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GÉRER LA SINGULARITÉ À GRANDE ÉCHELLE: LE CAS DES PATIENTS HOSPITALISÉS

Etienne MINVIELLE

LABüRES Lille Groupe Image ENSP

Rapports :

Nicolas DODIER, INSERM CERMES. Philippe MOSSÉ, CNRS LEST. 3 avril 1997

La question posée à l'organisation hospitalière

Dépenses en croissance continue, piquets de grève organisés par les infirmières ou les internes pour dénoncer les insuffisances de leurs conditions de travail, patients revendiquant une plus grande considération, on ne compte plus les critiques portées sur le fonctionnement hospitalier actuel.

Une explication logique de ce qu'il est désormais convenu d'appeler le "malaise hospitalier" met l'accent sur les tensions engendrées par la recherche conjointe d'impératifs économiques, sociaux ou technologiques. Mais une autre interprétation peut être évoquée. Elle a pour origine la profonde transformation de ce qu'il convient d'appeler au-delà de toute querelle idéologique, son système productif. Au coeur de ce système se trouve l'activité de prise en charge des patients hospitalisés. Vue comme un processus", cette prise en charge s'est largement complexifiée ces vingt dernières années. Un rapide tour d'horizon montre en effet que ce processus s'est intensifié, les impératifs économiques se traduisant par une diminution de la durée de séjour et donc par une accélération de ce processus. Il s'est également diversifié tant dans la nature des pathologies à traiter que dans les options possibles lors de son déroulement. Enfin, la notion de prise en charge s'est étoffée sur d'autres versants tels que le volet social ou le consumérisme revendiqué par les "patients-usagers" et leur famille.

Le fait réellement majeur réside alors dans la modification de point de vue que l'on est désormais amené à porter sur l'organisation de cette prise en charge. En effet, une telle évolution suppose de s'interroger sur les réorganisations au sein des unités opérationnelles que sont les unités de soins afin de conjuguer précision et rapidité. Car la banalité de la prise en charge fait presque oublier que cette perfection s'applique désormais à grande échelle.

Or, en comparaison, il est frappant de constater que les réponses organisationnelles nécessaires àcette évolution ne sont pas clairement dessinées, tant s'en faut. Ni les choix en matière de doctrine gestionnaire, sur ce que pourrait être une organisation du travail centrée sur la prise en charge, ni ceux qui touchent aux conditions du changement ne sont en effet très clairs. A ce constat, on peut spontanément associer deux types d'explications:

• Les professionnels de soins ne sont pas, à de rares exceptions près, formés à la prise en compte de telles considérations. Ils restent avant tout des experts dont le principe d'excellence est celui de l'exécution des tâches élémentaires de soins. La division du travail se fait catégorie par catégorie. Les unités restent essentiellement cloisonnées.

• Parallèlement, si de nouvelles techniques managériales dérivées de l'entreprise sont apparues récemment dans l'univers hospitalier, notamment à travers les techniques de gestion de la qualité, l'articulation entre ces techniques et l'amélioration de l'organisation de la prise en charge des patients reste fragile. Elle apparaît aujourd'hui d'autant plus délicate que les raisonnements sur lesquels elles repose demeurent inachevés, laissant en suspens l'interrogation sur les possibilités de transfert à l'hôpital de notions couramment admises dans l'entreprise.

Dans ce contexte, penser l'organisation du travail à l'hôpital autour du processus que constitue la prise en charge du patient constitue plus qu'un exercice de style. C'est le moyen de considérer une démarche à l'échelon "micro" du vécu quotidien qui soit susceptible d'apporter des réponses au malaise actuel. Notamment, c'est en ramenant l'analyse des contraintes socio- économiques qui pèsent sur l'hôpital au niveau où elles se vivent concrètement que l'on peut espérer distinguer ce qui est de l'ordre de l'inéluctable et ce qui est lié aux conséquences d'une mauvaise organisation du travail.

Une réflexion sur l'organisation du travail au sein d'un service public: quelle approche adopter?

