Frege & les langues naturelles
« Le théorème de Pythagore exprime la même pensée pour tous les hommes même si chacun a ses propres images, sentiments et décisions (…) Les pensées ne sont pas des entités mentales et la pensée n’est pas une génération interne de telles entités mais la saisie de telles pensées qui sont déjà présentes objectivement. »
Frege Lettre à Husserl oct.‐nov. 190618
Frege était un platonicien. En tant que tel, il considérait qu’il existait, extérieur et indépendant de nous des pensées ayant une réalité objective. Les lois de la logique sont les lois de la pensée en tant qu’elles gouvernent cet ordre de réalité.
Le raisonnement humain devrait certes nous permettre de saisir ces pensées objectives mais il en est empêché par notre subjectivité et surtout par la structure de nos langues naturelles qui ne correspond pas du tout à celle de la pensée. Frege considérait donc que les langues naturelles étaient une source d’obscurité dans exploration de la Pensée et proposait le moyen d’y remédier.
Nous verrons par la suite que point n’est besoin de partager le platonisme de Frege pour considérer qu’il nous faut nous défaire de la structure de nos langues naturelles si nous voulons mettre à jour la structure logique des pensées qui essaient de s’exprimer par leur biais.
Le projet frégéen
« Toutefois, le langage se révèle défectueux lorsqu'il s'agit de prévenir les fautes de pensée. Il ne satisfait pas à la condition ici primordiale, celle d'univocité. [...] Parmi de nombreux exemples, on citera un cas typique fort commun: c'est le même mot qui sert à désigner un concept et un objet particulier tombant sous ce concept; de manière générale, aucune différence n'est marquée entre le concept et l'objet particulier.
[...]. La langue n'est pas régie par des lois logiques telles que l'observance de la grammaire puisse suffire à garantir la rigueur formelle du cours de la pensée. »
Frege [1882]
A l'origine, les préoccupations de Frege étaient strictement mathématiques. Ses travaux s'inscrivaient dans le mouvement qui, à la suite de la découverte des géométries non euclidiennes, cherchait à trouver un fondement solide aux
18 cf. Beaner (1997 :301‐307)
mathématiques. Le programme de recherche que se proposait de réaliser Frege consistait à prouver que l'on pouvait dériver toutes les mathématiques de la logique via l'arithmétique dont il pensait que les concepts étaient identifiables à des concepts logiques. C'est ce qu'il explique dans la préface de son Idéographie19 quand il écrit: « ma démarche était de chercher d’abord à réduire le concept de succession dans une suite à la conséquence logique, puis à progresser vers le concept de nombre. ». Le but de Frege était donc d'abord de fonder les concepts et les méthodes de l'arithmétique sur la logique puis de montrer que tout l'édifice mathématique pouvait être rebâti à partir de cette arithmétique dont on aura préalablement établi qu'elle est formellement impeccable. Pour cela, Frege se proposait de procéder en trois étapes. Dans un premier temps, il fallait dégager un certain nombre de propositions, dont, une fois qu'on en aurait expliqué clairement le sens, tout le monde reconnaitrait la validité. Ces propositions serviraient d'axiomes au système. Ensuite, il fallait énoncer clairement des règles d'inférence telles que leur application correcte à des vérités de logique mène nécessairement à la dérivation d'autres vérités indiscutables. Enfin, Frege se proposait de déduire tout l'édifice de l'arithmétique à partir des seules propositions logiques préalablement exposées.
