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Comment envisager la prise en charge médico-sociologique des addictions ?

Comme nous l’avons vu, les rapports entre maladie et santé ont été profondément bouleversés. Notamment, nous avons vu comment la « pathologisation » des comportements liés aux addictions devenir une priorité dans les modalités de gestion et de contrôle social. Ainsi nous avons développé un savoir médico-administratif permettant de gérer le danger social comme un risque pathologique.

5.1. L’explication sociologique dans les addictions.

La littérature contemporaine de science sociale sur les addictions, est plutôt riche sur les approches descriptives et pratiques mais l’est beaucoup moins sur les approches explicatives.

Généralement si l’étude s’intéresse à un lien causal c’est principalement dans un but d’évaluation politique comme par exemple les effets de la dépénalisation de l’usage sur la consommation courante. Les liens causaux qui peuvent exister entre l’addiction et toute une série de situations sociales vont de l’usage précoce à l’habitude familiale en passant par les contextes sociaux, les influences religieuses ou l’âge des premières relations sexuelles. Les raisons sont innombrables, hétéroclites et font partie de l’histoire sociale de chaque individu.

Par exemple, l’addiction aux drogues est corrélée à un usage précoce de tabac ou d’alcool mais on ne sait pas encore comment ces deux faits s’articulent avec d’autres causes, organiques ou sociales qui les commanderaient.

La sociologie peut nous permettre de comprendre ce que peut être l’histoire addictive et sociale d’un individu, en quoi elle dépend des conditions sociales favorables dans son apparition et de l’implication de l’individu dans sa propre consommation donc dans l’installation de l’addiction. Comme nous l’avons vu au travers de notre enquête il existe des liens entre la consommation ou le comportement addictif et les événements stressants ou douloureux de la vie comme par exemple la séparation, la mort ou le chômage dans une famille à l’adolescence de l’individu.

Les études françaises de Mauger (1984) et de Dubet (1991) nous montrent qu’il est plus facile d’introduire de nouveaux usages que de rompre un cycle habituel de consommation abusive dans une population donnée.

Les grands modèles sociologiques explicatifs que nous devons à Durkheim et à Weber, peuvent difficilement être appliqués tels quels au phénomène de l’addiction. On peut admettre que les usages se répandent par mimétismes sociaux ou des influences idéologiques mais la complexité de l’addiction nous montre qu’il existe toutes sortes de produits, de mimétismes, d’influences et de conditions contextuelles susceptibles de favoriser les courants addictogènes. Une des façons de tenir compte de cette complexité serait alors de multiplier les études microsociologiques avec le risque de ne jamais pouvoir produire un modèle social suffisamment général pour être universel.

On peut aussi adopter un point de vue plus culturaliste qui caractérise une partie de la sociologie postweberienne, où l’explication la plus compréhensive est liée à des croyances ou des habitus religieux ou culturels. Or le point de vue culturaliste ne tient pas compte que les addictions sont capables de traverser les barrières ethniques et culturelles. En effet, Sanchez

(2003) a montré que la cocaïne, produit réputé artistique ou aristocratique passe facilement la barrière sociale qu’elle devient économiquement accessible sous forme de crack.

En 1977, le Dr Olivenstein lançait que « la drogue n’est pas une maladie, c’est un symptôme ».

En effet, comme le montre notre diagramme ci-dessous, les conditions sociales au sens large (enfance, famille, environnement, évènement) jouent un rôle important dans l’apparition des fragilités psychologiques propice à l’usage puis à l’installation d’une addiction.

Il faut comprendre que l’habitus et le capital social consécutifs de l’histoire sociale de l’individu vont venir renforcer l’usage puis l’installation de l’addiction. Le capital social va à son tour se modifier pour se tourner pleinement vers des relations entre individu partageant cette addiction et l’habitus va se renforcer autour de l’addiction.

Figure 33 - L'individu au centre de son histoire sociale

Pour autant il ne faut pas réduire ce modèle, et donc l’addiction à un problème de mal être social sans prendre en compte la nature de l’état psychologique de l’individu et notamment sur le rapport subjectif qu’il pourrait entretenir vis-à-vis des risques et des plaisirs.

Jusqu’à aujourd’hui, les modèles proposés sur l’addiction, se sont avérés un échec, pour des raisons essentiellement normatives. Ces modèles et les politiques qui en ont découlé n’ont jamais tenu compte de la possibilité d’un usage socialement encadré, récréatif et qui ne serait pas nécessairement destructeur (Faugeron et Kokoreff, 2002). Car c’est peut-être ce que nous avons souvent oublié dans les addictions c’est qu’elle découle du plaisir. Nous éprouvons du plaisir lorsqu’un besoin est comblé, lorsque nous agissons dans le sens d’une inclination qui

nous est propre. Le plaisir est plus ou moins grand ou intense, selon l’importance du besoin ou de la tendance et le degré de satisfaction de ceux-ci.

