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5. Les gros mots en anglais et en français

5.1 Les gros mots dans la langue française

Si le concept des gros mots peut paraître simple au premier abord, il se révèle assez complexe à définir précisément. Une première étape pour l’affiner est de décrire ce que les gros mots ne sont pas.

Tout d’abord, les gros mots sont fréquemment assimilés aux injures et aux jurons, ce qui peut se comprendre, étant donné que nombre d’entre eux en sont effectivement. Cependant, comme l’explique Rouayrenc, certaines injures (comme pintade, banane ou morue) et certains jurons (comme flûte ou tabernacle) ne sont dans leur sens premier pas des gros mots, alors que certains mots considérés comme des gros mots, tels que branlette ou pine, ne sont ni des jurons ni des injures (Rouayrenc 1997, 5). Les gros mots doivent donc être distingués des injures, qui ont un rôle communicatif, ainsi que des jurons, lesquels sortent sous forme d’exclamation, souvent sous le coup de l’émotion.

Il faut ensuite distinguer les mots argotiques des gros mots. Ces deux catégories partagent certes des caractéristiques (elles relèvent de niveaux de langue peu élevés et ne sont pas à employer dans n’importe quelle situation de communication), mais elles sont bel et bien différentes.

Comme c’est le cas pour les injures et les jurons, certains mots argotiques ne sont en effet pas des gros mots, tel pif ou ratichon (Vidocq 2002).

Ces précisions apportées sur ce que ne sont pas les gros mots, nous pouvons à présent plus aisément les définir. Une première définition est donnée par Le Trésor de la langue française informatisé (ci-après : TLFi), selon lequel un gros mot est un « Mot grossier ou trivial »39. Cette définition nous a conduit à chercher celle de « grossier » : « Qui est contraire à la bienséance,

39 http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?30;s=3024864060;r=2;nat=;sol=3; (consulté le 23 mai 2019)

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ou à la décence. »40. Nous avons fait de même pour le mot bienséance qui est quant à lui défini de la manière suivante : « Qualité de ce qui répond aux normes morales d'une société donnée »41. Une seconde définition issue du Dictionnaire culturel en langue française décrit le gros mot comme un : « mot direct, grossier, choquant » ; « Terme scatologique ou sexuel prohibé (notamment dans le vocabulaire enfantin) » (Rey 2005, 1469).

Nous pouvons déduire des définitions qui précèdent plusieurs enseignements et tout d’abord que les gros mots sont des mots qui transgressent les normes établies au sein d’une société, principalement celle de politesse, qui veut que l’on évite certains sujets jugés tabous. L’entrée du Dictionnaire culturel nous apporte une notion d’émotion qui ne figure pas dans le TLFi.

« Choquant » est en effet un adjectif qui se rapporte à une émotion, un ressenti, que les gros mots peuvent provoquer, voire canaliser. Cette même entrée nous en apprend également davantage sur le champ sémantique des gros mots, qui peut donc être « scatologique ou sexuel ». « Prohibé » nous ramène quant à lui à l’idée d’interdiction et au fait qu’employer des gros mots enfreint les règles de la bienséance. En français, ces règles, assimilées dès l’enfance, font de la sexualité, de la religion et de la fonction excrémentielle les plus forts tabous (Rouayrenc 1997, 7). Ce n’est donc pas le mot lui-même qui dérange, mais le fait que l’utiliser transgresse des règles établies au sein d’une communauté (Rouayrenc 1997, 5). De plus, la dimension sociale des gros mots les rend particulièrement susceptibles de varier selon les sociétés, le groupe social ainsi que dans le temps, évoluant parallèlement avec la langue et les comportements (Rouayrenc 1997, 5).

5.1.2 Les niveaux de langue

Un aspect important de la définition des gros mots renvoie à une notion linguistique incontournable : le niveau de langue. Bien qu’existant depuis longtemps, le terme « niveau de langue » n’apparaît qu’au milieu du XXème siècle et est aujourd’hui la manière commune de se référer à la variabilité diaphasique (Gadet 2003, 97), ce que Gadet décrit ainsi : « un locuteur, quelle que soit sa position sociale, dispose d’un répertoire diversifié selon la situation où il se trouve, les protagonistes, la sphère d’activité et les objectifs de l’échange. » (Gadet 2003, 10).

Cela signifie en d’autres termes que les locuteurs ne s’expriment pas toujours de la même manière, ce que tout un chacun peut constater dans la vie de tous les jours, puisque nous nous exprimons différemment entre amis, au travail ou lors d’un entretien d’embauche.

