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3. L’apport des sciences sociales dans les comportements addictifs : un enjeu nouveau

3.2. Capital social et habitus : au cœur de la sociologie de P. Bourdieu

3.2.1. L’habitus : un concept clé

Sens commun : « manière d’être » (Le Robert).

Sens philosophique : « phénomènes d’habitude sociaux qui peuvent se produire sans que ceux qui y participent en aient conscience : on en voit des exemples dans le langage et dans les mœurs » (André Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie. PUF, Quadrige, 1997).

Sens médical : désigne l’apparence extérieure en tant qu’elle traduit un état général du sujet (n’est pas lié au sens commun). Malade est une contraction tardive de « male habitus ».

Sens sociologique : « ensemble de dispositions durables où sont intégrées les expériences passées. Il fonctionne comme une grille de perceptions, jugements, et actions (…) » (Madeleine Grawitz, Lexique des sciences sociales. Dalloz, 1994).

3.2.1.2. Notion d’habitus

Il convient tout d’abord de distinguer les habitus des habitudes qui ne sont que des manières de se comporter et d’agir individuelles et non socialement construites, apprises et reproduites.

Le concept sociologique d’habitus est un emprunt fait à la philosophie.

La notion d'habitus se trouve déjà largement définie et utilisée chez Aristote, sous le terme

« d’hexis » dont habitus est la traduction latine. L'hexis n'est pas une habitude car si les habitudes peuvent être puissantes, elles ne s'inscrivent pas profondément dans les êtres. C'est la connaissance authentique qui est à même d'engager l'âme d'un être dans son entier, un type de connaissance qu'Aristote lie à la vertu. Dans l' Éthique, il identifie la vertu morale à une hexis.

Le terme d’hexis est lui-même débattu dans le Théétète de Platon : Socrate y défend l'idée que la connaissance ne peut pas être seulement une possession passagère, qu'elle se doit d'avoir le caractère d'une hexis, c’est-à-dire d'un avoir en rétention qui n'est jamais passif, mais toujours participant. Une hexis est donc une condition active, ce qui est proche de la définition d'une vertu morale chez Aristote.

Chez Thomas d'Aquin, le terme d'habitus se réfère à l'intériorisation par un sujet de la perfection à laquelle il aspire, et qui se révèle dans les activités pratiques.

Le sens moderne de cette notion philosophique a ensuite été construit par Leibniz qui a notamment employé le terme « d’habitudines » dans le cadre de ses recherches sur« l’alphabet des pensées humaines » et surtout sur les langues, qui sont pour lui en rapport avec le fonctionnement de l’entendement. Leibniz était convaincu qu’une analyse exacte de la signification des mots ferait mieux connaître que toute autre chose les opérations de l’entendement.

Enfin, bien plus tard, les phénoménologues, et Husserl le premier, ont repris à leur compte cette tradition philosophique, en forgeant le mot « habituelle » (« en habitus », ou « en forme d’habitus »). Les phénoménologues ont lié la théorie du jugement à une théorie de l’habitus.

L’habitus est expressément nommé dans l’œuvre de Husserl et constitue un médiateur essentiel entre la somme des expériences passées et les principes de perception et de comportement à venir ; Husserl rejette ainsi le mécanisme, le déterminisme et l’intellectualisme.

Le concept sociologique d’habitus emprunte donc à la tradition philosophique ses principales caractéristiques.

Les premiers sociologues à se l’approprier sont les fondateurs de la sociologie : Weber, Durkheim, Tönnies, Veblen.

Le sens donné au concept par Max Weber est intéressant : il a servi au sociologue de grille de compréhension pour la transformation systématique des habitudes sociales physiques par l’ascèse religieuse (Economie et Société, pp.546-554 notamment).

Un autre sociologue, également historien, qui ait adapté le concept aux besoins des sciences sociales, est Norbert Elias. Il y recourt pour comprendre les conditions de changement de la sensibilité et « des réactions émotionnelles, de l’économie pulsionnelle et de la pensée ». Il assimile alors l’habitus aux « attitudes sociales ». Il évoque le terme latin d'habitus à propos d'une « empreinte » de type social laissée sur la personnalité de l'individu par les diverses configurations (systèmes d'interdépendance) au sein desquelles celui-ci agit.

Dans la sociologie de Marcel Mauss, l'habitus est un principe important de sa vision de

« l'homme total », une sorte de connecteur des composantes physiologiques, psychologiques et sociétales de l'homme.

Le sociologue Alfred Schütz, qui sur les traces de Husserl mettra en œuvre une sociologie phénoménologique, reprendra à son compte une partie des concepts de la phénoménologie concernant l’habitus et créera ainsi un concept « d’habitual knowledge » : à chacune de nos perceptions, chacun de nos jugements, chacune de nos décisions, nous mobilisons, ne serait-ce

que de façon préréflexive, un habitus préconstruit qui structure nos attentes et nos intérêts ; chaque expérience à son tour se dépose en habitus.