En essayant de réaliser ce projet, Frege se heurte à un problème inattendu:
l'inadéquation du langage naturel comme outil de précision dans l'exploration et la refondation des concepts arithmétiques. Le but de Frege était de faire en sorte que rien d'intuitif n'entrât dans ses dérivations et que tout passage d'un maillon à l'autre de la chaine de déductions fût clairement justifié. A un certain point de cette reconstruction, il apparaitra à Frege que la réalisation de son projet restera hors de portée tant qu'il fera usage du langage naturel. Voici comment Frege résume sa prise de conscience de la nécessité d'un outil plus efficace que nos langues naturelles:
« Pour que, ce faisant, quelque chose d’intuitif ne puisse pas s’introduire de façon inaperçue, tout devait dépendre de l’absence de lacunes dans la chaîne de déductions. Tandis que je visais à satisfaire cette exigence le plus rigoureusement, je trouvai un obstacle dans l’inadéquation de la langue ; malgré toutes les lourdeurs provenant de l’expression, plus les relations devinrent complexes, moins elle laissa atteindre l’exactitude que mon but exigeait. De ce besoin résulta l’idée de l’idéographie dont il est question ici. Elle doit d’abord servir à examiner de la manière la plus sûre la force concluante d’une chaîne de déductions et à dénoncer chaque hypothèse qui veut s’insinuer de façon inaperçue »
Frege (1999 :)
L'on voit donc que la création même de l'idéographie, du langage formulaire était motivée par les limitations que Frege voyait dans les langues naturelles, limitations qui en faisaient des outils peu fiables pour le raisonnement. Mais quels reproches Frege faisait‐il aux langues naturelles?
Le piège de la subjectivité
Pour comprendre ce reproche, considérons les trois phrases suivantes:
19 Frege [1879], L’Idéographie, Traduction française de C. Besson, Librairie philosophique Vrin, Paris 1999. Nous citerons ce texte désormais comme Frege (1999 :pp)
(a). Ce cheval est très chanceux (b). Ce pur sang est très chanceux (c). Cette rossinante est très chanceuse.
Si nous nous plaçons par exemple dans une situation où nous nous trouvons dans un champ de courses et où contre toute attente, un cheval remporte la course parce que les chevaux qui le précédaient ont tous chutés, n'importe quel locuteur de la langue française verra clairement qu'il y a une différence dans ce qui est communiqué par ces trois phrases. La première proposition est plutôt neutre et se limite à constater que le cheval qui est sorti victorieux de la course est chanceux. La deuxième phrase nous donne en plus l'information que ce cheval est un pur sang. On peut par exemple imaginer, en entendant cette phrase que la personne qui la profère considère que le fait d'être chanceux est une qualité de plus pour ce cheval qui non content d'avoir un excellent pédigrée est de plus chanceux. Aucun locuteur compétent en revanche ne pensera que la personne qui énonce la proposition (c) tient le cheval en question en haute estime. Il est évident que quiconque profère (c) a une piètre estime du cheval auquel il est fait référence. Par ailleurs supposons qu'un spécialiste des chevaux entende ces trois énoncés proférés par trois individus différents à propos du même cheval. Ce spécialiste pourrait savoir que le cheval auquel il est fait référence n'est pas un pur sang et que ce cheval est un bon cheval de course contrairement à ce que laisse penser le terme péjoratif rossinante. Si par ailleurs le spécialiste estime que le cheval auquel il est fait référence est effectivement chanceux, il jugera que les trois phrases sont également vraies. Du point de vue de Frege, ceci montre que les langues naturelles nous incitent à tenir pour très différentes des propositions dont une bonne analyse nous aurait montré qu'elles expriment essentiellement la même chose. Il y a certes une différence de ton entre ces trois phrases, mais cette différence paraît superficielle à Frege. Dans son texte posthume titré Logique [1897], Frege prend l'exemple des deux mots cabot et chien et argumente de la manière suivante. Supposons que quelqu'un profère la phrase: « Ce cabot a hurlé durant toute la nuit ». Supposons par ailleurs que le chien auquel il fait référence a effectivement hurlé toute la nuit. Dans ce cas, il est totalement dénué de pertinence de lui dire que ce qu'il a dit est faux parce que le mot cabot réfère à un chien d'ascendance indéterminée alors que le chien dont il parle est un Malamute d'Alaska au pedigree parfaitement contrôlé.
Le problème pour Frege réside dans le fait que l'usage des langues naturelles nous emmène à faire des distinctions et à penser que ces distinctions affectent les conditions de vérité alors qu'elles sont sans pertinence pour l'évaluation de ces conditions. Ce problème émerge autant à l'oral qu'à l'écrit précise Frege qui souligne: « Et nous trouvons la même chose dans le cas de la parole elle‐même, comme quand on donne un ton spécial à la voix ou qu'on choisit certains mots. Si quelqu'un annonce la nouvelle d'un décès d'un ton triste sans réellement être triste, la pensée exprimée demeure vraie même si le ton triste est adopté dans le but de créer une fausse impression. »(Frege 1897/1997 :241)
L'on pourrait objecter que cette critique n'a rien à voir avec la grammaire des langues naturelles et que ce qui est en cause, c'est plutôt la nature de la pensée.