40 http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3024864060; (consulté le 23 mai 2019)

41 http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3576349245; (consulté le 23 mai 2019)

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Les niveaux de langue représentent les diverses manières de s’exprimer à l’aide d’une même langue et partagent donc la plupart des caractéristiques linguistiques, surtout en ce qui concerne la syntaxe (Jollin-Bertocchi 2003). Ils sont souvent représentés sous les dénominations suivantes : « soutenu (soigné, recherché, élaboré, châtié, cultivé, tenu, contrôlé), standard (standardisé, courant, commun, neutralisé, usuel), familier (relâché, spontané, ordinaire), populaire (vulgaire) » (Gadet 1996). Le niveau « soutenu », tout en haut de l’échelle, se rapporte à une langue châtiée de qualité littéraire (Gadet 1996). Le niveau « standard », qui se veut le point de repère sur l’échelle, qui pour Gadet est une idéalisation (1996), se veut une sorte de « forme par excellence de la langue » (Gadet 2003, 18). Les niveaux « familier » et

« vulgaire », assimilés à l’oralité, se situent au bas de l’échelle, car on y trouve des usages fautifs, inédits du français standard, dont les constructions existantes se retrouvent modifiées (Jollin-Bertocchi 2003). Le niveau « vulgaire » se situe encore plus bas que le niveau

« familier ». Dans les dictionnaires, le niveau de langue est souvent défini à l’aide d’un adjectif mis entre parenthèses, leur usage variant toutefois selon les ouvrages. Les dictionnaires n’usent toutefois pas toujours de la même classification pour un gros mot défini. Ainsi, il n’est pas rare qu’un même gros mot soit associé à un niveau de langue différent d’un dictionnaire à l’autre (Gadet 2003, 101). Le mot « salope », par exemple, est qualifié de « vulgaire » dans le Larousse42 et de « populaire » dans le Trésor de la langue française informatisé43. Or, ils ne sont pas synonymes, car l’un renvoie à la notion diastratique (classe sociale) et l’autre à la notion diaphasique (Gadet 1996). Le terme « niveau » suggère de plus une hiérarchie entre les paliers et, si l’on se représente les niveaux de langue sous forme d’échelle, « soutenu » se retrouverait tout en haut et « populaire » tout en bas. Il arrive ainsi que cette échelle soit mise en relation avec la hiérarchie sociale, où les personnes cultivées s’exprimeraient en langage soutenu et les plus modestes en langage populaire. Or, tout locuteur est en mesure de varier son niveau de langue, quelle que soit sa classe sociale (Gadet 2003, 10). Les gros mots ne sont donc pas exclusivement utilisés au sein des classes les plus basses, bien qu’ils y apparaissent peut-être plus fréquemment, mais bien parmi toutes les couches de la société (Foschi 2013, 10).

Les niveaux de langue et les gros mots se retrouvent généralement associés dans les dictionnaires, où les mots ne sont pas qualifiés de « gros mot » mais plutôt de « vulgaire »,

« grossier » ou « trivial » (Rouayrenc 1997, 5), des adjectifs qui se rapportent directement aux niveaux de langue. Le fait que les gros mots se retrouvent classifiés dans les niveaux les plus

42 https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/salope/70723?q=salope#69957 (consulté le 28 mai 2019)

43 http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?64;s=952601715;r=2;nat=;sol=1; (consulté le 28 mai 2019)

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bas est logique, étant donné qu’ils transgressent les règles linguistiques, comme nous l’avons expliqué précédemment.

5.1.3 Caractéristiques

A présent que nous avons défini les gros mots, nous allons présenter leurs caractéristiques principales, quoique nous ne puissions prétendre à l’exhaustivité tant le domaine est vaste44. Tout d’abord, les gros mots peuvent appartenir à plusieurs classes grammaticales : des noms (bite, couille), des adjectifs (emmerdant, chiant), des verbes (piner, chier), des adverbes (connement, foutrement) et des interjections (fichtre !, foutre !). En français non standard, les classes grammaticales ne sont plus étanches et les phénomènes de dérivation impropres s’observent fréquemment. Dans le cas des gros mots, cela peut se manifester par des noms employés comme des interjections (merde !, chiotte !) ou des termes employés aussi bien comme nom que comme adjectif (con, salaud) (Rouayrenc 1997, 95).

5.1.3.1 Versatilité

Les gros mots sont ensuite très versatiles. Ils peuvent par exemple être dérivés à l’aide de suffixes ou de préfixes pour former de nouveaux gros mots, lesquels n’appartiendront pas forcément à la même classe grammaticale (merde peut ainsi engendrer emmerder ou démerder, con l’adverbe connement). Ils peuvent également voir leur sens premier disparaître lorsqu’ils sont utilisés dans une expression, apparaître sous une forme simple ou composée. Leur orthographe peut par ailleurs changer et ils peuvent être formés à partir d’une multitude de procédés, comme l’aphérèse (nouille), l’apocope (trouduc), la réduplication (Popaul) ou le verlan (teub). Ils peuvent par ailleurs être empruntés à d’autres langues (fuck, Scheisse) (Rouayrenc 1997). Une dernière caractéristique importante est que l’usage de gros mots se fait principalement à l’oral (Rouayrenc 1997, 6), l’écrit étant très codifié et donc plus enclin à respecter les normes et le bon usage. Une preuve du lien privilégié avec l’oralité est que prononcer des injures ou des jurons implique une intonation particulière liée à la fonction expressive, à tel point qu’il est possible d’identifier des jurons ou de comprendre que l’on est injurié sans connaître la langue utilisée. De plus, n’importe quel terme appartenant au français standard peut servir de juron ou d’injure et être perçu comme tel si l’intonation est suffisamment suggestive (Rouayrenc 1997, 113-114). Néanmoins, il est tout à fait possible d’être la cible d’une injure sans pour autant s’en offenser. La manière dont nous réagissons à un gros mot, une injure ou un juron dépend en effet de la communication analogique, un concept théorisé par

