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2.1 Rendre les situations acceptables

2.1.4 La complexité du care

La complexité du care renvoie à l’ambivalence des sentiments l’animant, puisqu’ils ne se réduisent pas à un don de soi univoque, uniquement destiné à provoquer le bien-être du bénéficiaire. Leur expression peut, plus prosaïquement, servir le dessein de réalisation des tâches qui incombent au pourvoyeur. Pour les tâches particulière- ment coûteuses sur le plan émotionnel, l’attachement donne la force nécessaire à leur réalisation.

Mais l’atteinte de ce même objectif peut supposer, à l’inverse, de se mettre à distance des émotions. Dans l’objectif de rendre « acceptables » les situations de prise en charge pour chacune des parties, les professionnels peuvent se « désensibiliser » à certaines matières ou odeurs durant les soins, sans quoi la réalisation des tâches serait impossible ou, tout du moins, particulièrement pénible (Schneider et al., 2010). Dans le même ordre d’idées, le care ne consiste pas uniquement en des actes. En effet, l’inaction, c’est-à-dire le choix de ne pas réaliser d’action dans une situation donnée, peut également renvoyer au care, en visant cet objectif de maintenir une forme d’équilibre dans la relation (Molinier, 2010).

Dans cette perspective, l’engagement fait partie intégrante de la réussite de l’acti- vité. A titre d’exemple, l’évaluation des besoins en matière de prise en charge par le gestionnaire de cas nécessite un engagement de sa part dans la relation, se matéria- lisant à travers une écoute attentionnée et l’instauration d’un rapport de confiance. Son engagement dans la relation n’est donc « jamais dénué d’arrière-pensées », jouant de la relation « comme d’un outil pour répondre aux besoins de la personne ». Le « professionnalisme », dans ce cadre, ne se réduit pas à la prise de distance et à la

neutralité, puisqu’il se compose également de l’engagement (Corvol et al., 2013). Cette conception bien particulière du « professionnalisme » se retrouve chez Moli- nier (2013), pour qui il consiste à se « substituer à l’amour des proches ». L’amour est, en effet, nécessaire pour trouver l’énergie de s’occuper des personnes dépendantes. Le problème vient du décalage entre, d’un côté, l’encadrement qui perçoit la proxi- mité comme un danger, et de l’autre les soignants qui considèrent cette proximité comme nécessaire à la réalisation du travail, car elle permet de rendre acceptables les actes difficiles à réaliser. Ce décalage se manifeste par exemple à propos des conflits autour de l’appellation des résidents, fréquents en établissement. Appeler une résidente « chérie » ou « cocotte », bien que fréquemment interdit par le management, permet pourtant de rendre « moins écœurant de lui laver les fesses », et assure un rempart contre la brutalité. Ce travail de rapprochement « protège de la répulsion occasionnée par le contact avec les urines, les excréments, les flétrissures du corps » (Molinier, 2013, p. 175). L’appellation affectueuse permet également de rendre plus faciles les actes de prise en charge pour le résident. L’éthique du care, une nouvelle fois, ne se comprend qu’en situation, car elle reste fondamentalement ancrée dans la pratique :

« Les « ma chérie », les « ma cocotte » ou les « comme ma mère » ré- sonnent avec plus de justesse du fond des cabinets ou sous la douche que dans l’espace aseptisé de la réflexion éthique conventionnelle » (Molinier,

2013, p. 176).

Les professionnels peuvent ainsi faire le choix de se rapprocher d’une personne afin de « déjouer le dégoût », c’est-à-dire ne plus voir la matière qui dégoûte. Ils expliquent faire « comme si c’était quelqu’un de proche », par exemple leur enfant, afin de voir la personne derrière la matière. Les soignants trichent ainsi avec la règle de la bonne distance en s’attachant, « attachement qui leur permet de voir derrière l’horreur du travail dégoûtant le désir du sujet » (Marché-Paillé, 2010, p. 52).

Derrière l’engagement, on trouve également l’attention, l’empathie ou encore l’ami- tié qui, bien qu’étant des dimensions délicates à évoquer lorsqu’il s’agit d’une relation entre professionnel et patient, du fait de l’écart de pouvoir, n’en sont pas moins né- cessaires car elles assurent l’efficacité du soin, en permettant d’atteindre l’objectif de bien-être (Lefève, 2010).