Frege voit la source de cette erreur dans la mauvaise compréhension du rapport
entre le sens et la référence20 et dans la méconnaissance de ce que nous manipulons dans le cours de nos raisonnements. Au début de son article, Sens &
dénotation, Frege prend soin de distinguer d'abord sens, référence et représentation. Contrairement aux deux autres, la représentation est subjective.
Si par exemple nous prenons un item qui désigne une voiture, quand nous voyons ou entendons cet item, nous y associons ce que Frege nomme un tableau intérieur et qui n'est rien d'autre que notre représentation mentale personnelle de la voiture. Cette représentation est subjective parce qu'elle est toujours le fruit de notre propre histoire et de nos expériences préalables. « Si un signe dénote un objet perceptible au moyen des sens, ma représentation est un tableau intérieur, formé du souvenir, des impressions et sensibles et des actions externes ou internes auxquelles je me suis livré »21 affirme Frege. Cette représentation est d'autant plus subjective que nos sentiments les infectent. Ainsi, il y a fort à parier qu'un pilote automobile et un écologiste n'associeront absolument pas la même représentation au mot voiture. De ce fait, une proposition aussi neutre que:
« Cette voiture est rapide. » suscitera différentes représentations chez l'un et l'autre et sera probablement évaluée différemment. C'est précisément là que Frege voit un problème. Du fait de la diversité des représentations qui peuvent être associées par des individus différents à un même item, ces représentations peuvent difficilement servir dans la recherche de la vérité. Par ailleurs, étant donné que les représentations sont quasi obligatoirement générés par tout locuteur qui entend les mots de sa langue, et qu'il a tendance à les laisser infecter ses raisonnements, on voit qu'il est quasiment impossible de raisonner en utilisant les langues naturelles parce que ces dernières ne remplissent pas l'exigence posée dans Les Fondements de l’arithmétique, exigence selon laquelle
« Il faut nettement séparer le psychologique du logique, le subjectif de l’objectif »22 . Le psychologique et le subjectif ne sauraient être pris en compte dans le cours du raisonnement scientifique parce qu'ils incitent des individus différents à attribuer des valeurs de vérités différentes à des propositions identiques. De ce fait, ils ont leur place en art et en poésie mais pas en science.
L'aspect subjectif aurait eu sa place dans un système scientifique si les lois de la pensée dont on parle parfois en logique étaient des lois psychologiques. Frege montre cependant que la logique est avant tout une science de la vérité et donc du devoir être plutôt qu'une exploration du procès effectif de la pensée humaine.
Dès le tout début de la première de ses Recherches logiques23 Frege insiste sur le fait que la logique est, de toutes les sciences, celle qui a le rapport le plus étroit et le plus spécifique « aux lois de l'être vrai » et qu'elle s'intéresse exclusivement à l'exploration des conditions de vérité. De son point de vue, étant donné qu'il est possible que des éléments non logiques interviennent dans le fonctionnement de notre esprit, la bonne méthode consiste à commencer d'abord par chercher les lois de l'être vrai qui sont en quelque sorte des lois de la pensée idéale puis de voir si nos raisonnements effectifs s'y conforment plutôt que de faire le postulat que nos raisonnements sont logiques et dégager des mécanismes que l'on
20 Dans ce qui suit nous utiliserons indifféremment référence ou dénotation pour parler de ce que Frege nomme Bedeutung
21 Sens & dénotation, op. cit. p. 105
22 Frege, G., [1884/1969] Les Fondements de l'arithmétique [FA] traduction et introduction de Claude Imbert Seuil L'ordre philosophique, p. 122.
