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1.2 L’accession à la personne derrière la maladie

1.2.3 Alzheimer ou la difficile accession à la personne

L’approche centrée sur la personne s’intéresse à toute situation de prise en charge, y compris celles dans lesquelles se joue une grande fragilité de la population bénéficiaire des soins. La personnalisation, issue de cette approche, se développe plus spécifique- ment dans le cadre de la relation aux personnes âgées souffrant de troubles cognitifs, et notamment de la maladie d’Alzheimer.

Elle s’en dissocie pourtant, de par l’esprit qui l’anime. Son postulat de départ est qu’il existe un déficit de personnalisation associé à la situation particulière de prise en charge, envisagée comme particulièrement asymétrique, conférant un pouvoir important aux professionnels et cantonnant les résidents à une position de fragilité. Ce pouvoir provient de l’impossibilité, pour les bénéficiaires du soin, de faire entendre leur voix. Il ne s’agit donc pas de réhabiliter un « patient expert » en lui redonnant du pouvoir dans la relation, ou de se centrer sur ses capacités restantes plutôt que ses handicaps, mais de ne pas oublier l’individualité du patient.

Celle-ci doit être réactivée, dans un contexte où elle ne se donne plus directement à voir du fait de la maladie. Ce qui se joue, à travers la personnalisation, est donc une restauration de l’humanité du malade à travers un processus actif luttant contre la disparition de la personne. L’identification de compétences ou de capacités restantes est rendue impossible par une pathologie coupant en apparence de tout contact avec le monde extérieur, ce qui suppose alors un effort constant afin de ne pas oublier l’individu.

La personnalisation pose la question du maintien de l’humanité, là où elle semble ne plus se donner directement à voir. Cette nouvelle étape est à mettre en relation avec la diffusion d’autres pathologies dont les conséquences sur la relation de soin sont en de nombreux points comparables à celles observées dans le cadre de la maladie d’Alzheimer. On pense notamment aux malades psychiatriques dont la capacité à communiquer avec le monde extérieur est altérée par la maladie, ou encore aux troubles appartenant au spectre autistique. C’est, dans tous ces cas, un oubli de la personne derrière la maladie qui se joue.

La personnalisation se fonde sur une particularité de la population prise en charge, celle d’une difficulté, voire une impossibilité à exprimer son ressenti. Elle ne peut donc pas émettre d’avis sur l’accompagnement et les soins qui lui sont soumis. En effet, la maladie d’Alzheimer ôte progressivement le pouvoir personnel d’action des individus, ce qui conduit à une dépendance toujours plus importante (Delamarre et al., 2015). Ses particularités cliniques conduisent les malades qui en sont atteints à être par-

ticulièrement vulnérables, ce qui peut rendre difficile le « souci constant du respect de l’identité du sujet et de reconnaître sa liberté à discuter, accepter ou refuser les soins et les services proposés »43. Les personnes accompagnées peuvent notamment

avoir des difficultés à s’exprimer, et donc à faire valoir leurs attentes et leurs droits, exprimer un refus ou une désapprobation, ou encore rapporter les mauvais agissements des professionnels.

L’entrée la plus évidente afin de décrire les troubles rencontrés en unité spécifique est celle de la maladie d’Alzheimer, dont la prévalence apparaît comme la plus forte parmi les maladies cognitives liées à l’âge. Le développement suivant a pour objectif de décrire les manifestations généralement associées à cette maladie, puisque ce sont elles qui compliquent l’accession à la personne.

Au niveau clinique, cette pathologie se caractérise par une altération lente et pro- gressive de la mémoire et des facultés développées par apprentissage telles que les savoir-faire, les capacités de reconnaissance, le langage, ou encore les opérations men- tales. Bien que la pente du déclin cognitif varie selon les individus, trois phases peuvent être clairement identifiées.

Une phase préclinique de plusieurs années tout d’abord, durant laquelle la maladie est présente mais ne s’exprime pas du fait d’une absence d’altération des fonctions cognitives. Une phase pré-démentielle ensuite, avec des troubles présents mais ne gê- nant pas de manière significative la vie de la personne. Une phase démentielle enfin, menant à une perte d’autonomie (Aquino, 2002). Selon l’INSERM44, le déclin cog- nitif est plus lent aux stades extrêmes de la maladie, c’est-à-dire légers et sévères, et plus rapide aux stades intermédiaires.