Pour autant comme nous l’avons vu dans notre travail, nous nous ne définissons pas exclusivement au travers de notre environnement. Notre cerveau « pense ». En effet, il est tout aussi important d’intégrer que nos comportements ont un impact sur non seulement sur notre relation avec l’environnement mais aussi avec notre corps. Une partie de notre cerveau, la zone mésolimbique, et les neurotransmetteurs qui y ont sont situés à l’intérieur du système dopaminergique ou système de la récompense sont sollicités dans la motivation et le plaisir.

Comme l’ont démontrées les recherches médicales dans ce domaine, ce système peut être modifié par nos comportements, des modifications profondes peuvent s’installer voir même de manières irrémédiables lors d’une addiction sévère. De plus, certaines dispositions génétiques pourraient favoriser ces modifications et l’installation plus rapide de la maladie.

La plupart des recherches actuelles en neurophysiologie soulignent l’importance de l’interaction du sujet avec son environnement, de ces interactions vont dépendre la transformation de fragilités psychologiques en addiction.

Nous pouvons approcher ces interactions corps/environnement sous le seul angle des prédispositions cognitives ou génétiques, mais nous pouvons comme nous le proposons au travers de l’habitus et du capital social étudier leur dimension sociale et logique ce qui peut permettre de définir la place des sciences sociales dans l’explication des phénomènes anthropologiques fondamentaux.

Comme le montre les résultats de notre étude, dans 71 % des questionnements concernant le capital social et l’habitus, nous avons observés une différence significative entre nos deux échantillons ce qui vient conforter notre hypothèse sur les rôles joués par ces principes sociaux développés par Bourdieu dans les comportements liés à la santé et plus particulièrement dans les addictions.

5.2. Peut-on pour autant modifier nos comportements pour préserver notre état de santé ?

Selon John Caldwell (1999), il existe sur le plan de la santé entre différents groupes affichant des comportements opposés des différences qui les séparent qui concernent la santé et la mortalité, au-delà de ce que peut expliquer l’accès aux soins.

Comme l’on montré les travaux sur la mortalité infantile de Preston et Van de Walle (1978) l’essentiel de ces différences peut être probablement attribué à des changements sociétaux notamment dans le domaine de l’éducation.

De plus les études menées par Mensch et al. (1985) montrent que la survie des enfants entre les différents groupes culturels des sociétés plurales révèle des différences prononcées et que celles-ci persistent même lorsque les revenus et l’éducation sont réglementés et que l’accès aux soins est gratuit ou bon marché.

Ce sont les recherches systématiques consacrées aux effets du niveau d’instruction des parents qui fournissent la démonstration la plus spectaculaire de l’incidence des différences de

comportement sur la survie des enfants. Les parents ont une culture et des réactions comportementales sensiblement différentes selon leur niveau d’instruction. L’éducation n’est qu’un aspect de la culture.

Si les cultures produisent des effets différents sur la santé c’est qu’elles y attribuent des valeurs différentes. Pour Simons (1989), la modernisation, la sécularisation et l’éducation ont eu deux effets majeurs : le premier qu’éviter la mort est une fin en soi et le second qu’il incombe à chacun et non à la collectivité de prendre les dispositions pour réduire les risques ou pour démarrer un traitement.

Il n’y a pas de doute que les changements effectifs de comportement s’opèrent sur des durées importantes sous l’effet de l’éducation. Mais pour autant, la question qui se pose est de savoir si des interventions à court terme visant à modifier les comportements pour répondre à des besoins sanitaires précis peuvent donner des résultats.

Nous avons vu que les bons comportements peuvent influer bénéfiquement la santé de deux manières possibles : l’une préventive et l’autre curative. Nous avons vu aussi que le changement social positif contribue à améliorer la santé. Ces modifications de comportements ont des effets bénéfiques sur la santé et prouvent que nous devrions être capables de modifier sélectivement nos comportements pour obtenir des résultats bien précis dans le domaine de la santé. En effet, un individu avec un capital social élevé et de qualité, et, d’un habitus socialement favorable sera prémuni face stress, à l’anxiété ou des comportements déviants, ou, pourra plus facilement être aidé en cas d’addiction. Comme le montre notre étude, le capital social et l’habitus sont plus favorables à la population générale qu’aux personnes addicts. En effet, l’habitus est lié principalement au passé, au vécu de l’individu et aux schèmes qu’il applique dans le présent. Ce passé intervient dans le présent comme un code social. Si ce passé a été positif le capital social de l’individu a plus de chance d’être riche et qualitativement bon.

