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Gouvernance naissante des firmes entrepreneuriales

3. Gouvernance des firmes entrepreneuriales

3.1. Gouvernance naissante des firmes entrepreneuriales

par qui et avec quelles conséquences » (Shane et Ventakaraman, 2000, p. 218). L’analyse des systèmes de gouvernance des jeunes firmes entrepreneuriales, de par l’influence qu’ils ont sur le comportement des créateurs et/ou dirigeants de ces entreprises, sur la trajectoire de ces dernières et, in fine, sur leur performance et leur survie, constitue un champ de recherche spécifique, dans lequel les perspectives disciplinaire et cognitive de la gouvernance sont mobilisées.

Les jeunes firmes entrepreneuriales ont souvent un caractère innovant. Elles sont souvent présentes sur des marchés naissants sur lesquels règne une grande incertitude et elles souffrent des handicaps liés à leur jeunesse et à leur taille. Elles sont également caractérisées par une forte asymétrie d’information entre actionnaires externes et dirigeants : absence d’historique due à la jeunesse de l’entreprise, difficulté à évaluer les aptitudes et intentions des (jeunes) entrepreneurs, caractère innovant des produits ou services proposés, marchés nouveaux ou peu connus (Van Osnabrugge, 1998 ; Kelly et Hay, 2003). Les chercheurs s’inscrivant dans le courant disciplinaire étudient la façon dont les investisseurs qui financent dans ces entreprises (BA, CR…) tentent se protéger de l’opportunisme des entrepreneurs, dans ce contexte spécifique de forte incertitude, en réalisant des due diligence extensives avant l’investissement, en négociant des contrats adaptés avec les entrepreneurs, et en adoptant un rôle actif lors de la phase post-investissement, souvent par une participation au CA des firmes dans lesquelles ils investissent (voir notamment Fiet, 1995 ; Lerner, 1995 ; Van Osnabrugge, 2000 ; Kaplan et Strömberg, 2004 ; Morrissette, 2007). Dans la perspective cognitive, l’attention est portée sur la difficulté d’accès de ces firmes aux différentes ressources clés nécessaires à la croissance, notamment en termes de compétences managériales et stratégiques. Ceci conduit certains auteurs à proposer que le levier cognitif de la gouvernance y est particulièrement important par comparaison aux firmes plus matures (Wirtz, 2011). Les chercheurs se situant dans cette perspective (notamment Sapienza, Manigart et Vermeir, 1996 ; Hellmann et Puri, 2002 ; Zahra et Filatotchev, 2004) étudient les conditions dans lesquelles les actionnaires et membres du CA permettent d’élargir les connaissances et les compétences à disposition des entrepreneurs et contribuent ainsi, dans le cadre d’un apprentissage collectif, à la découverte, à la création et à l’exploitation des opportunités stratégiques, voire les co-construisent, telle une « équipe de direction étendue » (Zhang, Baden-Fuller et Pool, 2011, p. 112).

Mes travaux en gouvernance entrepreneuriale s’inscrivent dans une perspective synthétique. Ils concernent trois thèmes, la gouvernance naissante des jeunes firmes entrepreneuriales (3.1), le co-investissement entre business angels et sociétés de capital-risque (3.2) et le fonctionnement des groupes de business angels (3.3).

3.1. Gouvernance naissante des firmes entrepreneuriales

La plupart des recherches sur le CA concernent les firmes en phase de croissance ou de maturité. La genèse du CA des très jeunes firmes entrepreneuriales est rarement étudiée, alors que cette première

38 étape a une influence importante sur la composition et le fonctionnement du CA au cours des phases suivantes du cycle de vie et sur le succès de ces firmes (Lynall, Golden et Hillman, 2003). L’article présenté ci-dessous vise à contribuer à pallier cette lacune.

3.1.1. Bonnet C., Séville M. et Wirtz P. (2017), Genèse et fonctionnement du conseil d'administration d'une firme entrepreneuriale: le rôle des identifications sociales des administrateurs, Finance Contrôle Stratégie, vol. 20, n°. 3.