44 Pour un approfondissement du sujet, nous renvoyons au livre Les Gros mots de C. Rouayrenc

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Paul Watzlawick. Sous cette dénomination se trouve « pratiquement toute communication non verbale : posture, gestuelle, mimique, inflexions de la voix, succession, rythme et intonation des mots et toute autre manifestation non verbale dans tout contexte qui est le théâtre d'une interaction. » (Watzlawick, Helmick Beavin et al. 1972). De fait, il est différent de se faire traiter de connard par un parfait inconnu ou par son meilleur ami. La réaction de la personne visée ne sera pas la même, la première situation mettant a priori en alerte, la seconde étant davantage susceptible de faire rire. Dans ce dernier cas de figure, le gros mot, utilisé correctement au sein de certains groupes et dans certains contextes, par son côté outrancier, sert de facteur d’intégration et sous-entendent « une proximité affective et identitaire » entre les interlocuteurs (Perea 2011, 59).

5.1.3.2 Fonctions des gros mots

Comme exposé précédemment, les gros mots ont un caractère transgressif marqué. Il est dès lors intéressant d’examiner la motivation de celui qui les prononce. D’après Rouayrenc, qui cite Jakobson, les injures et les jurons, deux types importants de gros mots, ont une fonction avant tout « émotive » ou « expressive » (Rouayrenc 1997, 113). Ils permettraient de canaliser et d’exprimer des émotions fortes, telles que la peur, la colère, la surprise, le mépris, etc. Ainsi employé, le gros mot prend une fonction avant tout expressive, sa fonction référentielle devenant secondaire. Le terme utilisé dans une telle situation est « banalisé », « désémentisé » ; son sens premier n’est plus perceptible (Rouayrenc 1997, 114). Lancer un vif « Putain ! » lorsque l’on se frappe l’index en plantant un clou sert à exprimer la douleur que l’on ressent, voire la surprise du choc. Le sens premier de cet exemple n’a pas d’importance dans cette situation et, de surcroît, dans ce contexte. Le gros mot ne vise aucun destinataire et sert avant tout à canaliser la douleur, voire à la soulager, comme le suggère une étude de l’université britannique de Keele, qui est arrivée à la conclusion que jurer augmentait le seuil de résistance à la douleur45. Le cas de l’injure est différent en ce qui concerne le destinataire. Comme l’explique Rouayrenc, « l’injure implique un destinataire (qui peut évidemment être parfois le destinateur) que l’on veut provoquer ou surprendre, qui est contraint par là à réagir et dont la réaction peut être très variable » (Rouayrenc 1997, 111). Injurier une personne se fait généralement en réaction à un comportement, un acte, une parole qui a déplu, ou met mal à l’aise. Cela sert non seulement à exprimer un ressenti, une émotion, mais aussi parfois à attaquer, comme le suggère la définition du TLFi : « Geste, procédé, parole ou écrit adressés

45 https://www.lemonde.fr/planete/article/2009/07/17/lancer-un-juron-soulage-la-douleur_1220056_3244.html (consulté le 30 mai 2019)

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directement et délibérément à une personne pour l'offenser »46. L’injure peut donc servir à blesser verbalement son interlocuteur sans avoir à l’attaquer physiquement, ce qui peut tout aussi bien intimider et éviter un conflit direct que provoquer une bagarre.

5.1.3.3 Euphémismes

Un dernier point à examiner dans le cas de notre présentation des gros mots est le cas des euphémismes. Dans Totem et tabou, Freud explique que l’humain a une approche ambivalente vis-à-vis du tabou, car il a à la fois envie de l’enfreindre et peur de passer à l’acte, à cause justement de cette envie (Rouayrenc 1997, 109). Dire des gros mots, et donc assouvir son envie de briser un tabou, est libérateur. En revanche, si la peur prend le dessus, elle fait naître un sentiment de culpabilité intégré depuis l’enfance, qui pousse alors à déformer son propos pour ne pas risquer d’enfreindre les règles. C’est dans cette situation qu’interviennent les euphémismes. Nom de Dieu sera dès lors être remplacé par nom d’une pipe ou nom d’un chien, merde par zut ou flûte, qui, s’ils restent des gros mots, permettent d’assouvir en partie son envie de s’exprimer sans pour autant briser un tabou. A l’écrit, l’euphémisme se manifeste par abrègement, que ce soit par points de suspension ou par des astérisques, comme c... ou c*n (Rouayrenc 1997, 109-110). Cela permet au lecteur de savoir de quel mot il s’agit, sans que le texte ne soit grossier et risque de heurter.

En résumé, dire des gros mots est un phénomène oral, qui enfreint les règles établies au sein d’une société ; il peut avoir pour but d’exprimer des émotions, d’attaquer verbalement d’autres personnes ou d’affirmer son appartenance à un groupe.

5.2 Les gros mots en anglais, les « swear-words »