Erving Goffman, un peu plus tard, reprendra et complexifiera à son tour ces perspectives dans le cadre de sa sociologie de l’interactionnisme symbolique qui fait une place de premier plan à la « mise en scène des corps » et surtout à tous les rites sociaux d’interaction exprimés par le langage et les gestes et sont de ce fait éminemment significatifs.

La notion d'habitus a été popularisée en France par le sociologue Pierre Bourdieu et met en évidence les mécanismes d'inégalité sociale. L'habitus est pour lui l'ensemble des expériences incorporées et de la totalité des acquis sociaux appris aux cours d'une vie par le biais de la socialisation, définition qu'il résume comme un « système de dispositions réglées ». Selon Bourdieu, un habitus est « un système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre » (Le sens pratique, pp.88-89). Ce concept a alors pour équivalent celui « d’inconscient culturel ».

Fruit d’une histoire incorporée, l’habitus conditionne et génère à la fois une multitude de choix chez un individu qui jouit d’une liberté conditionnée.

Cette histoire provient en premier lieu d’un processus d’apprentissage particulièrement prégnant lors de la prime enfance. L’éducation conditionne en effet un certain nombre de

« savoir-faire » nécessaires à la vie quotidienne. Elle repose également sur un ensemble de prescriptions constitutives d’un « savoir-être ». Ces différentes inculcations conditionnent un rapport au monde développant les capacités de perception et de jugement. En second lieu, l’institution scolaire, l’espace social vont également avoir des influences.

L’habitus peut être aussi appréhendé comme la superposition de couches de socialisation.

Chacune d’entre elles étant composée par l’appropriation de repères collectifs qui s’opère à travers les expériences des individus. La couche primaire s’élabore à partir des représentations archétypales et collectives articulés autour d’un système d’opposition binaire (homme/femme, jour/nuit, intérieur/extérieur). Cette couche primaire se particularise à la petite enfance, durant laquelle la famille puis l’école vont transmettre des modèles de représentation qui organiseront les perceptions de l’individu tout comme lui montreront des conduites qui vont structurer ses pratiques. Ce processus d’acquisition participe à la construction de ce que l’on est, de ce que l’on devient et développe une propension à la réalisation d’un « soi » possible.

L’individu grandit et au fil de son autonomisation, il développe la couche secondaire de son habitus. Elle se compose d’une dimension collective particularisée. En effet, si l’individu a bel et bien un style de vie, un habitus propre à un groupe ou une classe, il n’en reste pas moins un individu singulier. Cette délimitation souligne l’importance de la trajectoire et le caractère évolutif de l’habitus. La vie quotidienne et les évènements qui la ponctuent renforcent ou déforcent une habitualité.

Pour Pierre Bourdieu, ces expériences aussi différentes soient elles ne font le plus souvent que renforcer le poids de l’apprentissage initial. L’ensemble des expériences auxquelles nous sommes confrontés s’intériorisent et s’accumulent pour se transformer en dispositions

générales : des façons de faire, de sentir, des manières d’être constitutives d’un habitus. Cette incorporation est souvent proche chez des individus occupant une position voisine dans l’espace social. Les pratiques des individus réfèrent ainsi à leur classe, à la position qu’ils occupent et au trajet qui les y a conduits.

L’habitus est donc à la fois le produit d’une histoire individuelle mais aussi collective, incorporée dans nos têtes et dans nos actions. Ainsi, les individus sont amenés, tout au long de leur vie, à opérer des choix. Ces choix, ressentis comme un libre arbitre, sont fortement liés à l’intériorisation de leurs chances objectives de réussite à divers moments et dans différents lieux, donc à leurs habitus.

Par exemple, les chances objectives qu’ont les filles d’ouvriers d’épouser des fils de polytechniciens sont très réduites, l’homogamie prévaut encore largement. Les individus issus du même groupe social ont plus de chances de se rencontrer. Chances encore accrues par la distribution sociale issue de l’habitus : on a des goûts pour ceux qui ont le même goût que soi.

L’habitus permet de comprendre la constance et les relations existantes entre les différents aspects de la pratique, il n’est pas pour autant le produit d’un processus mécanique par lequel l’individu serait guidé et duquel il ne pourrait s’écarter. L’habitus ne trouve les conditions de son efficacité, de son déclanchement que dans la relation qui le lie au monde social.

Les individus sont confrontés à un monde en pleine mutation, ils doivent cependant sans cesse s’adapter. Les trajectoires sociales affectant un individu ou un groupe, le changement des rapports de force au sein des univers dans lesquels évoluent les individus, peuvent induire des stratégies différentes. Ces stratégies sont généralement le produit d’un sens pratique, d’un habitus, elles peuvent aussi résulter de choix rationnels effectués en tentant d’évaluer les coûts et les bénéfices des actions de l’individu.61

3.2.2. Le capital social : les différentes interprétations