les solides
II.1.1. Introduction
Comme quelques autres lanthanides tels que le cérium ou l’europium, l’ytterbium possède la
particularité de pouvoir présenter plusieurs états de valence (trivalent, divalent ou valence
intermédiaire) [1,2]. Dans son état fondamental, l’atome d’ytterbium est divalent (4f
14). Dans les
alliages intermétalliques, les configurations électroniques divalente [Yb
2+(4f
14)] et trivalente
[Yb
3+(4f
13)] sont énergétiquement très proches et les états f peuvent s’hybrider plus ou moins
fortement avec les autres états de valence (hybridation f-spd) au voisinage du niveau de Fermi
[3,4]. Cela conduit à une structure électronique complexe qui donne naissance à des
comportements physiques ‘exotiques’ (fermions lourds, valence intermédiaire, effet Kondo…)
toujours très étudiés [2,5–9] et peut permettre de stabiliser l’état trivalent (4f
13).
Lorsqu’il est divalent (4f
14), comme à l’état métallique élémentaire, sa couche 4f est
totalement remplie et l’ytterbium est non magnétique (J = 0). Il possède alors un rayon atomique
‘anormalement gros’ par rapport aux autres lanthanides et ses propriétés sont voisines de celles
d’un alcalino-terreux.
L’ytterbium trivalent (4f
13) est magnétique (J = 7/2) et possède un rayon atomique qui suit
la contraction lanthanoïdique. Il a alors un comportement ‘normal’ : il porte un moment
magnétique effectif voisin de celui de l’ion libre Yb
3+(𝑚
𝑒𝑓𝑓= 𝑔
𝐽[𝐽(𝐽 + 1)]
1/2𝜇
𝐵= 4,53 𝜇
𝐵) [10]
et peut s’ordonner magnétiquement à basse température avec, en général, un moment
magnétique inférieur à celui de l’ion libre (𝑚 = 𝑔
𝐽𝐽 𝜇
𝐵= 4 𝜇
𝐵) en raison d’effets de champ
cristallin [2,8].
Lorsqu’il est de valence intermédiaire, l’ytterbium peut présenter des dimensions atomiques
et un moment magnétique effectif intermédiaires [1,6]. Dans ces systèmes, la physique est
gouvernée par le caractère plus ou moins localisé des électrons f.
32
II.1.2. Fermions lourds
Certains systèmes intermétalliques sont le lieu d’une compétition entre localisation et
délocalisation électronique. On parle alors de systèmes à électrons fortement corrélés. C’est le
cas des composés ‘fermions lourds’ dans lesquels des électrons localisés provenant d’orbitales 4f
de terres rares s’hybrident avec les électrons itinérants provenant d’atomes métalliques [11,12].
Cette hybridation conduit à une délocalisation partielle des états 4f et on considère alors que les
électrons se comportent comme s’ils avaient une masse effective 10 à 1000 fois supérieure à
celle de l’électron libre (d’où l’appellation ‘fermions lourds’). Ces composés se distinguent des
métaux ordinaires par des propriétés physiques caractéristiques à basse température,
notamment en ce qui concerne l’évolution thermique de la résistivité (effet Kondo), la
susceptibilité magnétique ou encore la chaleur spécifique. Les propriétés physiques à basse
température des fermions lourds sont décrites par la théorie des ‘liquides de Fermi’.
Lorsque l’on fait varier un paramètre externe tel que la pression, la composition chimique ou
le champ magnétique, l’hybridation entre les états f et les électrons de conduction est modifiée.
Dans ces conditions, il est possible de faire apparaître une transition de phase quantique (i.e. à T
= 0 K) entre un état paramagnétique et un état ordonné magnétiquement. Ce type de transition
caractérise la localisation progressive des électrons f. La physique des fermions lourds est
gouvernée par deux phénomènes que sont l’écrantage Kondo et les interactions d’échange RKKY.
Ils dépendent tous deux différemment de l’amplitude de l’hybridation des états f, et
matérialisent la compétition entre localisation et délocalisation.