L’exemple de l’ « amour » des cuidadoras permet d’illustrer l’ambivalence des sentiments exprimés dans le cadre du care (Borgeaud-Garciandia, 2012). Ces em- ployées, d’origine péruvienne pour la plupart, travaillent dans la capitale argentine afin de s’occuper de personnes âgées à demeure. Elles vivent donc à son domicile, ce qui implique un travail de jour et de nuit, six jours sur sept. Pour la plupart, les personnes âgées sont particulièrement fragiles, de par une autonomie restreinte causée par des difficultés physiques ou mentales. Les cuidadoras s’occupent à la fois des personnes et des tâches ménagères, allant des soins au ménage quotidien. Elles partagent le plus souvent la chambre de la personne âgée, et vivent donc continuellement à son contact. Ce contexte fait de cette relation de soin et d’accompagnement une expérience subjective particulière, de par l’engagement affectif des cuidadoras et « la captation de l’être dans ses multiples dimensions », à la fois psychologique, subjective, physique et intime. La vie des travailleuses se confond totalement avec celle des bénéficiaires de l’aide, allant jusqu’à conditionner chaque moment de la journée et de la nuit comme la prise des repas ou les moments de sommeil. Les limites de l’activité ne sont ja- mais clairement définies, puisqu’elles fluctuent en fonction des nécessités exprimées par la personne âgée ainsi que ses caprices, parfois dictés par la maladie. Ce contact permanent confronte aux besoins du corps, mais également à ses défaillances, comme l’incapacité de se mouvoir, les matières, les odeurs, ou les sons.

Les cuidadoras éprouvent affectivement le déclin du corps et de l’esprit, de jour comme de nuit. Cette cohabitation peut entraîner la crainte, le dégoût, la gêne, la pudeur ou même la peur, et conduire à une angoisse vis-à-vis de son propre corps, face au spectacle de la déliquescence du corps d’autrui. Au rapport à la personne âgée, s’ajoute celui aux enfants et proches, particulièrement problématique. Leurs exigences se cumulent avec celles de leur parent âgé, ou sont parfois en contradiction,

complexifiant d’autant plus la situation.

Une immense responsabilité incombe évidemment aux cuidadoras, puisque la moindre complication lui serait imputée. Cette attention de chaque instant est épuisante pour les travailleuses, celles-ci ne pouvant s’octroyer de moment de relâchement que lorsque les risques d’accidents sont les moins élevés. A cela s’ajoutent l’effet de l’enfermement, ainsi que l’absence d’instants pour se retrouver avec soi-même.

Dans un tel contexte, caractérisé par une contrainte quasi-permanente, les cuidado-

ras doivent opérer un subtil dosage entre investissement personnel et mise à distance.

L’affect est nécessaire afin de réussir à prendre sur soi dans les moments difficiles de la prise en charge, comme l’est tout autant la capacité à se détacher de la relation, afin de préserver sa propre intégrité physique et mentale et, par voie de conséquence, celle de la personne âgée.

Dans ce cadre, la cuidadora développe un certain nombre de compétences et mo- bilise des efforts afin d’assurer le soin et l’accompagnement. Elle doit notamment faire preuve d’adaptation et d’inventivité, comme dans les moments d’insomnie, où il faut à chaque fois « chercher les mots, les gestes et l’attitude qui permettront à la vieille personne de retrouver le sommeil » (p. 82). D’une attention constante, elle reste tou- jours vigilante et alerte, afin d’anticiper les nécessités et les dangers potentiels. Mais ces actes n’ont rien du don de soi, puisqu’ils sont nécessaires au maintien même des

cuidadoras au sein de la relation de prise en charge :

« il apparaît rapidement que le soin est avant tout une relation de soin, et que c’est le travail de cette dernière qui leur permettra de mener au mieux les diverses facettes de leur activité, des moins directement person- nelles aux plus intimes. Porter toute son attention sur l’autre, contrôler ses sentiments propres, n’a rien d’altruiste. C’est une condition pour allé- ger autant que possible le travail, dans son déroulement effectif et l’usure potentielle qu’il représente pour la cuidadora. On peut imaginer l’énorme

défi (vital) que représente, dans les conditions décrites, parvenir à prendre intégralement soin de la personne et ne pas craquer. C’est en grande par- tie sur le terrain des défis du quotidien, justement, et des affects, que les cuidadoras puiseront de quoi rendre tolérable la situation vécue et ne pas être complètement englouties » (p. 85).

L’engagement représente, en effet, un outil permettant d’accepter des situations particulièrement exigeantes pour l’individu, et de répondre aux immenses responsabi- lités pesant sur lui. Le dégoût ressenti par les cuidadoras lorsqu’elles constatent l’état de l’hygiène des personnes dont elles doivent s’occuper suppose, pour être dépassé, de se rattacher à l’affection éprouvée pour elles, sans quoi la toilette serait un acte impossible à réaliser.

Le caractère multidimensionnel des actes se retrouve s’agissant d’un sentiment tel que l’amour. L’emploi du terme, dans son acception courante, est évidemment particulièrement sensible lorsqu’il est question de rapports entre soignant et soigné. L’analyse de l’utilisation qu’en font les cuidadoras offre un nouvel éclairage sur ce sentiment, celui-ci pouvant être utilisé comme facilitateur des tâches à réaliser, et donc comme catalyseur de la gestion de la distance.

