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2.1 Rendre les situations acceptables

2.1.1 Le contrôle des émotions

Les guides de bonnes pratiques précédemment décrits cherchent à contrôler la dimension émotionnelle du soin, dans son opposition à la dimension technique. Ce faisant, ils opèrent une caricature, en les isolant l’une de l’autre. Dit autrement, ils ne prennent en compte que ce qui entoure l’acte technique, comme si cet aspect pouvait fonctionner de manière autonome.

Cette volonté peut être rapprochée, plus généralement, du « travail émotionnel » (Hochschild, 1983), renvoyant à la volonté des organisations de service de contrôler la gestion de leurs émotions lors des situations d’interactions avec le public. Le « travail émotionnel » désigne « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » (Hochschild, 2003, p. 32).

Il concerne à la fois le jeu superficiel, qui consiste à feindre les émotions, et le jeu en profondeur, c’est-à-dire les émotions véritablement ressenties. Ce travail englobe la compréhension, l’évaluation et la gestion des émotions, à la fois les siennes et celles d’autrui (Soares, 2003). Il est également possible de parler, à ce propos, de capitalisme émotionnel ou encore de marchandisation des sentiments (Molinier et Laugier,

2013), au sens où les professionnels doivent désormais vendre leurs émotions, comme par exemple la cordialité pour une hôtesse de l’air. Le développement du capitalisme émotionnel est associé à la délégation de tâches, auparavant assumées par la famille, à des professionnels. Jeantet (2003) parle, à ce propos, de l’ « émotion prescrite » au travail, et considère que la formalisation de l’émotion résulte d’une proposition des directions d’organisations de service afin de combler le manque de temps nécessaire au véritable contact interpersonnel.

Certains emplois requièrent évidemment un travail émotionnel plus important, lorsqu’ils nécessitent un contact avec le public, en particulier lorsque ce contact est proche, voire physique. Parmi ces emplois, les domestiques, les gardes d’enfants ou encore les travailleurs en contact avec les personnes âgées. Des « règles de sentiments » dictent le type d’émotion approprié dans les situations de contact de face à face ou d’échange verbal, et dans lesquelles l’attitude du travailleur produit un état émotionnel chez le client, comme la confiance, la sécurité ou la peur (Soares, 2003).

L’encadrement tente de contrôler ces règles de sentiments, et même de les imposer, en prescrivant par exemple de sourire à un client. Le contrôle sur les activités émotion- nelles implique par exemple de les inclure dans les tâches, de proposer des formations ou encore de superviser leur application (Soares, 2003). Plus encore, on exige des pro- fessionnels qu’ils accomplissent ce travail émotionnel comme s’il ne demandait aucun effort.

La volonté de contrôler les émotions prend une forme particulière dans le champ du soin. La prise en charge par les professionnels conduit l’encadrement à traiter une ressource instable, les affects. Dans un univers où les émotions sont particulièrement présentes, le discours porte essentiellement sur leur mise à distance. Comme l’explique Molinier (2013), « il s’agit de contrôler ce qui risque toujours de déborder, et de le discipliner, de le mettre aux normes, de garantir une qualité relationnelle standard mais de haut niveau à la clientèle » (p. 172).

On attend des professionnels qu’ils fassent preuve d’empathie et qu’ils soient bien- veillants, mais toujours « de façon professionnelle ». La posture attendue est celle,

précisément, d’une mise à distance des émotions, celles-ci étant considérées comme incompatibles avec l’exercice efficace de la fonction de soignant.

C’est paradoxalement pour les métiers intégrant centralement les émotions que l’on retrouve les positionnements les plus durs de la part de l’encadrement. Ainsi, l’activité soignante est souvent présentée comme ne devant pas laisser de place aux émotions. Le personnel doit faire preuve d’une « maîtrise », alors même que sa position l’amène à être à la fois empathique et pragmatique (Benelli et Modak, 2010). C’est également ce que remarque F. Weber (2013) à propos de la professionnalisation des métiers de l’aide à domicile des personnes âgées dépendantes, passant par un « refus des affects avec les usagers ». Elle observe cependant, sur le terrain, que les pratiques vont à l’encontre de ce qui est enseigné en école, les relations de longue durée menant inexorablement à l’instauration d’un lien affectif.

