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3. Les trois phases clés des périodes de formation au sein des structures

3.2. Pendant la période de formation dans les structures d’accueil

3.2.6. La gestion du temps

La gestion du temps à dédier au tutorat (essentiellement pour la mise au travail du jeune et le processus de transmission qui lui est inhérent, mais aussi pour son suivi et le cas échéant pour les autres situations de formation aménagées) est au cœur de la problématique de sa mise en œuvre

concrète en situation de travail. En effet, ce temps est jugé toujours important par les tuteurs. Il leur faut encadrer les jeunes, les suivre, les surveiller, et tout cela leur demande du travail et de l’attention. Le plus souvent, ils se représentent cette activité comme une charge, qui rogne au moins en partie sur leur productivité et/ou sur celle de leur service ou de leur équipe.

Je ne l’ai jamais mesuré, mais je pense que […] ça doit influer un peu sur l’activité, quand même. Je pense que ça influe, il faut s’en occuper, donc forcément… Mais après je n’ai jamais mesuré si c’était cinq minutes par jour ou dix minutes par jour qu’on perdait, ce n’est pas catastrophique. À part si c’est vraiment un très mauvais élément, et qu’on ne l’a pas mis sur la touche tout de suite (tuteur, PME dans la maintenance aéronautique).

Cette exigence en termes de temps à consacrer au tutorat est à mettre en rapport avec ce qu’implique l’engagement dans cette pratique en termes de responsabilité, vis-à-vis du jeune et de son établissement de formation. Les implications en question portent sur la qualité de la formation dispensée et de l’encadrement assuré, mais aussi sur la protection du jeune à garantir. Dans le domaine de la sécurité, il y a par exemple la notion de risque, constamment présente dans cette activité et appelant un accompagnement des jeunes en situation de travail des plus attentif.

Pour les métiers de la sécurité, il faut un grand sérieux en matière d’accompagnement des jeunes. Ils sont encore mineurs. Donc il faut prendre le maximum de précautions pour leur accueil en entreprise. […] Quand on parle sécurité, cela renvoie à un lieu d’exercice qui présente nécessairement une part de risque. Le tutorat doit donc être très soigné de la part de celui qui le réalise dans l’entreprise, avec des objectifs clairement définis (inspectrice générale chargée de la spécialité sécurité).

Mais cette exigence en termes de temps a aussi partie liée avec les impératifs de fonctionnement plus généraux des structures d’accueil. Pour elles, il est absolument nécessaire, en particulier, de préserver la qualité de leurs productions et prestations, et donc leur business ou leur mission. On le voit bien par exemple dans le domaine des services à la personne, où la qualité du service est une notion importante et constamment mise en avant pour assurer le bien-être et le respect des personnes prises en charge, qu’il s’agisse de résidents en EHPAD ou en foyer résidence, de jeunes enfants en crèche ou de personnes handicapées dans des structures spécialisées. Dans le secteur aéronautique, cette préoccupation pour la qualité est plus spécifiquement à mettre en relation avec les normes européennes en matière de certification-qualité et de traçabilité, qui obligent en principe à contrôler et à vérifier scrupuleusement la moindre action effectuée par le stagiaire ou l’apprenti.

Ça nous prend quand même beaucoup de temps, ne serait-ce que d’avoir des stagiaires de quelques semaines. Il faut être là autour d’eux, ils ne sont pas autonomes sur nos tâches, nous tout est contrôlé, tout est suivi, donc si un stagiaire fait un exercice, il faut qu’il y ait au-dessus un de nos collaborateurs pour vérifier ce qu’il fait, donc ça nous prend du temps (directrice des ressources humaines, PME dans la fabrication aéronautique).

Pour les tuteurs, le temps à dédier au tutorat, a priori ainsi non-négligeable, risque cependant de manquer souvent. De fait, le tutorat correspond à une activité, certes le plus souvent envisagée sérieusement, en particulier quand elle s’apparente à un investissement annonçant un possible recrutement, mais bien sûr d’importance constamment secondaire par rapport à l’activité globale de production ou de service de la structure. De même, pour chaque tuteur, ce temps à consacrer au tutorat s’ajoute à sa principale fonction à exercer comme chef de service, chef d’équipe, aide-soignante, auxiliaire de vie sociale, compagnon ou agent de sécurité, qui reste bien évidemment dominante. Or, l’activité globale de la structure et/ou l’exercice de son métier au quotidien ne peuvent pas toujours procurer toute la disponibilité nécessaire pour assurer de façon effective l’activité de tutorat ou la rendre apprenante de façon optimale.

