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Introduction

Cette dernière partie vise à proposer une problématique pour la gestion du site et à dégager, sur la base des analyses proposées plus haut, à la fois un cadre général et des outils d’action en la matière. Notre intention n’a pas été ici de présenter un projet de plan de gestion du site inscrit, mais plutôt de permettre au lecteur d’appréhender concrètement les conditions d’un tel projet, ses enjeux et les bénéfices à en attendre.

Rappelons d’abord que l’élaboration de ce projet relève d’une nécessité juridique. Tout bien inscrit au Patrimoine mondial bénéficie d’une protection et d’une gestion qui « doivent assurer que la valeur universelle exceptionnelle, les conditions d’intégrité et/ou d’authenticité définies lors de l’inscription soient maintenues ou améliorées à l’avenir »178. Aussi, même si la Convention de Paris ne l’exige pas expressément, aurait-il été logique que la France et l’Espagne présentent un plan de gestion dans le dossier de demande d’inscription du site de Gavarnie–Mont-Perdu. Le rapport d’expertise préparé par l’ICOMOS à l’attention de l’UNESCO reprend deux informations qui expliqueraient cette lacune du dossier. En premier lieu, « le 24 septembre 1988, les deux Parcs nationaux signent une Charte de coopération…. » et ils ont formulé une déclaration commune détaillée relative à la gestion de la zone proposée pour inscription. Cette déclaration propose, entre autres, la création d’un comité de gestion franco-espagnol responsable de la rédaction d’un rapport annuel sur le développement du bien ». En second lieu, « lors de la mission de I’ICOMOS, les Etats Parties n’ont pas estimé qu’il était nécessaire d’établir un plan de gestion propre au site du Patrimoine mondial et ont jugé qu’il suffisait de s’inspirer des plans déjà existants pour les deux Parcs nationaux distincts ». Et l’ICOMOS de considérer que l’accord des deux parcs « constitue la clef de voûte d’un plan de gestion d’une qualité exceptionnelle »179.

Huit ans après l’inscription, une régularisation de la situation est donc justifiée, et ce d’autant plus que les parcs ne se sont guère intéressés aux devoirs qu’ils auraient dû ou pu assumer au nom des Etats qui restent, aux yeux de l’UNESCO, « responsables de la mise en œuvre d’activités de gestion efficaces »180. Aucun comité de gestion n’a même été créé, sauf

récemment sur le versant français. Deux préconisations s’imposent en conséquence : la mise en place d’une structure paritaire et l’établissement d’un plan de gestion commun par cette dernière.

La réalisation de ce plan supposerait – nous y reviendrons - que cette nouvelle structure se penche sur la question de la révision éventuelle des limites du site inscrit qui, sur le versant Nord, devrait englober l’entité valléenne. Mais elle supposerait, aussi, plus largement, que soient plus clairement identifié par les acteurs institutionnels concernés et l’objet même, ainsi que les outils, de la gestion à mettre en œuvre. Il s’agira ici de dégager des pistes en ces différents domaines.

178 UNESCO, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention sur le Patrimoine mondial, doc.

WHEC 05/2, février 2005, p. 26, § 96

179 ICOMOS, Liste du Patrimoine mondial, Pyrénées-Mont Perdu (Espagne et France), 1997, p. 2 et 3.

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Chapitre 1. Problématique pour une gestion

Les éléments que nous avons rassemblés – et notamment ceux qui sont présentés dans la deuxième partie de ce travail – nous conduisent à insister sur la nécessité de considérer le paysage, dans ce contexte, comme le produit évolutif de multiples déterminants, naturels et humains, et par conséquent comme un objet sur lequel on ne peut efficacement agir qu’à la croisée de nombreuses politiques publiques et au moyen de leur mise en cohérence. Pas plus qu’il ne peut être identifié à une simple conservation en l’état de la forme perceptible à un moment donné, le projet de paysage ne peut pas être seulement conçu comme une intervention sur l’enveloppe visible du territoire. Il doit aussi être porté par une volonté d’agir

en profondeur, sur les facteurs qui produisent et font en permanence évoluer ce que nous

voyons. L’enjeu d’un tel projet est ainsi d’inventer de nouvelles stratégies afin de préserver la durabilité de systèmes environnementaux construits sur la longue durée dont on a pu montrer qu’ils résultaient d’interactions complexes entre des pratiques sociales et des processus naturels.

Le projet de gestion dont il est ici question, doit être d’abord et fondamentalement, en d’autres termes, un projet de territoire, au sens d’un projet qui prend globalement en charge les relations de la société locale aux ressources et à l’environnement. Le paysage lui-même peut être considéré à la fois comme l’une des fins et comme l’outil privilégié de la construction de ce projet – et ceci non seulement parce qu’il constitue, sur le territoire concerné, une ressource économique essentielle, mais aussi parce qu’il est l’image sensible, accessible à tous, de ce territoire local et, en tant que tel, un support particulièrement efficace pour la concertation.

Les enjeux et les problématiques du projet de gestion peuvent se décliner à trois échelles spatiales.

I. À l’échelle du versant et du triptyque fond de vallée-zone intermédiaire-estive :

les enjeux pastoraux

À l’échelle du versant, les mutations paysagères sont dues à la spécialisation et à la professionnalisation de l’agriculture qui sont à l’origine d’une modification radicale des pratiques agro-sylvo-pastorales. Cette modification des pratiques est à l’origine d’importantes dynamiques paysagères. Au cours du XXe siècle, elles ont surtout porté sur la zone intermédiaire. Depuis la fin du XXe siècle (années 1980 à 1990), elles sont à l’origine de la mutation en cours du fond de vallée et des dynamiques « discrètes » relevées dans l’estive.