Comme l’explique l’auteur, l’amour « huile » les rapports quotidiens, en donnant la force de supporter les difficultés, et « à faire passer au second plan les sentiments et réactions de rejet ». Plus fondamentalement, il permet de « construire un milieu », c’est-à-dire de créer une ambiance apaisée, nécessaire aussi bien au pourvoyeur du care qu’au bénéficiaire. Cette construction doit être conquise, ce qui en fait un processus lent, « fruit d’un long et patient travail ». L’amour permet de rendre les contraintes plus supportables (Molinier, 2005), ce qui explique que la cuidadora n’ait d’autre choix que « le goût pour les personnes âgées » (De Ridder et Legrand, 1996, p. 131, cités par Borgeaud-Garciandia, 2012, p. 90).

On touche, ici, aux « conditions dans lesquelles peut s’effectuer le travail », puisque l’amour permet d’instaurer un environnement de travail favorable au soulagement des

travailleurs. Dès lors, le travail avec amour n’apparaît pas comme une vocation, mais comme une nécessité apparaissant avec l’expérience. Ce sentiment devient, paradoxa- lement, d’autant plus nécessaire lorsqu’aucune sympathie particulière n’est ressentie pour la personne soignée, puisqu’il permet de se préserver et de préserver l’autre de ce que l’auteur nomme les « indispositions non maîtrisées ». Une distinction s’opère alors entre l’ « amour » et le « travailler avec amour », ceux-ci ne coïncidant pas toujours. Il n’est pas nécessaire, en d’autres termes, d’apprécier une personne d’emblée pour faire preuve d’une attention rendue nécessaire par l’activité.

L’amour n’est pas le seul levier permettant de donner la force nécessaire à la réalisation du travail. La difficulté des situations à la « marge », de par les épreuves auxquelles elles soumettent les travailleurs, peut être mobilisée afin de donner du sens à l’activité. L’exceptionnalité de la prise en charge et son caractère « extrême » donnent une saveur particulière au travail, qui est alors mu par la force du sentiment de réaliser des actes hors normes (Doniol-Shaw, 2009).

C’est en cela qu’il est possible de parler d’ambivalence des sentiments au fonde- ment du care. Le but visé n’est pas l’affect, mais l’équilibre ou, pour reprendre les termes de Borgeaud-Garciandia (2012), la construction d’un milieu, qui rende la situation viable aussi bien pour les pourvoyeurs que pour les bénéficiaires. Tout en faisant preuve d’amour, les cuidadoras savent également se détacher de la relation, lorsqu’elles se sentent submergées par des émotions qui les conduiraient à mettre en péril la situation de prise en charge. On pense évidemment à une atteinte à la santé physique et émotionnelle de la personne âgée, en situation de fragilité ; mais il est né- cessaire de penser, dans le même temps, à la santé de la cuidadora elle-même, celle-ci courant le danger d’être « phagocytée » par son travail, c’est-à-dire « de se perdre, d’être rendue étrangère à elle-même » (pp. 83-84). Ce travail est celui de la « mise à distance » :

des effets de la situation de travail sur la cuidadora, va de pair avec le travail continu sur soi-même que la cuidadora n’a d’autre choix que d’éla- borer plus ou moins consciemment pour ne pas être envahie, absorbée, dé- substantialisée par l’attention ininterrompue portée à l’autre et à son milieu quotidien » (p. 81).

La mise à distance vise à maîtriser, naturaliser et éloigner les impressions négatives, comme la gêne ou le dégoût, en faisant par exemple appel à une expérience antérieure, en transformant les difficultés quotidiennes en défis, ou en se construisant un rôle valorisant, comme celui de dernier rempart avant la solitude complète. Amour et mise à distance sont donc différents outils mobilisés dans le même but, celui de rendre acceptables les situations.

Engagement et distanciation sont ici dissociés dans un souci de clarification, leur intrication étant complète en situation concrète. C’est en cela que l’on parle de la « complexité » des sentiments, puisque, dans le cadre du care, ils servent un objectif qui dépasse leur unique expression, celui de la recherche d’un équilibre. L’ « amour », dans cette perspective, ne s’arrête pas à la manifestation d’attentions ou de gestes d’affection, totale et unilatérale, puisqu’il poursuit également cet objectif de mise à distance, et plus généralement de la recherche du milieu précédemment évoquée.

Le travail de care suppose un engagement, le développement de connaissances, de savoir-faire et de compétences comme l’écoute et la patience ; mais cet engagement peut viser, en dernier ressort, à se mettre à distance de ses propres émotions, en se concentrant sur celles de la personne prise en charge. Cette posture invite donc à sortir d’une vision caricaturale des sentiments connotés positivement, tels que la compassion, la sollicitude ou l’amour.