Le CA des jeunes firmes entrepreneuriales est souvent constitué lors de la première entrée au capital d’investisseurs externes (BA, SCR…) aux côtés des fondateurs. Sa formation et son fonctionnement se heurtent à plusieurs difficultés. La première tient à la diversité des actionnaires et des administrateurs pressentis en termes d’objectifs, de compétences et d’attentes vis à vis du de la composition et du fonctionnement du CA. La seconde aux difficultés que présente le pilotage et la prise de décision stratégique dans un contexte marqué par des handicaps (jeunesse, petite taille) et une forte incertitude (Garg et Eisenhardt, 2017).

Comment, malgré ces handicaps, le CA de ces firmes parvient-il à se former et à fonctionner ? Notre proposition est que, à côté des intérêts financiers et des compétences respectives des administrateurs potentiels, les processus d’identification sociale et les interactions entre administrateurs à l’œuvre avant et après la formation du CA permettent ce fonctionnement. La théorie de l’identification sociale (Ashforth et Maël, 1989 ; Hogg et Terry, 2000) prend comme point de départ l’affiliation des membres d’un groupe à différents sous-groupes et étudie comment les attitudes et les comportements de ceux-ci les uns envers les autres peuvent mener à des conflits d’objectifs au sein du groupe, mais aussi comment ces conflits peuvent être résolus pour permettre au groupe d’atteindre ses objectifs. Le processus d’identification sociale désigne alors le processus par lequel une « personne accepte psychologiquement son appartenance à un (sous) groupe » (Scott, 1997 : p. 102) et en internalise les valeurs, les attitudes, les objectifs et la façon de se comporter. Dans ce cadre d’analyse, le CA est considéré comme un mécanisme de gouvernance ayant des fonctions de contrôle des dirigeants et d’apport de ressource mais aussi comme une entité sociale reposant sur l’interaction d’individus aux identités et aux motivations hétérogènes (Hillman, Nicholson et Shropshire, 2008 ; Cannella, Jones et Withers, 2015), ce qui permet de dépasser l’approche traditionnelle qui tend à considérer les administrateurs non dirigeants comme un bloc homogène. Dans le contexte spécifique des firmes entrepreneuriales, nous proposons quatre types d’identifications sociales (à l’actionnaire, à l’entrepreneur, à l’administrateur et au secteur d’activité) susceptibles d’expliquer la volonté des administrateurs potentiels d’entrer au CA et d’y jouer certains rôles.

39 Nous étudions le cas de la genèse du CA de la startup technologique EBV14 lors sa première levée de fonds auprès d’un groupe de quatre BA et de trois SCR. Cette entreprise développe et commercialise un logiciel à destination de l’industrie des composants électroniques. Elle se trouve alors aux premiers stades de son développement, dans un contexte technologique marqué par l’incertitude et le risque. Suite au lancement de son premier produit elle est en forte croissance et ses deux fondateurs décident d’ouvrir le capital afin de financer les efforts commerciaux et de R&D qui pourraient lui permettre de devenir, sur son créneau, l’acteur de référence au niveau international. Notre approche empirique est qualitative, comportementale et longitudinale car nous visons à rendre compte des comportements des acteurs et de leurs évolutions au cours du temps. Nous avons étudié le comportement de l’ensemble des administrateurs potentiels en menant quatorze entretiens avec les principaux acteurs du cas (fondateurs et actionnaires financiers) au cours de trois vagues successives : 6 mois avant l’ouverture du capital, au moment de cette dernière et de la première réunion du CA, puis 12 à 18 mois après l’ouverture du capital. Les entretiens semi-directifs, d’une durée d’environ 1h30, ont été codés indépendamment par deux chercheurs à l’aide du logiciel InVivo.