Nos résultats nous confortent en ce sens vu que les patients addicts ont un habitus défavorable et donc un capital social faible ou de mauvaise qualité.

Dans le cadre des addictions, Gary Becker a proposé une « théorie rationnelle de l’addiction », fondée sur deux idées : l’une que la dépréciation des utilités futures et l’autre que la complémentarité entre consommation passée et actuelle serait plus grande pour les produits addictifs que pour les produits non addictifs (Becker, 1996). Finalement, son analyse nous montre que la meilleure manière d’enrayer le processus serait soit à augmenter de façon forte et régulière les prix (quid des produits illégaux et des addictions sans produit) soit d’interrompre brutalement l’usage pour interrompre le cycle d’augmentation du capital de consommation et rendre moins attractives les nouvelles prises (quid des effets négatifs d’un sevrage forcés et des addictions sans produit).

Le psychologue Georg Ainslie reproche au modèle de Becker de tabler sur une courbe exponentielle de la consommation addictive, hors cette courbe serait plus proche d’une hyperbole avec des phases où l’utilité de la prise est faible et des phases où l’utilité est irrésistible. Même si de fait, l’addiction se caractérise par une augmentation progressive des prises ce n’est peut-être pas là son caractère essentiel. La critique d’Ainslie ne s’arrête pas là, puisque selon lui le modèle de Becker néglige le rôle de la volonté et de la faiblesse dans le processus addictifs. Becker dans son modèle propose l’arrêt brutal comme la seule voie de sortie de l’addiction mais il n’explique comment cet arrêt brutal peut se produire et pourquoi il ne se produit pas dans un très grand nombre de cas. Les recherches de Davidson sur la faiblesse

de la volonté nous montrent qu’au contraire la part des propensions organiques plus ou moins contrôlables ou compulsives dans les formes pratiques « d’irrationalité motivée », c’est-à-dire les actes contraires au meilleur jugement du sujet.

Il y a dans les addictions un paradoxe, assez largement partagé, qui est lié à deux sortes de constats :

- l’addiction est un état organique pouvant être jusqu’à irréversible que l’on retrouve dans la littérature sous forme de « brain disease » ;

- le rôle de la décision personnelle dans les arrêts définitifs ce qu’on nomme « natural recovery ».

C’est un aspect des addictions que nous n’avons pas abordé jusqu’ici mais qui nous semble essentiel d’aborder dans la conclusion. En effet, le « natural recovery » vient bousculer toutes les modèles pré établis dans le traitement des addictions. Le « natural recovery » est aussi appelé rémission ou arrêt spontané, ils sont décrits par les professionnels comme les moyens de désintoxication les plus efficaces à long terme qui ont été souvent négligés par le corps médical qui se concentrait sur les effets des traitements sans prendre en compte l’évolution du patient dans son ensemble. L’incidence des arrêts spontanés sur le tabac, l’alcool ou la marijuana semble plus évidente mais de nombreux cas ont été rapportés pour la cocaïne ou l’héroïne (Klingeman, Sobell, 2001).

Les différentes recherches menées sur ce sujet rendent compte de différents modèles : la théorie des conflits personnels, la cristallisation du mécontentement, devenir un « ex », le murissement par l’usage, le pour et le contre, le changement par étape. Ces différents modèles mettent à jour un certain travail réflexif du sujet sur ses propres états. Ce travail n’a rien d’un exercice de rationalité consommatoire mais il met en jeu les différents entre liberté et volonté dans la gestion des plaisirs et des comportements.

Une personne qui souffre d’addiction est quelqu’un que l’on peut décrire par des comportements précis, consommatoires et non-consommatoires tout comme par un certain état du corps ou du cerveau, et, comme nous l’avons démontré une histoire sociale ou une personnalité sociale. C’est quelqu’un qui peut penser à ces différents « états » corporels – corps physique, corps psychique et corps social. Cette dimension réflexive est susceptible d’avoir elle-même des effets favorables ou défavorables sur les autres états.

Lorsqu’on cherche à produire une réponse psychosociologique à la question des addictions deux dimensions explicatives sont susceptibles d’orienter le comportement individuel :

- l’une est issue de la psychologie naturaliste qui insiste sur les dispositions organiques au plaisir des êtres humains acquises au cours de l’évolution naturelle ainsi que les leurres neurologiques que suscite l’abondance de l’offre addictive dans les sociétés libérales contemporaines. Ces dispositions neurologiques sont issues de notre habitus et l’abondance de l’offre addictive favorise le contact et le développement de l’addiction en cas d’habitus défavorable.

- l’autre, de caractère phénoménologique qui est centrée sur le traitement réflexif et moral des impulsions du corps et de l’usage des plaisirs qui peut en découler selon les options prises par le sujet aux différents moments de sa vie. Ici aussi la qualité de