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Chapitre II : L’étude de l’image en thèmes

3. La guerre entre mémoire et réalité

La Disparition de la langue française se présente comme un récit d’un

personnage qui, de retour au pays, entame une recherche de repères identitaires dans une certaine remontée dans la mémoire et les souvenirs du passé. Dès lors, le thème de la guerre remonte en surface, dès la seconde partie, comme une réécriture d’une mémoire au miroir de la réalité. Dans le cadre cette fiction, comme c’est le cas de l’ensemble des œuvres djebariennes, la recherche de l’identité, écrit Clerc Jeanne- Marie : « La possession de l’identité ne peut passer que par le dialogue établi entre le

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présent et le passé »149, elle ajoute plus loin : « On ne peut concevoir une culture dans

les pays autrefois colonisés qu’à travers une recherche des racines »150. Or,

l’évocation de la guerre d’Algérie dans le texte est une façon de refléter la réalité douloureuse de l’Algérie des années « 1990 ». De fait, ce thème laisse transparaître les rapports entre : Algérien et Français (colonisateurs/ colonisés) durant la guerre de libération, et pour l’ancrage dans le réalité, les rapports entre une certaine élite au pouvoir (intégristes) et une autre élite de journalistes et d’écrivains francophones. Ainsi, Laura Restuccia écrit à ce propos : « La recherche de l’identité, d’autre part, est

étroitement liée à la récupération d’une identité historique. C’est ainsi qu’Assia Djebar accepte le défi de réécrire l’histoire de son pays, colonisé et blessé »151

. Plus haut, nous avons écrit : La guerre, entre mémoire et réalité. Voici donc un thème central de la littérature algérienne en particulier, sachant que la représentation réaliste de la société sert de base et de toile de font, pour l’entreprise romanesque. De fait, La

Disparition… est un roman profondément ancré dans l’histoire du pays, et dans lequel

deux périodes se trouvent privilégiées :

Dans un premier temps, l’enfance de Berkane et de Nadjia correspond à la montée du nationalisme durant la guerre de libération (1954-1962). Malgré le conflit qui génère de multiples horreurs, les diverses communautés semblent cohabiter : sont ainsi évoqués juifs, musulmans, pieds-noirs ; et parfois dans la complicité, tels les camarades de classe : Marguerite et Paul. Aussi, il est question de luttes « fratricides » entre nationalistes (F.L.N et M.N.A) et contre les harkis.

Dans un second temps, la guerre civile du début des années « 1990 » à laquelle renvoient les trois parties datées du texte :

- Première Partie : automne 1991. - Deuxième partie : un mois plus tard. - Troisième partie : septembre 1993.

149- CLERC Jeanne-Marie, op. cit, p. 58. 150- Ibid, p. 99.

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Ainsi, trente ans après la guerre de libération, le pays n’est toujours pas guéri de ses plaies : violence, enlèvement et assassinat sont de mise. Le roman évoque les courriers anonymes dont Driss était victime, le meurtre de l’écrivain journaliste Tahar Djaout et l’exode d’intellectuels. A propos de Driss, la narratrice témoigne : « cette

nuit-là, chez lui, il se réveilla plusieurs fois et se mis à écrire…sur son ami Tahar Djaout, assassiné trois mois auparavant et qui lui avait servi, au début, de mentor dans la profession »152. Une véritable chasse aux intellectuels francophones, la clandestinité et la désespérance des jeunes, comme le souligne la narratrice plus loin :

Fin novembre 1993, les francophones des deux sexes et de diverses professions (journalistes, professeurs, syndicalistes, médecins …) fuirent en désordre leur pays pour la France, la Québec, […], est-ce que soudain c’était la langue française qui allait disparaître (là-bas) ? 153

C’est en fait dans le dialogue entre le passé et le présent, hier et aujourd’hui que Berkane finit par disparaître, « enlevé par les intégristes ». Quand Marise apprend sa disparition, elle vient à Alger. Driss lui confie les feuillets de son frère, et de retour en France celle-ci semble porter en elle comme une épidémie maléfique, un mal incurable, comme en témoigne la narratrice : « Elle ne savait plus, elle pleura à

nouveau, songeant soudain que c’était à cause de sa langue française que Berkane avait disparu »154.

Par ailleurs, le même thème se manifeste dans plusieurs séquences du texte. Au début du récit, la remontée dans la mémoire est déclanchée chez Berkane par les sentiments de la solitude et de l’absence de l’Autre, pour évoquer la rencontre dans les souvenirs de Marise et de la camaraderie à l’école française, mais aussi la rencontre avec son ami Rachid le pêcheur et enfin Nadjia. Cette dernière, à la rencontre de Berkane, lui confie des souvenirs douloureux se rapportant à la perte de proches et de

152- DJEBAR Assia, op. cit, p. 188. 153- Ibid, p. 199.

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parents. Ici, la rencontre avec l’Autre provoque l’irruption de la mémoire. Mais paradoxalement, elle fait aussi émerger les doux souvenirs d’enfance, (Berkane et Nadjia dans la seconde partie). Plus loin, la rencontre avec le lieu, principalement la Casbah, comme espace chargé de mémoire, inspire et déclanche une série de réminiscences. Dès lors, la rencontre de l’Autre est capitale dans et pour la découverte de la mémoire individuelle et collective. Au départ, la mémoire était comme compactée, gelée aux tréfonds des personnages. Cependant, la rencontre la dégèle comme si l’Autre, par la chaleur de son corps, par son dialecte, ou parfois simplement par son absence, engage le personnage comme dans une migration vers l’intérieur à la rencontre de son passé. Ainsi, ce retour (non Ŕretour) n’est-il pas qu’un rêve pour Djebar, une utopie qui débouche vers un passé harmonieux en parade contre la réalité dégradée et délabrée de l’Algérie. L’expression du désarroi de l’auteur explique la solitude de Berkane, mais explique aussi son regard lumineux sur le passé, sur le bonheur des années « 50 » à Alger.

Enfin, malgré la guerre Berkane s’installe dans la solitude de l’écrit et du souvenir comme il écrit : « Je vis ma solitude comme un cadeau »155. Cette solitude et cette migration vers l’intérieur conduisent Berkane comme à la recherche d’une altérité, d’un réel cachée, une tierce dimension où son être, en paix, puisse demeurer.