Penser l'organisation du travail autour du patient hospitalisé constitue aussi une véritable problématique de recherche. De multiples questions viennent ainsi à l'esprit : que peut, par exemple, signifier la complexité du processus de prise en charge, terme couramment utilisé mais dont la signification n'est pas claire? Quel peut être l'objectif de rationalisation associé à

1 Par processus de prise en charge, nous entendons les différentes étapes que vit le patient lors de son hospitalisation.

la maîtrise d'un processus aussi particulier ? Comment envisager l'introduction de nouveaux modes d'organisation dans un contexte où se combinent traditionnellement des rationalités professionnelles et administratives? Et même serait-on tenté d'ajouter, est-il véritablement raisonnable de parler de rationalisation à propos de la prise en charge des patients ?

A travers ces interrogations, on perçoit que le thème de l'organisation du travail dans le cas de l'hôpital suscite une réflexion d'ensemble dans un contexte peu habitué -voire hostile- à engager un tel exercice. L'idée d'associer l'hôpital à un lieu de production fait en effet partie de ces parallèles qui laissent souvent sceptique tant il recèle de pièges idéologiques et de différences de contexte. Peut-être, en raison même de cette méfiance, n'est-il pas inutile d'analyser ces théories qui essayent de penser l'évolution des processus productifs et des schémas organisationnels en dehors du contexte hospitalier.

Mais chercher dans les théories développées ailleurs, celles qui peuvent caractériser au mieux le processus de prise en charge et ses contraintes organisationnelles suppose que l'hôpital puisse être sur ce point comparable aux organisations qui ont fait l'objet de développement sur le sujet. Or, au premier rang de ces organisations se trouve l'entreprise. Il convient donc de s'interroger au préalable sur la pertinence d'une telle comparaison. Cette interrogation est d'ailleurs commune à d'autres services publics. Depuis quelques années déjà, l'entreprise attire en effet l'hôpital comme elle le fait pour d'autres institutions telles que l'école ou les musées-. A ce titre, même si ces institutions sont à bien des égards différentes de l'hôpital, cette recherche s'inscrit dans le débat plus général de l'élaboration d'une réflexion organisationnelle au sein d'un service public.

Dans le contexte hospitalier, le slogan de l'hôpital-entreprise a connu une large diffusion dans les années 80 reposant sur une idéologie entrepreneuriale qui visait à secourir un service public en mal d'efficacité. En retour, les critiques sur cette assimilation ont dénoncé un amalgame idéologique dans les objectifs recherchés entre les organisations. Associer l'hôpital à un entreprise, c'est implicitement faire l'hypothèse que l'activité hospitalière - et par voie de conséquence ses acteurs - est assujettie à une finalité économique. Les détracteurs de l'hôpital- entreprise ont alors eu beau jeu de dénoncer cette manière de penser l'hôpital comme un embrigadement idéologique qui n'a que peu de sens.

Sans dénier l'importance de ces critiques, notre propos ne vise pas à les conforter. Il ne faut pas chercher une quelconque "avancée du capitalisme" dans le parallèle entre le monde des entreprises et celui de l'hôpital que nous cherchons à établir. Notre tentative se situe à un niveau beaucoup plus opérationnel: la recherche de modes d'organisation adaptés à la prise en charge des patients. C'est l'analyse du travail, des processus et des systèmes de décision qui en assurent le pilotage qui nous intéresse. Dès lors, même si les idéologies diffèrent, le détour par l'entreprise peut être utile.

Car elle regroupe tant d'interrogations, de problèmes et de changements sur les principes d'organisation, que I'entreprise> constitue un gisement de théories à disséquer. En comparaison, la réflexion interne à hôpital sur le sujet paraît bien pauvre. Nous avons souligné précédemment les difficultés des transferts de techniques de gestion à l'hôpital. Par la pression de l'urgence qui pousse à adopter des techniques ayant déjà été reconnues ailleurs, ou plus simplement du fait d'un relatif désintérêt, l'application des techniques visant à améliorer le fonctionnement ou l'organisation ressemble plutôt à une succession de modes managériales. Etudier les choix qui se sont opérés au sein de l'entreprise permet, dans ce contexte, de bénéficier d'un formidable observatoire pour analyser les conditions de succès de ces greffes, voire en envisager d'autres mieux adaptées.