Nous mettons en évidence que tous les administrateurs potentiels, sauf un, s’identifient à au moins deux identités parmi les quatre proposées, ce qui conforte, pour la gouvernance entrepreneuriale, l’idée de Hillman, Nicholson et Shropshire (2008) que les administrateurs sont susceptibles d’identifications multiples. Les identifications sociales des administrateurs potentiels permettent d’expliquer leur volonté de rejoindre (ou pas) le CA et les rôles qu’ils y jouent (contrôle et/ou apport de ressources). Nous constatons notamment que l’entrée au CA semble conditionnée par une identification multiple à l’actionnaire, à l’entrepreneur et au secteur d’activité, et que tous les administrateurs potentiels jouent un rôle d’apport de ressources (ce rôle étant combiné pour certains avec un rôle de contrôle), ce qui corrobore l’idée de que, dans les firmes entrepreneuriales en forte croissance, la balance entre surveillance et apport de ressources, notamment cognitives, penche plutôt vers ce second rôle (Wirtz, 2011 ; Zhang, Baden-Fuller et Pool, 2011). Par ailleurs, l’apport de ressources n’a pas lieu exclusivement dans le cadre du CA. Il est aussi le fait d’actionnaires qui choisissent de ne pas rejoindre le CA ou d’administrateurs qui interagissent avec les dirigeants en dehors des réunions formelles du CA. Nous mettons également en évidence la formation de sous-groupes qui interagissent dans et à la périphérie du CA, et dont la composition semble déterminée par des processus sociaux (identifications sociales, rôles joués lors de la négociation du tour de table et la formation du CA, compétences et proximités cognitives, proximités sociales, amicales ou familiales) et par des intérêts communs plutôt que par l’appartenance aux catégories « standard » généralement considérées en finance entrepreneuriale15 (BA, capital-risqueurs, entrepreneurs, administrateurs indépendants…). Ces sous-groupes assument des rôles collectifs complémentaires au sein du CA. Ainsi, notre approche sociale et

14 Le nom a été modifié pour des raisons de confidentialité.

40 comportementale permet-elle de rendre compte de dynamiques endogènes au CA plus subtiles que celles que permet la seule référence aux catégories d’investisseurs ou à la notion d’indépendance des administrateurs.

Nous terminons l’article en proposant un modèle de la constitution du CA d’une firme entrepreneuriale. Notre proposition théorique est qu’il peut exister une combinaison de facteurs exogènes (intérêts financiers, compétences initiales, capital social) et endogènes (identification sociales multiples des administrateurs et différents processus de socialisation) qui permettent de comprendre quels rôles jouent les membres potentiels et effectifs du CA et, par conséquent, comment cet organe parvient à se constituer et à fonctionner malgré les obstacles de grande diversité des investisseurs, de jeunesse et de complexité. Le CA est donc dans ces firmes entrepreneuriales un mécanisme de gouvernance dont la dynamique et le fonctionnement, et notamment l’équilibre obtenu dans la combinaison des rôles de surveillance (pacte d’actionnaires, montage du dossier, contrôle des décisions et des résultats obtenus) et d’apport de ressources (conseils sur la stratégie, apport de contacts), reposent, grâce aux identifications multiples, sur l’existence de sous-groupes qui interagissent dans le CA mais aussi à sa périphérie. Ce modèle se caractérise notamment par deux apports théoriques originaux : l’importance, pour le fonctionnement du CA, des administrateurs « frontières » (boundary spanners) et un nouveau rôle du CA, celui de « challenger » de l’équipe de direction. Les boundary spanners sont des administrateurs dont l’expérience, le réseau et les identifications multiples permettent une proximité avec plusieurs sous-groupes, ce qui facilite les transactions entre ces derniers et peut s’avérer précieux en cas de conflits entre sous-groupes. La capacité à « challenger » les dirigeants est, dans le cas EBV, un prérequis à l’entrée au CA. Ce rôle consiste à demander, parfois sans ménagements, aux dirigeants d’expliquer et de justifier leurs analyses et leurs décisions, voire de les contredire, en se basant sur ses propres analyses, connaissances et compétences, afin de provoquer un débat et de s’assurer que les meilleures décisions sont prises. Il s’agit donc d’une articulation de la surveillance et de l’apport de ressources, puisque ce rôle vise à la fois à contrôler les actions des dirigeants et à contribuer à l’apprentissage collectif.

En termes de contributions managériales, nous montrons que les acteurs clés de la formation du CA des firmes naissantes ne devraient pas raisonner uniquement en termes de proportions d’appartenance à des groupes d’investisseurs (BA, CR, fondateurs…), comme c’est souvent le cas. En effet, l’appartenance initiale à ces groupes n’est pas synonyme de comportements homogènes ni forcément alignés avec les intérêts de ces groupes. De plus la capacité des administrateurs à challenger les entrepreneurs et à être, pour certains, des « administrateurs frontières », à même d’aider les divers groupes à se comprendre et à coopérer, apparaissent clés pour la réussite de l’entreprise, et plus importants que l’appartenance à un groupe donné.

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3.2. Co-investissement entre business angels et sociétés de capital-risque :