• Aucun résultat trouvé

2.2 Une démarche inspirée de l’ethnographie

2.2.1 Genèse de la démarche d’enquête

L’objet d’étude provient tout d’abord d’un constat, celui du développement d’un discours autour de la nécessité d’assurer le respect des personnes prises en charge au sein des établissements pour personnes âgées dépendantes. Il est porté par les acteurs professionnels, académiques, mais plus généralement par le corps social, aidé en cela par la forte médiatisation des cas de mauvais traitements. En témoigne la réaction courante lors de l’évocation de ce type d’établissement dans les conversations quo- tidiennes, « c’est dommage de finir sa vie comme ça », en pointant notamment la solitude, le déracinement et le personnel certainement négligeant. L’état du discours

ambiant est à mettre en parallèle avec le développement de la littérature sur la person- nalisation, telle que présentée dans ce travail. Ce n’est que dans un contexte présenté comme dangereux que des acteurs privés peuvent proposer, avec succès, des formations destinées à prévenir la maltraitance. C’est dans un troisième temps que les pouvoirs publics et les acteurs académiques interviennent sur un champ déjà bien investi.

L’intérêt pour un tel terrain d’étude provient également de son caractère de « cas- limite »102. Il questionne les pratiques quotidiennes des professionnels, mais également

la capacité des sciences sociales à s’emparer de cet objet d’étude. Les troubles cognitifs limitent l’utilisation des outils classiquement mobilisés en sociologie, notamment l’en- quête par questionnaire ou par entretien. En effet, les manifestations de la pathologie sont telles qu’il est impossible de mobiliser la réflexivité de l’acteur étudié, dans le cas d’une problématisation sollicitant sa subjectivité. Ces raisons expliquent probablement le faible nombre d’études sociologiques traitant de la maladie d’Alzheimer. Celles-ci portent principalement sur les aidants non professionnels, ainsi que les représentations sociales de la maladie103.

L’impossibilité d’accéder au sens des acteurs étudiés, c’est précisément la difficulté rencontrée par Mallon (2005, 2007) dans le cadre d’un travail d’analyse des méca- nismes de construction identitaire des résidents en maison de retraite. Sa recherche met en évidence les ressorts permettant à ces personnes de déjouer la logique totali- taire de l’institution, et de construire une identité malgré les contraintes pesant sur eux. Ces ressorts touchent l’ensemble des résidents, à l’exception des « désorientés », qui présentent les troubles les plus avancés. Ceux-ci ont été écartés de l’étude, de par l’impossibilité de questionner le travail réflexif du vieillissement lorsque la mémoire de l’enquêté défaille. Dans la perspective de Ricoeur, l’identité est en effet envisagée comme une mise en récit de l’individu, son exploration passant nécessairement par une

102. Terme issu du champ de la psychiatrie, par ailleurs relativement proche de la thématique de cette étude puisque renvoyant à un état d’instabilité des émotions, des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects, se matérialisant par une impulsivité du sujet en étant atteint. Ré- férence : Association Américaine de Psychiatrie (2000). « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV) ». Trouble de la personnalité borderline

103. H. Amieva et al. (2007). Maladie d’Alzheimer : enjeux scientifiques, médicaux et sociétaux. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), pp. 447-460

rationalisation a posteriori. C’est dans ce cadre que Mallon (2005) décide d’exclure les résidents souffrant d’une détérioration intellectuelle, puisque dans l’incapacité de tenir un discours réflexif sur leur vie en maison de retraite :

« La capacité à construire un récit, et un récit sur soi, est probablement socialement distribuée. En outre, en maison de retraite, les résidents apha- siques ou grabataires sont dans l’incapacité physique de parler. Les per- sonnes désorientées constituent également un obstacle à l’analyse sociolo- gique de l’identité narrative. (. . . ) les droits de la psychanalyse prennent la place de ceux de la sociologie. Même si un discours des personnes déso- rientées dit toujours quelque chose de vrai de leur situation, cette vérité est délicate à analyser sociologiquement. Les dynamiques identitaires des personnes ayant des difficultés à s’exprimer sont difficiles à saisir : leur analyse se fonde sur une focalisation qui demeure largement externe, et oblige à renoncer à étudier les transformations du point de vue de ceux qui en font l’expérience, puisqu’ils ne peuvent la communiquer » (p. 169).

Le cas-limite renvoie, dans cette perspective, à une situation apparaissant comme particulièrement difficile à analyser dans une discipline donnée. Plus précisément, il se réfère à une démarche d’enquête se construisant autour d’une hypothèse a priori fausse, comme par exemple l’existence de logiques sociales dans un contexte qui en semble dépourvu. L’un des exemples les plus frappants est certainement la mise en évidence de marges de manœuvre dans des univers clos, semblant contraindre l’action humaine dans ses moindres détails. En d’autres termes, la démarche pourrait se caractériser par la recherche de la vie, là où elle semble éteinte.