2 Cf. notamment les travaux de Dubet sur l'école et de Bayart, Benghozi sur les musées,

3 Nous ne faisons pas ici la distinction entre firme et entreprise introduite par Aoki (1991) à propos de la firme japonaise, et depuis souvent reprise. La firme est le niveau de confrontation des modes d'organisation, alors que l'entreprise se situe à un niveau second où sont définies les politiques et les stratégies (Zarifian, 1994), Ce sont des raisons de commodité qui nous conduisent à ne pas évoquer la notion de firme même si celle-ci est plus précise: l'hôpital a en effet toujours été comparé à l'entreprise ces dernières années, Ce terme est de ce resté le plus utilisé.

Par ailleurs, les théories auxquelles il est fait allusion sont essentiellement issues du domaine industriel. Pour cette raison, l'entreprise doit surtout se voir comme une entreprise relevant de ce secteur.

Dans cette mise en parallèle, une vigilance sur la possibilité de généraliser les théories venues d'ailleurs s'impose néanmoins. Il existe en effet, un penchant naturel à généraliser les conclusions d'analyse obtenues à partir de l'évolution constatée dans un secteur donné. Or, la spécificité des organisations ou des processus en cause fait, si l'on n'y prend pas garde, le lit de théories contradictoires au moment de leur généralisation. Un siècle après sa naissance, le taylorisme apparaît par exemple plus spécifique de certaines formes de production que ne le laissent entendre la plupart des manuels de gestion ou de sociologie des organisations 4. Plus

près de nous, comme le constatent Hatchuel et Weil>,"les méthodes de Gestion de Production Assistée par Ordinateur ou de gestion des flux venues du japon résistent obstinément à une évaluation lapidaire".

Mobiliser une théorie impose dans ce contexte, non pas de la retenue, mais une discussion serrée sur sa capacité àêtre exportée. Dans cette discussion, il s'agit aussi d'éviter de voir l'hôpital comme une simple zone d'application d'une nouvelle théorie. Nous l'avons dit, l'hôpital est particulièrement exposé aux risques de transfert rapide de techniques managériales à la mode. C'est implicitement ne reconnaître aucune spécificité à l'hôpital, à son processus et aux questions organisationnelles qui s'y posent. Pour échapper à ce piège, le parallèle avec l'entreprise doit être l'occasion de s'interroger sur le sens profond des transferts susceptibles de s'opérer à l'hôpital, mais aussi éventuellement l'occasion d'enrichir en retour certaines des théories discutées.

Pour éclairer cette problématique et les enjeux qui s'y associent, nous avons engagé une recherche constituée d'allers et retours entre des phases d'observation, des interventions sur le terrain dans une perspective de recherche-action et des phases de théorisations.

Nous proposons ainsi de restituer ici les principaux enseignement de cette recherche en procédant en trois temps. Une première partie portera sur la réflexion qui nous a conduit à porter un diagnostic sur la relation entre les besoins requis par la gestion de la prise en charge et les modes d'organisation existants dans les unités de soins. Nous exposerons dans une seconde partie les grandes lignes d'une approche organisationnelle censée apporter des réponses plus appropriées. Nous nous intéresserons enfin aux principes d'une conduite d'un changement favorisant la diffusion d'une telle approche dans le contexte hospitalier actuel. En conclusion, nous évoquerons les retombées que l'on peut tirer d'une telle recherche. Obtenues dans le cas spécifique de la prise en charge des patients hospitalisés, ces retombées se traduisent d'abord par une série de réponses proposées face au malaise hospitalier. Dans une perspective plus générale, la thèse àlaquelle aboutit cette recherche fournit aussi un exemple de réflexion engagée au sein d'un service public en quête de modernisation.

I. L'ORGANISATION DU TRAVAIL DANS LES UNITÉS DE SOINS ET LA PRISE EN