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Un groupe ancré dans la contre-culture et l’avant-garde populaires

2.2. Thèmes, valeurs et messages d’Harmonium

2.2.1. Un groupe ancré dans la contre-culture et l’avant-garde populaires

« I believe that rock… is as much a cultural practice as a musical style46 »

En vue de saisir les valeurs et idéaux qui animent Harmonium, on peut d’abord s’intéresser à l’influence de la contre-culture, car elle semble avoir joué un rôle majeur dans l’émergence de la scène musicale du folk et du rock. Aux États-Unis, le folk-rock engagé s’est développé de pair avec une contre-culture contestataire pacifiste et avec le Mouvement des droits civiques. En Angleterre et en Californie, le rock psychédélique et le rock progressif sont apparus au sein du milieu underground consommateur de substances hallucinogènes et porteur d’une contre-

44 Guy Genest, « Main basse sur la chanson — La chanson au Québec : de l’art de dire à l’industrie de

l’insignifiance », Québec français , no. 147, 2007, p. 41.

45 Nous suivons ici l’idée de Chris Anderton, « A many-headed beast... » selon laquelle l’attitude progressive est

caractérisée par la préservation d’une mentalité rebelle. On retrouve aussi cette idée chez Jay Keister et Jeremy L. Smith, « Musical Ambition… »; Paul Hegarty et Martin Halliwell, Beyond and before, progressive rock since the 1960's, New-York, Continuum, 2011, p. 8-9.

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culture « existentialiste ». Le retard technique des artistes québécois pourrait donc être lié au développement tardif de cette contre-culture47 qui n’apparaît au Québec qu’à la toute fin des

années 1960. Toutefois, il semble qu’en raison du fort engagement des artistes des années 1960 dans les problématiques québécoises de la décolonisation et de l’affirmation nationale, le léger retard dans le développement de la contre-culture ait rarement été mentionné pour expliquer le décalage dans l’adoption du folk-rock et du rock progressif48. En effet, à l’époque, des auteurs influents comme Victor-Lévy Beaulieu définissent la contre-culture au travers du courant d’affirmation nationale49. Au Québec, le terme de contre-culture fait donc souvent référence à une contre-culture de type nationalitaire50. La contre-culture de la chanson de contestation et de la musique expérimentale que l’on retrouve aux États-Unis et en Grande-Bretagne est quant à elle ancrée dans la définition plus « générique » du terme qui fait référence à la contre-culture activiste et existentialiste51 qui n’apparaît au Québec que vers le début des années 197052. L’une des différences les plus fondamentales avec la contre-culture est qu’elle est aussi une idéologie de l’apolitisme, ce qui la distingue nettement du mouvement nationalitaire. Sans nier l’impact politique de l’apolitisme, l’effet produit par cette contre-culture n’est pas nécessairement lié au mouvement politique néonationaliste des années 1970, car il est « produit à travers une décentration de l'action politique hors du lieu où les rapports de force se nouent et se dénouent ordinairement53 ».

Avec l’adoption de cette contre-culture par la jeunesse des années 1970, la cause souverainiste n’est plus l’unique objet de mobilisation. La définition même de l’engagement artistique tend alors à s’élargir, car la contre-culture vise l’émancipation totale de l’individu : « Dans cette perspective, les chansons engagées ne le sont pas au nom d’une organisation ou

47 Doug Owram, Born at the Right Time…, p. 189.

48 Bruno Roy, « Lecture politique de la chanson québécoise », p. 202-204; Jacques Aubé, Chanson et politique…,

p. 44-54; Robert Giroux, « Les deux pôles de la chanson Québécoise… », p. 119-120.

49 Robert Giroux, « Les deux pôles de la chanson Québécoise… », p. 120.

50 Selon Gaétan Rochon, il existe au moins trois courants contre-culturels distincts : l’activisme de la New Left,

l’existentialisme de la Beat Generation et le courant nationalitaire issu des revendications des minorités nationales; Gaétan Rochon cité par Robert Giroux, « Les deux pôles de la chanson Québécoise… », p. 119.

51 Pour le reste de ce mémoire, sauf indication contraire, nous utiliserons simplement le terme de contre-culture

pour référer à la contre-culture activiste et existentialiste.