La désignation de « tuteurs professionnels » ou de salariés uniquement affectés pendant tout ou partie de leur temps de travail à l’action de tutorat n’apparaît pas comme une pratique à l’œuvre pour ce type de tutorat, qui vise des jeunes en formation professionnelle initiale – la focalisation ici sur les structures d’accueil de petite taille rend d’ailleurs encore moins probable l’identification de pareille pratique.

Pour le tuteur « manager » (souvent le tuteur formel quand ce n’est pas le dirigeant lui-même ou un cadre dirigeant), il faut s’occuper du jeune – au moins organiser son arrivée, son travail, le suivre, lui transmettre des connaissances, le conseiller, l’accompagner – tout en continuant bien sûr (et de façon prioritaire) à manager l’équipe ou le service placé sous sa responsabilité. Pour le salarié ou les salariés à qui on confie le jeune en situation de travail, il importe de ne pas se laisser distraire de leurs principales responsabilités et fonctions. Pour le tuteur qui tout à la fois manage et assure concrètement le tutorat, comme par exemple le dirigeant de la TPE spécialisée en formation sécurité-incendie, amené à gérer son entreprise dans son ensemble, la situation exige ainsi d’autant plus d’« énergie à revendre ».

A l’échelle des structures, certaines réalités et certains impératifs de fonctionnement peuvent s’avérer contrariants, quitte à entrer en tension et en contradiction avec les autres impératifs précités29. Les situations de sous-effectif – au moins vécues comme telles par les personnels en place –, qui semblent de plus en plus caractériser nombre de structures d’accueil dans les trois secteurs investigués, jouent notamment en ce sens. En aéronautique et dans le domaine de la sécurité privée, les exigences de productivité et de rentabilité, qui prédominent forcément, ne se révèlent pas non plus très favorables.

Quand on les met dans le privé, cela signifie que les aspects de rentabilité de l’entreprise sont à prendre en compte. Bien sûr, ça complique les choses sur le plan des situations pédagogiques à aménager. Cette préoccupation pour la rentabilité est forcément moins présente chez les pompiers (inspecteur chargé de la spécialité sécurité au sein d’une académie).

En aéronautique, le taux de charge de l’entreprise apparaît comme un facteur essentiel. Un taux de charge important risque de ne pas octroyer toute la disponibilité nécessaire au tutorat. Mais, à en croire le directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques du lycée de l’Aéronautique, un taux de charge trop faible n’est pas non plus toujours très propice, l’entreprise étant susceptible de ne pas proposer suffisamment de tâches intéressantes au jeune qu’elle accueille.

Si on prend la petite entreprise, enfin la petite entreprise… [X] c’est une centaine de personnes maintenant, ou ils vont y arriver, là il y a beaucoup à produire pour le volume de personnel, le temps y est moins, la disponibilité y est moins, obligatoirement, et notre stagiaire qui se retrouvera là-bas, il faudra ou qu’il soit rapidement opérationnel, ou alors il sera mis de côté. Ou il est opérationnel et il rend un service à l’entreprise, et si par chance le service qu’il rend à l’entreprise est bénéfique pour lui, tout va bien, on a rempli le contrat. Cette notion de taux de charge de l’entreprise est parfois favorable, quand il est important. Quand il est faible, il n’est pas toujours favorable, parce qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Il faut trouver un juste milieu où il y a un taux de charge qui permet d’exploiter les connaissances du jeune en laissant disponibles un peu les tuteurs.

Que les tuteurs ne soient pas sous pression aussi, parce que si les tuteurs sont à fond, eh bien ou le jeune suit, ou il ne suit pas et il est mis de côté » (DDFPT, lycée de l’Aéronautique).

29 Dans cette hypothèse, la mise en œuvre du tutorat serait, comme sans doute les autres pratiques de formation, le théâtre où se rencontrent et s’affrontent divers impératifs de production et de fonctionnement de nature contradictoire ou au moins divergente, caractérisant la structure.

