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Hypothèse d’une variante de la consonne /k/

La débuccalisation en kafire : quand la paresse devient une contrainte

4. Hypothèse d’une variante de la consonne /k/

Dans la section 3.1, nous avons pu dégager des contextes dans lesquels la vélaire sonore /g/ se transforme en [ʔ], nous amenant à émettre l’hypothèse que [ʔ] est une variante de /g/. Cependant, si tel est le cas, comment expliquer leur opposition dans ce même contexte comme dans les paires minimales en (4) ?

(4)

a. tɛ́gɛ́ « croire » / tɛ́ʔɛ́ « rire »

b. tágá « dandiner » / táʔá « déposer »

Par ailleurs, il est possible de retrouver la consonne /g/ entre des voyelles isotimbres comme dans les items en (5).

(5) a. dɔ̀gɔ́ « ver de terre » b. jégè « lune / mois » c. túbɛ́rɛ́gɛ́ « chaussure » d. tègè « houe » e. jálégè « récipient »

En réalité, lorsque deux sons sont dans une relation de complémentarité dans leur distribution, ils sont supposés avoir des contextes qui s’excluent mutuellement, c’est-à-dire qu’ils ne doivent apparaitre dans des contextes identiques. De même, leur commutation n’est pas censée permettre de passer d’un sens à un autre comme l’on a pu le voir dans les items en (4). De plus, selon Steve Parker cité par Herington et al. (2009), le changement d’une consonne occlusive sonore en une glottale sourde serait un processus phonologique très rare. Deux éléments distinguent [ʔ] de [g], à savoir le mode d’articulation et le trait de sonorité. Par conséquent, rapprocher la glottale [ʔ] à la vélaire /k/ serait beaucoup plus logique d’autant plus qu’il n’existe pas de contexte permettant d’opposer les deux sons. Ils se distinguent que par le lieu d’articulation, [k] étant une vélaire et [ʔ] une glottale. La consonne [k] peut apparaitre en contexte intervocalique entre deux voyelles de timbre différent comme en (6), contrairement (V1 ≠ V2) à [ʔ] qui n’apparait qu’en contexte intervocalique entre des voyelles isotimbres (V1=V2). Au vu de cela, nous pensons que la glottale [ʔ] est un allophone de [k] en contexte intervocalique entre des voyelles isotimbres.

(6)

c. kàkɔ̰ ̀ʔɔ̰̄ « toux » d. kákèlé « margouillat »

5. Analyse

La présence de la consonne [ʔ] dans la langue n’est pas fortuite. En réalité, le passage de /k/ à [ʔ] serait la manifestation d’un phénomène de lénition couramment désigné sous le terme

débuccalisation. Il survient lorsque les articulateurs suprasegmentaux n’interviennent plus dans

la production d’une consonne, mais seulement la glotte. Selon Kirchner (1998), ce phénomène et tant d’autres (notamment spirantisation, battement ou flapping etc.) proviendraient de l’interaction entre deux principaux types de contraintes. D’une part, il y a la contrainte de marque LAZY dont l’effet est de permettre la minimisation de l’effort articulatoire. D’autre part, nous avons des contraintes de fidélité qui militent pour la préservation des propriétés des segments de la forme sous-jacente en surface. Il s’agit des contraintes PRES (PLACE FEATURES) et PRES (VOICE). Elles peuvent donc être formulées comme suit :

LAZY : pour toute vélaire sourde en position médiane entre deux voyelles isotimbres, minimiser l’effort de production.

PRES (PLACE FEATURES) : tout segment de la forme sous-jacente doit garder le même lieu d’articulation dans la forme de surface.

PRES (VOICE) : tout segment de la forme sous-jacente doit garder la même sonorité dans la forme de surface.