Les symptômes se développent de manière insidieuse, débutant par des signes im- perceptibles pouvant être confondus avec la baisse des capacités cognitives inhérente à l’avancée en âge (Aquino, 2002). Les premiers troubles n’ont pas d’impact signifi- catif sur la capacité à réaliser les actes de la vie quotidienne (Dubois, 2009). Ils sont

43. Plan Alzheimer 2001-2004, objectif 3, p. 9

44. H. Amieva et al. (2007). Maladie d’Alzheimer : enjeux scientifiques, médicaux et sociétaux. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

cependant à l’origine d’un abandon progressif des activités courantes, et touchent en premier lieu la vie sociale et les loisirs. D’une durée variable, elle correspond à une phase annonciatrice de la maladie45. Cette phase initiale se caractérise par des troubles

mnésiques isolés et des troubles du langage.

La maladie touche tout d’abord la mémoire à court terme, la mémoire épisodique, les fonctions exécutives élaborées, la compréhension élaborée et l’écriture. Elle touche ensuite la mémoire à long terme, la mémoire sémantique, l’ensemble des fonctions exécutives, ainsi que la capacité à reconnaître les objets et à les dénommer. Elle mène progressivement à une aphasie, une apraxie et une agnosie dont l’impact se fait de plus en plus ressentir sur la vie quotidienne, jusqu’à conduire à une perte d’autonomie, une souffrance physique et un délitement du lien social.

Le malade perd progressivement la capacité à réaliser les gestes nécessaires à la vie quotidienne. Le langage se déstructure, jusqu’au mutisme. S’installe alors une dé- pendance physique et psychique importante, l’individu n’étant « plus capable de se faire comprendre, de communiquer ses volontés, ses choix ou ses désirs. Il n’apparaît également plus capable de comprendre ce qu’on lui dit ou ce qu’on lui propose »46. La maladie conduit enfin à une incapacité à s’exprimer verbalement, à des troubles du comportement pouvant entraîner une incapacité à assurer les actes de la vie quoti- dienne les plus fondamentaux comme manger, boire, s’habiller ou se laver, voire à une violence verbale et physique. Aux stades les plus avancés, la communication devient inexistante, le malade reste alité, multiplie les complications infectieuses et n’est plus en capacité de s’alimenter, même avec une aide adaptée (Swine et al., 2009).

Les deux dernières phases s’étalent sur une période allant de huit à douze années, tout en sachant que la présence d’une démence réduit de manière significative l’espé- rance de vie. Après le diagnostic, la survie moyenne pour les patients dont le diagnostic a été posé entre soixante-cinq et soixante-dix ans va de cinq à neuf ans (Swine et al., 2009). Le malade entre alors dans une situation de perte d’autonomie et de dépen- dance, la première étant synonyme d’impossibilité d’exercer son libre arbitre et la

45. Egalement appelée Mild Cognitive Impairment, y compris dans les documents francophones. 46. H. Amieva et al. (2007). Maladie d’Alzheimer : enjeux scientifiques, médicaux et sociétaux. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), p. 613

seconde au besoin d’aide :

« l’autonomie peut se définir par la capacité de la personne à se gouverner elle-même. Elle présuppose la capacité de jugement, c’est-à-dire la capacité de prévoir et de choisir, et la liberté de pouvoir agir, accepter ou refuser en fonction de son jugement. La dépendance, quant à elle, correspond à l’impossibilité partielle ou totale pour une personne d’effectuer sans aide les activités de la vie quotidienne »47.

Cette situation peut amener les professionnels à remettre en cause la persistance d’un sujet derrière le malade48. C’est dans les cas les plus avancés, en situation de perte d’autonomie et de dépendance, qu’apparaît le risque d’absence de prise en compte de la voix du malade49. Plus encore, pointe celui du mauvais traitement, exclusivement imputé au déficit d’humanité du professionnel ou à des contraintes organisationnelles, telles que le manque de moyens matériels ou humains.