Les situations spécifiques concernent la dynamique de transformation des paysages, de chacun des espaces qui composent le triptyque territorial de l’élevage. Chaque secteur géographique, suivant son altitude, son exposition et l’histoire des pratiques qui s’y sont déroulées, est le terrain de colonisations végétales plus ou moins rapides, et plus ou moins denses. Dans les estives, au sentiment de permanence des formes et des surfaces pastorales, s’oppose une rampante et progressive transformation de la couverture végétale. Si l’aspect dénudé l’emporte encore, à l’exception de secteurs boisés qui, en s’étoffant, perturbent l’appréciation immédiate des lieux, les dynamiques se déploient au sol en diverses formations floristiques. La valeur pastorale est en jeu, par la substitution de plantes colonisatrices, en nappes mono-spécifiques, à la pelouse d’altitude. Pour la zone intermédiaire, ce sont les avancées et le resserrement des lisières forestières qui en modifient le plus le paysage, en

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diminuant peu à peu la visibilité des espaces ouverts. Marqués par l’homme, en multiples formes d’aménagements agricoles des pentes, ces lieux portent la trace de l’état d’un paysage largement ouvert, entretenu et cultivé. Il s’est vu peu à peu remplacé, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, par des surfaces toujours en herbe. La situation nouvelle qui est aujourd’hui donnée à voir est la concentration autour des granges des espaces pâturés et la colonisation arbustive et arborée alentour, refermant et recouvrant les paysages ouverts. Enfin, la zone des villages et des fonds de vallée connaît, pareillement aux espaces jouxtant les granges foraines, les mêmes phénomènes, à ceci près que l’élévation altitudinale moindre génère des dynamiques végétales dont la force et la rapidité surprennent.

Ces transformations paysagères sont en grande partie le reflet des récentes modifications et adaptations des élevages et des pratiques pastorales. Il nous a largement été donné de constater, en effet, que si la stratégie d’occupation saisonnière de la montagne repose encore sur une fréquentation tripartie des versants, les durées de pâturage sont par contre modifiées. Il s’avère que la zone intermédiaire tend à ne plus jouer, aujourd’hui, qu’un rôle mineur avec une réduction de deux tiers du temps de séjour des animaux. La concentration des pratiques de fauche dans les secteurs accessibles et mécanisables a libéré d’importantes surfaces de foncier privé. L’organisation d’une vaine pâture autour des granges foraines permet de gérer ces terrains, mais l’insuffisance de la pression pastorale en ces vastes surfaces ne contient, ni ne limite la progression du brachypode, des fougères et des formations ligneuses. Dans le même temps, la basse estive, au contact des granges hautes, se voit sous- pâturée, un cortège de plantes colonisatrices s’y développe, transformant ainsi la pelouse pastorale. L’agrandissement généralisé de la taille des troupeaux, s’il stabilise le nombre d’animaux présents, masque en réalité la réduction du nombre de structures agricoles. Il semblerait que ce changement soit en partie responsable des transformations des pelouses pastorales. Les grands troupeaux, s’ils ne sont pas gardés, pâturent prioritairement dans les secteurs vastes et homogènes du point de vue de l’abondance de la ressource en herbe. La distribution géographique du pâturage n’est alors pas uniforme, certains lieux sont très fréquentés, alors que d’autres sont délaissés. Par contre, l’attrait que représentent les estives pour des éleveurs non valléens est une donne positive, tant elle permet le développement d’une dynamique pastorale favorable à la vallée. Le potentiel de pâturage et d’entretien/gestion des espaces que crée cette transhumance pourrait être cependant accru.

A l’échelle du versant, les paysages tels qu’ils se présentent aujourd’hui semblent dans un état d’entre-deux : entre ouverture et fermeture de certains milieux, entre bois et clairières entretenus, entre estives de bonne valeur fourragère et faciès de colonisation peu appétant. La profession semble elle-même en situation d’entre-deux au point de vue du nombre de structures d’exploitations restantes, entre celles qui peu à peu vont cesser, et celles qui finalement resteront. L’activité agricole s’est maintenue, jusqu’à présent, par le maillage dans le territoire de différents profils d’éleveurs. Nous l’avons vu, les uns exercent à temps plein, les autres sont pluri-actifs, auxquels s’ajoutent les éleveurs non valléens transhumant vers les estives. Or la décennie à venir verra probablement la fin de la double activité, sans qu’un repreneur, autre qu’un éleveur agrandissant ses surfaces, ne se présente forcément. Il est alors prévisible que le nombre d’actifs risque d’être limité à un effectif réduit, où seules de grandes structures d’élevage, tirant parti de l’attractivité touristique, subsisteront.

La tendance d’évolution des systèmes d’élevage, sera alors de toujours simplifier l’utilisation des espaces pâturés, de regrouper le pâturage en certains secteurs, ou de concentrer la fauche dans les terrains les plus favorables à la mécanisation. En pareil cas, l’utilisation de la zone intermédiaire pourrait même se marginaliser davantage. Les fonds de vallée se verraient alors cloisonnés sous forme d’alvéoles herbagères exploitées, entrecoupées de bandes boisées et de parcelles pentues à l’abandon. Les estives, en conservant leurs