La dimension émotionnelle du travail est un objet difficilement manipulable par les instances de contrôle, car elle ne peut aisément se soumettre à la formalisation.

Dans une perspective proche du care, les émotions peuvent être définies comme des « modes de définition et de négociation des relations sociales et du soi dans un ordre moral » (Despret, 1999, pp. 282-283). Leur caractère ancré est précisément ce qui les rend à la fois centrales et incontrôlables. C’est parce les émotions constituent une dimension instable du travail qu’elles sont potentiellement risquées. En conséquence, la proximité reste perçue comme un danger par l’encadrement, car elle conduit à des excès à l’origine de la maltraitance, comme le soulignent abondamment les guides de bonnes pratiques.

Mais le travail émotionnel n’est pas sans risque pour le professionnel non plus, puis- qu’il peut conduire à l’épuisement émotionnel (Molinier, 2005) et à des atteintes à la santé mentale (Soares, 2003), du fait de l’attention constante, la responsabilité et la charge qu’il requiert. L’engrenage des responsabilités peut accabler, et écraser la subjectivité sous son poids. Dépasser les « limites » peut se manifester par un attache- ment émotionnel, l’un des risques, pour le professionnel exerçant en unité spécifique, étant d’entrer dans une relation fusionnelle avec les résidents (Darnaud, 2003). La

place du professionnel s’en trouve brouillée, conduisant à un dépassement des limites se concrétisant par une culpabilité, des problèmes dans la vie privée et même la dé- pression (Bonamy et al., 2012). L’attachement, lorsqu’il va trop loin, explique à son tour la violence envers les personnes âgées, puisqu’elle serait facilitée par l’intimité qui en résulte.

Malgré ces difficultés, les guides de bonnes pratiques font comme si l’émotionnel pouvait être isolé grâce à un processus d’abstraction. L’approche caricaturale de la littérature sur la personnalisation s’inscrit donc dans un mouvement plus profond, celui d’une volonté de contrôler la dimension émotionnelle du travail. Le care permet de sortir de cette vision simpliste du rapport aux usagers bénéficiaires d’un service. Il la déconstruit en inscrivant l’émotionnel dans une dialectique qui le lie à la technique et aux pratiques concrètes.

L’éthique du care attire l’attention sur les risques d’une limitation à la seule di- mension émotionnelle, qui conduirait à occulter la complexité des situations en jeu. Le danger est celui de l’essentialisation du care, qui en ferait uniquement un outil de description des émotions, des sentiments et des affects, niant ainsi ses multiples dimensions en situation concrète :

« Je n’affirme pas que le care n’a rien à voir avec les dispositions et les émotions ; j’affirme plutôt que ces dimensions n’en constituent qu’un as- pect. Faute de comprendre aussi le care dans un sens plus riche, c’est-à-dire comme pratique, nous courons le risque de sentimentaliser le care et d’en limiter la portée pour notre réflexion » (Tronto, 2008, pp. 255-256).

Le care s’attaque au type de discours qui entourent la personnalisation, préten- dant offrir des solutions clés en main de contrôle des émotions. Une nouvelle fonction apparaît dans ce projet de formalisation des pratiques qui relèvent du care, les « éthi- ciens ». Ceux-ci tentent de vendre des descriptifs de pratiques qui sont ordinairement

et quotidiennement réalisées par les professionnels en situation de travail :

« Des marchands de formation font fortune en vendant sous l’étiquette « professionnalisation », et à prix d’or, ce qui souvent relève du simple bon sens. Comme par exemple de regarder les patients dans les yeux quand on les lave, ou de maintenir avec eux un contact verbal » (Molinier, 2013,

p. 173).

L’approche en termes de care propose d’aborder les émotions dans la dialectique qui les associent à la technique. La sous-section suivante décrit l’approche choisie dans le cadre de cette recherche, en raison des possibilités qu’elle offre de mettre en perspective la « personnalisation ». Outre la démonstration que les actes décrits dans les guides de bonnes pratiques apparaissent effectivement être d’une grande banalité dans la pratique, le care permet surtout de montrer leur complexité, au sens où ils s’inscrivent dans une dialectique entre engagement et distanciation ou, pour reprendre la terminologie de ce courant, entre émotionnel et technique.