II.1.3. Compétition entre effet Kondo et interactions RKKY : diagramme de
phase de Doniach
Le modèle de Doniach [13] d’un composé à fermions lourds matérialise la compétition entre
deux échelles d’énergie ayant des actions opposées sur le magnétisme du sous-réseau 4f :
o L’effet Kondo correspond à un couplage direct entre un spin localisé S et un spin
de l’électron de conduction s, il peut s’écrire sous la forme JSs, où J est l’échange,
et possède une énergie caractéristique :
𝑘
𝐵𝑇
𝐾∝ exp (−𝐽𝑁(𝜀1
𝑓
))
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o Les interactions Ruderman-Kittel-Kasuya-Yosida (RKKY) consistent en un
échange indirect entre les électrons localisés, médié par les électrons de
conduction. L’interaction entre un spin localisé Si et le spin d’un électron de
conduction s entraîne une polarisation de ce dernier, qui va interagir à son tour
avec le spin Sj d’un autre ion localisé. L’énergie caractéristique des interactions
RKKY est proportionnelle à :
𝑘
𝐵𝑇
𝑅𝐾𝐾𝑌∝ 𝐽
2𝑁(𝜀
𝑓)
L’effet Kondo tend à faire disparaître le magnétisme, en isolant les moments magnétiques 4f,
via un écrantage des électrons localisés par les électrons de conduction. Les interactions RKKY
vont au contraire favoriser l’échange entre les moments des électrons localisés et donc
l’apparition d’un ordre magnétique. La compétition entre ces deux énergies caractéristiques TK
et TRKKY est matérialisée par le diagramme de Doniach (Figure II.1). Elles dépendent toutes les
deux, mais de façon différente, de l’échange J, donc de l’hybridation des électrons f avec les
électrons de conduction.
Figure II.1 : Diagramme de phase de Doniach [13] montrant la compétition entre les énergies associées à l’effet Kondo (TK) et aux interactions RKKY (TRKKY) en fonction d’un paramètre ajustable tel que la pression
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Pour des faibles valeurs de J, les électrons f sont très localisés et peu hybridés, TRKKY est
supérieure à TK et le système s’ordonne magnétiquement. Alors que pour de plus grandes
valeurs de J, l’écrantage Kondo conduit à la formation d’un état fondamental non magnétique de
type ‘liquide de Fermi’.
En modifiant le paramètre J, il est possible de passer d’un état ‘liquide de Fermi’ non
magnétique à un état magnétique au travers d’un point critique quantique (transition de phase à
T = 0 K). En effet, lorsque l’on diminue l’échange J, l’énergie Kondo chute plus rapidement que
l’énergie RKKY, si bien qu’à partir d’une certaine valeur critique Jc, les interactions RKKY
dominent et l’ordre magnétique est stabilisé.
Expérimentalement, un point critique quantique apparaît quand une transition magnétique
se produit sous l’effet de la variation d’un paramètre externe autre que la température (la
pression externe, chimique ou le champ magnétique par exemple). Dans certains matériaux à
fermions lourds, il a été montré que la région intermédiaire, dans laquelle les échelles d’énergie
sont comparables (TRKKY ~ TK), peut être le siège de phénomènes physiques étonnants, avec
l’apparition de comportement dit ‘non liquide de Fermi’ et/ou de supraconductivité non
conventionnelle [14–18]. Ces observations ont considérablement renforcé l’activité de
recherche sur les matériaux intermétalliques à fermions lourds.
II.1.4. L’ytterbium de valence intermédiaire
Dans les alliages intermétalliques, les configurations électroniques divalente [Yb
2+(4f
14)] et
trivalente [Yb
3+(4f
13)] sont énergétiquement très proches et les états f peuvent s’hybrider plus
ou moins fortement avec les autres états de valence (hybridation f-spd) au voisinage du niveau
de Fermi. Cela peut conduire à un état de valence intermédiaire de l’ytterbium (compris entre 2
et 3), homogène pour chaque site du réseau, avec des fluctuations de valence entre les deux
contributions presque dégénérées. Il n’est pas rare que ces systèmes présentent les propriétés
physiques caractéristiques des fermions lourds à basse température.