Pour les services à la personne, les notions de rentabilité (y compris dans le privé) et de faible taux de charge sont absentes ou ne sont pas évoquées en tant que telles. Mais les sous-effectifs et les turnovers fréquents, de même que les aléas permanents liés au secteur et au cœur même des métiers en lien avec la personne, tendent à intensifier le travail et à limiter particulièrement la disponibilité pour conduire au quotidien les actions de tutorat.

Ajoutons que le risque de manquer de temps est globalement amplifié au sein des petites structures. La disponibilité des personnels en place y est en effet souvent moindre (cf. citation qui suit), surtout dans les contextes organisationnels en pleine croissance, où le taux de charge augmente rapidement, ou alors en situation de sous-effectif au regard de l’activité, comme il en existe par exemple au sein du secteur aéronautique ou dans celui des services à la personne. Dans ces contextes, le jeune en PFMP risque souvent d’être « mis de côté », de rester sur la touche.

C’est plus riche pour les élèves, les petites entreprises, parce qu’il y a de la polyvalence, ils voient plus de choses. Mais le tuteur a peut-être moins de temps… (professeure de droit, lycée de la Sécurité).

De fait, on note parfois des « mauvais stages » au sein des trois secteurs étudiés compte tenu de pareils impératifs de production et de fonctionnement. Confrontés à des structures et des tuteurs souffrant d’un manque de disponibilité pour les tutorer, les jeunes « ne font [alors] rien et passent leur temps à la machine à café » (IEN-IPR chargé de la filière aéronautique au sein d’une académie), ou bien exécutent des tâches standards, éloignées du référentiel. Au mieux, on leur montre des activités en train de se faire, mais cela ne leur permet pas d’être véritablement acteur et apprenant au sein des milieux de travail qui les accueillent. Sans pouvoir agir, ils risquent d’oublier rapidement ce qu’ils ont pu observer en situation.

La qualité du tutorat est donc fortement liée à la capacité des structures d’accueil et des tuteurs à dégager du temps en cours d’activité pour son effectuation dans les meilleures conditions possibles.

Cette sensibilité à la question cruciale du temps disponible peut amener des structures ou des tuteurs, notamment aguerris par l’expérience, à limiter leur recrutement de stagiaires ou d’apprentis, au moins au même moment.

Donc il faut jongler avec tout ça pour que les élèves aient quand même un encadrement qui soit satisfaisant. Prendre des élèves pour prendre des élèves et ne pas les encadrer correctement, pour moi ça n’a aucun intérêt. Donc je préfère en prendre moins et avoir un encadrement de qualité plutôt que d’en prendre beaucoup et de les laisser livrés à eux-mêmes et de ne pas s’en occuper (tutrice, infirmière coordinatrice).

Pour les tuteurs, une équation forcément complexe à résoudre se pose par ailleurs en permanence.

En effet, il s’agit pour eux de savoir rester avant tout dans l’exercice de leur métier, quitte à prendre le parti de ne pas fournir au jeune toutes les explications qui sembleraient nécessaires dans l’idéal, ou à limiter délibérément leur effort en matière de transmission, et ce, tout en acceptant en même temps de mettre à distance au moins de façon relative leur principale fonction pour assurer le tutorat du jeune.

En lien direct avec cette contrainte de temps, la question se pose aussi à propos de ce qui est à faire pendant les moments consacrés au tutorat – ces moments se mêlent le plus souvent aux activités ordinaires de travail tout en venant les perturber et apparaître comme des activités intruses.

Notamment, qu’est-ce qui est à transmettre, si l’on prend en compte à la fois les compétences qui sont à valider et qui peuvent effectivement l’être en situation, et le temps dont on dispose ? Cette question concerne tout particulièrement les PFMP, qui durent en général chacune entre 4 et 8

semaines, et qui passent donc toujours très vite. Pour le tuteur de jeunes stagiaires, il s’agit toujours de savoir ce qui peut leur être transmis dans le laps de temps limité imparti : faut-il leur faire découvrir le maximum de choses ? Ou bien faut-il se centrer sur certaines tâches ? On a là encore une interrogation qui n’a rien d’évident et qui risque de se poser constamment, au fil de l’expérience acquise.