Le tableau (3) montre l’interaction entre ces contraintes dans le choix de la forme de surface de /tɔ́lɔ́kɔ̀/ « jambe »

̀ ̀

On voit bien que la contrainte LAZY favorise [tɔ́lɔ́ʔɔ̀] au détriment [tɔ́lɔ́kɔ̀]. En fait, la consonne de la première est produite qu’avec une simple occlusion dans la cavité laryngale, contrairement à celle de la seconde dont l’occlusion requière le déplacement d’une masse (la langue) dans la cavité buccale. En clair, l’occlusion de [k] prend beaucoup plus de temps et d’effort, vu que la langue doit se déplacer d’une position à une autre avant que celle-ci ne se produise. La langue

/tɔ lɔ kɔ / LAZY PRES(VOICE) PRES(PLACEFEATURES)

1. [ lɔ ʔɔ ] * tɔ [ 2. lɔ kɔ ] *! tɔ 3. [ lɔ gɔ ] *!

préfère donc la transgression de la contrainte de fidélité PRES(PLACEFEATURES) pour favoriser la minimisation de l’effort articulatoire. Quant à [tɔ́lɔ́gɔ̀], il ne règle pas le problème de la minimisation de l’effort. Non seulement la consonne est produite dans la cavité buccale, ne favorisant pas de ce fait la minimisation de l’effort articulatoire, mais elle change le trait de sonorité de la consonne qui lui correspond dans la forme sous-jacente. Elle transgresse ainsi PRES (VOICE), la contrainte de fidélité au trait de sonorité. Ce sont ces deux facteurs qui lui valent son exclusion.

Conclusion

À l’issue de cette étude, il ressort que certains sons d’une langue sont problématiques du point de vue de leur fonctionnement. C’est le cas de la glottale [ʔ] dans les langues sénoufo, et particulièrement en kafire. Cette consonne n’ayant pas de correspondance sonore dans la langue, voit sa distribution limitée à une position intervocalique entre des voyelles identiques. La glottale [ʔ] se montre être la variante contextuelle de la consonne /g/, mais s’oppose à celle-ci dans des paires minimales. Pourtant, il n’existe aucun contexte permettant de l’opposer à la vélaire sourde /k/, d’où l’hypothèse qu’elle soit la variante de cette consonne nous semble beaucoup plus logique. Par ailleurs, quelque-soit la consonne dont elle est la variante, la consonne glottale [ʔ] est en réalité la manifestation du phénomène de la débuccalisation consistant à désactiver les articulateurs suprasegmentaux dans la production d’une consonne. L’existence d’un tel phénomène en kafire visant à minimiser l’effort articulatoire, il permet don au locuteur de manifester sa paresse dans l’acte de production de la parole.

Références bibliographiques

« Roa (rutgers optimality archive)», URL http://roa.rutgers.edu.

CARLSON, R., 1994, A Grammar of Supyire, Mouton de Gruyter, Berlin, New York.

HERINGTON, A., KENEMUR J., LOVESTRAND K., SEAY Z., SMITH M. et VANDE C., 2008, « A brief introduction to tangari phonology », GIAL : Graduate Institute of

Applied Linguistics.

KIRCHNER R., 1998, An effortbased approach to consonant lenition, thèse de doctorat, University of California, Los Angeles.

MILLS E., 1984, « Senufo phonology, discourse to syllable (a prosodic approach) »,

Publications in Linguistics, , no 72.

M’LANHORO J., 1979, Le Jimini : Etude morphologique précédée d’une esquisse

phonologique, Université d’Abidjan.

OUATTARA B., 2015, Étude phonologique et morphophonologique du fodonon de

Natiokobadara, langue sénoufo de Côte d’Ivoire, mémoire de maîtrise, Université

Félix Houphouët-Boigny.

PRINCE A., et SMOLENSKY P., 1993/2002, « Optimality theory : Constraint interaction in generative grammar », cahier de recherche, Rutgers University Center for Cognitive Science.

SILUÉ L., 2017, Esquisse phonologique et documentation lexicale du Kafiire, parler Sénoufo

dans le département de Korhogo, mémoire de maîtrise, Université Félix

Houphouët-Boigny.

SILUÉ L., et BALLO B., 2018, « L’harmonie vocalique de copie en sénoufo : le cas du kafire et du kadile », dans Le verbe dans tous les sens, JCR Éditions, Abidjan, pp. 223-230.