L’étude des cas-limites est courante en sociologie. La tradition sociologique de Chicago offre de nombreux exemples d’études de populations à la marge de la société et généralement considérées comme de peu d’intérêt pour la recherche en sciences sociales. L’étude de Goffman (1968) sur les asiles en est certainement l’un des exemples

les plus connus, en proposant une théorie sociologique des arrangements permettant aux reclus d’élaborer une structure du moi. L’une de ses forces est précisément de considérer le reclus comme un acteur, déconstruisant la vision du malade psychiatrique le présentant comme totalement déconnecté de la réalité et dénué de rationalité. Elle démontre l’étonnante proximité des logiques d’action entre « malades » et « normaux » puisque, pour chacun d’eux, la construction du moi passe à la fois par la référence à des constructions du monde solides et stables, et l’exploitation de leurs failles. C’est donc, par contraste avec ces observations, le caractère totalitaire de ces institutions qui leur confère un grand intérêt pour la sociologie :

« l’étude de la vie clandestine dans les institutions totalitaires répressives revêt un intérêt particulier. C’est lorsque l’existence se trouve réduite à un état quasi squelettique que se révèlent tous les procédés mis en œuvre par les victimes pour donner à leur vie quelque consistance » (p. 358).

Ce constat est également partagé par Sainsaulieu (2014), soulignant l’intérêt d’interroger la manière dont les ouvriers arrivent à vivre et agir dans une usine où s’y exerce un travail à la chaîne, réglé dans les moindres détails et opérant un « condi- tionnement » qui semble, en apparence, entièrement écraser les individualités.

La confrontation à un cas-limite permet également d’atteindre cet objectif central de déconstruction des idées reçues, en mettant au jour toute la complexité de l’action. Dans un tout autre contexte que celui du monde des organisations, c’est ce qu’illustre la captivité aux mains du khmer rouge Douch, en 1971 au Cambodge. Cette expérience a conduit l’ethnologue Bizot (2012) à dresser un portrait nuancé de son geôlier, tout à la fois humain et tortionnaire. Bizot décrit la manière dont des circonstances extrêmes, nourrissant tout un ensemble de fantasmes, amène à ressentir un décalage entre l’image du bourreau et la vie ordinaire, en tant que prisonnier. Elle se constitue de moments d’échanges, parfois même de confidences, ne pouvant empêcher de faire naître, chez le captif, un sentiment de proximité avec son bourreau, puisqu’il voit en lui un individu

encapsulé dans ses problématiques propres, et non pas le futur commanditaire de sa potentielle exécution.

Mettre en évidence les possibilités d’action dans les interstices d’une organisation ou rendre compte de la complexité de la réalité sociale se prête à une méthodologie spécifique, qui doit permettre d’interroger des dimensions qui se donnent difficilement à voir de l’extérieur. Elle suppose de pouvoir explorer la perception des acteurs, tout en la mettant en perspective avec la conduite en situation.

Au-delà du cas-limite, cette approche rejoint le projet de démystification présenté par Berger (2006), en permettant de « débusquer les affirmations tendancieuses dont nous déguisons nos actes aux yeux des autres » et de « dissiper les écrans de fumée verbale qui masquent les ressorts inavoués et souvent peu reluisants de l’action en société » (p. 72). Le protocole d’enquête nécessite donc, lorsque cela est possible, d’accorder une attention particulière à la conduite de l’action en situation.

L’objet d’étude proposé dans le cadre de cette thèse peut être envisagé comme un cas-limite, et ce à deux niveaux. S’intéresser au care, comme il en a été question précédemment, représente une première gageure, en cela que ses actes restent large- ment invisibles pour un regard extérieur. Il conduit également à analyser, avec les outils de la sociologie, une relation de prise en charge caractérisée par une apparente absence d’interaction. La maladie d’Alzheimer coupe progressivement les résidents de la relation aux professionnels, ce qui questionne la mise en application du care.

La littérature sur l’éthique du care ne s’intéresse généralement pas à la manière dont les particularités de la population prise en charge impactent sur la mise en application des actes pratiques, puisqu’elle s’arrête aux spécificités des actes réalisés, comme par exemple la manière dont ils confrontent plus ou moins le pourvoyeur à une proximité avec le bénéficiaire, notamment physique. Le contact avec les malades d’Alzheimer influe pourtant sur la mise en pratique du care, puisqu’il conduit par exemple à porter une attention sur des signes difficilement perceptibles de communication. La sous- section suivante présente le matériau retenu dans le cadre de cette recherche.