La quasi-totalité des études antérieures sur les solides métalliques présentant un ytterbium
de valence intermédiaire magnétique concernent des systèmes où l’ytterbium est allié à des
métaux simples, des éléments de transition de fin de série ou des éléments p (Cu, Si, Rh, Al, Pd
…). C’est-à-dire des systèmes où l’ytterbium se trouve dans une matrice non magnétique. Ces
systèmes Kondo classiques sont régis par la compétition entre l’effet Kondo et les interactions
RKKY comme énoncé précédemment. L’écrantage Kondo conduit la plupart du temps à la
formation d’un état fondamental non magnétique de type ‘liquide de Fermi’. L’ytterbium de
valence intermédiaire ne s’ordonne que très rarement magnétiquement, et si c’est le cas, cela se
produit à très basse température (< 5 K), pour une faible hybridation (i.e. pour des valences
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proches de υ ~ 3) et avec un moment magnétique sur l’ytterbium nettement réduit par rapport à
celui de l’ion libre [19–21] du fait des effets Kondo et de champ cristallin.
Lorsque l’ytterbium est allié à des éléments de transition magnétiques, des interactions
supplémentaires et plus intenses entre les états 4f de la terre rare et les états 3d du métal de
transition vont apparaître. Cependant, les cas où un ytterbium de valence intermédiaire coexiste
avec un sous-réseau de métal de transition magnétiquement ordonné sont très rares [22,23].
Certains paramètres externes, comme la pression et/ou la température, peuvent modifier
l’hybridation entre les états 4f de l’ytterbium et les électrons de conductions, ce qui entraîne une
évolution de la valence de l’ytterbium [1,2,6] :
o Une augmentation de pression favorise l’état trivalent, de plus faible rayon
atomique, et diminue l’hybridation [7,24,25].
o Une augmentation de température tend en général à favoriser l’état trivalent
[26–29].
La modification de l’environnement chimique peut également influer sur la valence de
l’ytterbium, soit par modification de la structure électronique, lorsque la substitution met en jeu
des atomes ayant des configurations électroniques de valence différentes [30,31], soit par des
effets de pression chimique, lorsque la substitution implique des atomes de taille différente
[21,32,33]. L’influence de la modification de la structure électronique sur la valence de
l’ytterbium est difficilement prévisible, tandis que l’influence de la pression chimique est
souvent comparable à celle de la pression externe. Une augmentation de pression chimique aura
tendance à favoriser l’état trivalent de plus faible rayon atomique et donc à diminuer
l’hybridation 4f-sd.
Des travaux récents ont montré des comportements physiques remarquables de l’ytterbium
dans le système pseudo-ternaire YbMn
6Ge
6-xSn
x[34–36]. On y observe des effets de pression
chimique avec une diminution de la valence de l’ytterbium lorsque la teneur en Sn est
augmentée [36]. D’une part, il a été montré que l’ytterbium, de valence intermédiaire
(2,85 ≤ 𝑣 ≤ 2,95), s’ordonne magnétiquement à des températures étonnamment élevées,
atteignant jusqu’à TYb ~ 110 K. D’autre part, une augmentation de la valence de l’ytterbium au
refroidissement est observée pour certaines compositions (x
Sn= 3,8 ; 4,2 et 4,4) [35,36], ce qui
est contraire au comportement habituel [26–29]. Ces résultats sans précédent, ainsi que la
situation peu fréquente où un ytterbium de valence intermédiaire coexiste avec un sous-réseau
magnétique 3d (ici Mn), ont motivé l’étude de la série YbMn
6G
6-xSn
xqui est potentiellement riche
de nouveaux phénomènes à étudier. La suite de ce chapitre permet d’établir l’état des
connaissances concernant le système YbMn
6G
6-xSn
xau commencement de ce travail de thèse.
36
Dans le document
État de valence de l’ytterbium dans YbMn6Ge6-xSnx et ses dérivés : matériaux magnétocaloriques haute température
(Page 45-50)