52 Bruno Roy, « Lecture politique de la chanson québécoise », p. 202-204.

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d’un parti. Elles sont d’abord et avant tout l’éveil d’une conscience des rapports de domination54 ». Amalgamant les thèmes de la contre-culture à un nouveau style musical, des

artistes comme Harmonium, Beau Dommage et Octobre marquent cette transition55. « [Ces groupes] sont apparus au moment où la jeunesse était moins farouchement nationaliste, en même temps que plus ambivalente. Ils appartiennent à la contre-culture des années 75, définissant la révolution comme la somme des libérations individuelles provoquées dans la conscience56 ». Les thématiques et valeurs dont ils sont porteurs reflètent ces changements culturels alors que la question nationale perd quelque peu de son importance face à la mouvance hippie et à la culture psychédélique. Les thématiques prédominantes sont désormais celles de l’authenticité, de la libre expression des émotions, du spiritualisme, de la créativité artistique, de la paix, de la nature, de l’amour, de la liberté sexuelle et de la consommation de drogues57. Bien qu’aujourd’hui il soit difficile de croire « que l’on fait la révolution en ayant de multiples partenaires sexuels, en fumant des joints et en écoutant de la musique underground58 », en 1970, la jeunesse québécoise semble convaincue qu’elle est l’avant-garde d’une révolution qui commence par la libération des mœurs59 et la prise de conscience des individus et ces idéaux influencent grandement le milieu musical.

L’enregistrement de l’heptade en 1976 concrétiserait le mariage du groupe avec les idéaux artistiques et communautaires de cette contre-culture alors qu’Harmonium s’érige en avant-garde artistique de ce courant60 :

Loin des médias et dans l’anonymat, les artistes vont mettre leur ego en veilleuse pendant des mois pour le pur plaisir de faire de la musique ensemble. L’Heptade représente, à lui seul, par la convergence de diverses tendances, l’esprit communautaire et d’exploration qui caractérise l’époque. Et dans cette aventure placée tout entière sous le signe du

54 Ibid., p. 210.

55 Robert Léger, La chanson québécoise…, p. 77-79.

56 Bruno Roy, « Lecture politique de la chanson québécoise », p. 205.

57 Chris Anderton, « A many-headed beast... », p. 423. Il est à noter que sur la consommation de drogue, Fiori

adopte la même attitude que Frank Zappa. Pour lui, la musique est un environnement sans drogues et l’image de drogués attribuée à Harmonium découle largement d’une projection et d’une interprétation du public, car comme le note Serge Fiori, « Bien sûr, comme tous les membres d’Harmonium, il projettera l’image d’un adepte des drogues, mais cette apparence relèvera davantage de la croyance populaire, des préjugés à l’égard des musiciens, que de la réalité » ; Louise Thériault, Serge Fiori…, p. 74.

58 Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie, Les années 68 au Québec, p. 255. 59 François Ricard, La génération lyrique, p. 24-25.

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métissage, comment ne pas voir un signe avant-coureur de ce que sera la musique des prochaines décennies61?

Déjà, en 1973, Yves Robillard suggère que cette contre-culture autrefois marginale est sur le point de se transformer en « underground populaire62 ». Les premières manifestations de cette contre-culture populaire, sous la forme du théâtre d’avant-garde et du théâtre à thèse63 et la diffusion de la contre-culture contestataire, écologiste, humaniste et universaliste avec la fondation des revues Mainmise en 1970 et Presqu’Amérique en 197164 auraient ainsi préparé

l’arrivée des groupes de rock contre-culturels. Dans ce contexte favorable, le folk-rock et le rock progressif prennent rapidement de l’ampleur et s’érigent en avant-garde musicale d’une contre- culture qu’ils contribuent à populariser65. En regard de la contre-culture populaire, l’histoire des

groupes folk et progressifs québécois comme Harmonium peut donc difficilement être racontée uniquement comme une affirmation de la québécitude en musique66. L’œuvre d’Harmonium

devrait aussi être lue en regard des sensibilités artistiques contre-culturelles des jeunes artistes québécois des années 1970. En effet, étant à la fois animé par une quête musicale progressive et par les valeurs contre-culturelles d’une génération, ce groupe sera porteur d’un projet musical qui oscille entre une quête artistique et le désir de préservation de son authenticité.