibles par les observateurs, de « modèles paysagers » (Cadiou et Luginbühl, 1995).

Puisque ces modèles ont un statut d’image, c’est-à-dire une origine idéelle fondée sur une matérialité, nous avons posé l’hypothèse qu’appréhender le paysage à partir d’une analyse iconographique pouvait permettre de comprendre les interactions entres objets paysagers et représentations. Les cadres théoriques de la sémiologie et des analyses picturales ont alors constitué notre seconde base de réflexion pour gérer les différences d’échelles entre objets et images. La triade de Pierce (Pierce, 1978) met en relation l’objet matériel, son image, ou representamen, et le sens, ou son interprétation. Cette entrée sémiologique permet de traduire notre objectif de compréhension des liens entre les objets paysagers agricoles, l’image qui en est donnée à travers différents supports et le sens et les valeurs que les agriculteurs confèrent à leur espace de travail et de vie. Nous avons ensuite approfondi cette entrée à partir des travaux de Panofsky (Panofsky, 1967) en matière d’analyse picturale. Ce dernier proposa une méthode dite « icono-

logique » consistant en une déconstruction – reconstruction de l’œuvre d’art, et dont

l’objectif est de trouver les significations de chaque objet composant cette œuvre, au- delà des multiples interprétations possibles données à l’œuvre par chaque individu en

3.4. Changements d’échelles paysagères : le technique, le social et le culturel

fonction de facteurs psychosociologiques. Cette méthode fait ainsi écho à la notion de modèles paysagers et au système des objets de Baudrillard. La méthode de Panofsky se décompose en trois temps : tout d’abord, l’œuvre ou l’image est « déconstruite » en objets élémentaires isolés de leur contexte. Ceux-ci sont ensuite interprétés indépen- damment les uns des autres, et enfin, dans une phase de « reconstruction », l’œuvre est interprétée dans son ensemble, considérée alors comme un assemblage de signes pouvant signifier tout autre chose que chaque objet pris isolément.

La combinaison de l’ensemble de ces approches théoriques rend à notre sens possible de mesurer, à terme, les distances entre matérialité et représentations liées aux objets paysagers agricoles associés aux produits. La figure 3.7 synthétise et met en relation le

corpus théorique que nous venons de développer.

Fig. 3.7 – Approche théorique pour l’analyse des liens produits - paysages (L. Ménadier, 2008)

Au final, à travers les liens et décalages entre la matérialité des paysages d’AOC et les images ou représentations qui sont liées, nous pourrons analyser, d’une part, comment les agriculteurs passent des objets aux images dans leur discours et, d’autre part, comment la société ou les acteurs de la filière communiquent sur le produit, mettent en relation les images promotionnelles et les objets paysagers matériels. Ainsi, cette démarche nous conduira à mettre en exergue les modalités d’une mise en débat possible entre ces deux partis.

3.5

Synthèse de la problématique de travail et principes