Ne se réduisant pas à un contenu, ils peuvent être des outils permettant de rendre compte de la gestion du care, entendu comme recherche d’un équilibre dans la situation de prise en charge. La manière dont ils sont abordés dans cette approche révèle le choix délibéré d’une absence de définition rigide, comme l’illustre leur utilisation dans

le cadre des situations vécues auprès des cuidadoras :

« Ces expériences nous conduisent à aborder et essayer de mieux saisir cet encombrant objet que représentent les sentiments manifestés, qu’il nous faut prendre au sérieux sans tomber dans leur naturalisation. Ces senti- ments jouent sur plusieurs niveaux, leurs rôles sont aussi complexes qu’am- bigus. On peut se demander s’il s’agit d’amour, d’amitié, de sympathie, de compassion, de pitié, de responsabilité, et quel type de ressource ils repré- sentent, mais ces questions ne sont pas forcément les plus porteuses. On retrouve dans toute situation de travail un peu de chaque, et aucun à l’état pur. Peut-être nous faut-il admettre que cet « amour » – pour maintenir une connotation un peu provocatrice – est impossible à définir et qu’il n’est, en fait, pas souhaitable de le définir puisque ce serait mettre un point final à un thème dont les variations et la complexité ne se laissent pas enfer- mer dans une définition. Car c’est justement cette capacité de ne pas se laisser enfermer qui le rend intellectuellement productif et potentiellement enrichissant. Nous sommes face à un objet complexe, mouvant, changeant, variable » (Borgeaud-Garciandia, 2012, p. 95).

Comme l’explique l’auteur, l’attachement affectif « permet de tenir à distance les aspects moins nobles » du travail de cuidadora. Outre le fait de rendre les situations acceptables, l’amour joue également le rôle de médiateur entre les cuidadoras et la fa- mille, puisqu’il est possible d’opposer à leurs exigences l’amour manifesté envers leur parent. S’acquitter du travail consistant à assurer le bien-être de la personne âgée dont la cuidadora a la responsabilité suppose donc de développer un travail sur ses propres émotions, et de savoir les mobiliser pour des objectifs différents. La frontière entre sincérité et instrumentalisation des émotions peut apparaître comme particuliè- rement ténue, ce qui pose la question du risque de manipulation. Indépendamment des procédés utilisés, la visée reste toujours tournée vers la viabilité de la situation pour

chacune des parties présentes.

Voici, dans un tout autre contexte, une illustration du travail autour de l’amour, qui permet à une mère de prendre en charge, seule, sa fille autiste. L’investissement de soi est tel qu’il faut rechercher les marques de cet amour, même dans les plus petits gestes. Le passage suivant se passe de tout autre commentaire, nécessairement superflu :

« 8 juin 2000

Ma très chère Maco,

Grâce à Dieu, après quatre années, tu as réussi à sortir de ton château de tristesse et silence. C’est fantastique, et j’espère vraiment que cela est dû à l’amour de ta maman et de tes trois splendides sœurettes. Tu sais, ma chère Maco, que je me souviens encore avec douleur et amertume la période durant laquelle tu pleurais et tu ne parlais jamais, pleurant jusqu’à en suer et moi, pour interrompre ce sanglot continu, je te donnais un verre d’eau, que je te faisais boire à petites gorgées pour interrompre ces pleurs déchirants que même mes étreintes ou mes chauds baisers n’arrivaient pas à arrêter. Buvant tout doucement, tu réussissais à t’arrêter et tu esquissais même ce que moi j’ai interprété comme un rire de joie, m’odorant comme les bébés de peu de mois le font. Et tous les jours, la routine te conduit à m’odorer, comme à chaque fois. Après avoir inhalé un peu de mon odeur, tu réussissais enfin à jouer avec distraction et passivité avec quelque objet, pour ensuite retourner dans mes bras, tout en continuant à me sentir. Tu odorais en particulier mes cheveux, qui sait pour quel étrange motif. J’avais pensé que c’était précisément dans les cheveux qu’était concentrée l’odeur

de ta maman »101.

L’étude du care est rendue difficile par son aspect local, ancré dans la pratique. Cette recherche se propose d’en explorer les contours dans le cadre des unités spéci- fiques, à travers une démarche qualitative inspirée de l’ethnographie, à même de rendre compte de la complexité de cet objet. Le dosage entre engagement et distanciation est subtil, jamais déterminé à l’avance, et son appréhension suppose donc d’être au plus proche de la pratique.

101. C. Verduci (2009). 5 Maggio 2000. Falzea Editore, Reggio Calabria, Traduit de l’italien par Antonia Verduci