23 Frege, G., [1918‐19] Recherches logiques in ELP pp. 170‐234
élèverait au rang de lois de la pensée. Si les conditions de vérité jouent un rôle si primordial dans la science de la logique, il convient de garder à l'esprit que tous les aspects du langage qui ne créent pas de différence quant à la vérité ou à la fausseté d'une proposition ne devraient pas être pris en compte dans nos raisonnements. « Que j'emploie le mot « cheval », « coursier », « monture » ou
« rosse », aucune différence n'en résulte pour la pensée. La force affirmative ne porte pas sur la valeur différentielle de ces mots. Ce que l'on peut appeler la tonalité, le parfum, l'éclairage [...] rien de cela n'appartient à la pensée. »24, précise Frege. Tonalité, parfum ou éclairage différents d'une même expression produisent certes en nous des représentations différentes mais en ce qui concerne la pensée telle que la définit Frege, ils sont inertes.
Sens & Dénotation
Comme on le voit, si Frege parle des représentations mentales, c'est pour en montrer l'inutilité dans une entreprise scientifique sérieuse et passer à la distinction à ses yeux, réellement importante: celle qu'il fait entre le sens et la dénotation. Dans les paragraphes suivants nous nous proposons d'exposer en quoi consiste la distinction frégéenne entre sens et dénotation. En partant de cette distinction, nous verrons comment et pourquoi Frege a été amené à s'éloigner de plus en plus de la formalisation canonique des langues naturelles et à mener une critique radicale de la grammaire des langues naturelles.
Si nous voulons comprendre la distinction entre sens et dénotation, il n'est pas inutile de se souvenir que les préoccupations de Frege étaient d'abord celles d'un mathématicien et de se poser une des questions qui l'intriguait et qui est la suivante: « comment une équation pourrait‐elle jamais être source de connaissance? » Par définition les termes qui sont à gauche et à droite du signe d'égalité sont égaux. Pourquoi dériver ces égalités n'est‐il pas trivial? Si j'écris:
« Delta = Delta », quiconque lit cette équation considère que c'est totalement dénué d'intérêt. En quoi le fait de remplacer le second Delta par b²‐4ac change‐t‐
il la donne si vraiment « Delta = b²‐4ac »? Pour résoudre cette énigme, Frege se sert de sa distinction entre sens et dénotation d'un nom. Lors de nos interactions avec le monde, nous sommes confrontés à des objets qui peuvent être des entités matérielles ou abstraites. Nous nommons ces objets en leur associant une description grâce à laquelle n'importe quel locuteur de la langue peut les reconnaître. Ainsi pour Frege, l'expression l'individu à la chevelure bleue est un nom tout autant que le mot Jean. L'on voit là une première différence entre cette conception et les langues naturelles dans la mesure où ces dernières font généralement une nette distinction entre noms propres, noms communs et descriptions définies. Frege, à l'inverse, non seulement accepte comme nom propre tout ce qui permet de sélectionner sans ambiguïté un objet mais en plus, il considère que les grammairiens appellent noms communs appartient à une toute autre catégorie que celle des noms; en l'occurrence à la catégorie des termes conceptuels. C'est ce qui est précisé dans l'extrait suivant de son article Précisions sur Sens et Signification : « Le mot « nom commun » incite à la supposition erronée que le nom commun se rapporte, pour l'essentiel, de la même façon que le nom propre à des objets, la différence étant que celui‐ci ne
24 Recherches Logiques – La Pensée, in ELP p. 177
nomme qu'un seul objet, alors que celui‐là est, de façon générale, applicable à plusieurs objets. Mais c'est faux; et c'est pourquoi je préfère dire, au lieu de
« nom commun », « terme conceptuel ». »25 Nous reviendrons dans la suite de notre propos à la nature des termes conceptuels mais pour le moment concentrons‐nous sur les noms et sur la fixation de leur sens et référence.
Dans Sens & Dénotation, la définition du nom propre qui est donnée est assez lâche voire quelque peu circulaire puisqu'elle est la suivante: « par « signes » et
« noms », j'entends toute manière de désigner qui joue le rôle d'un nom propre:
ce dont la dénotation est un objet déterminé (ce mot étant pris dans l'acceptation la plus large) mais ne saurait être un concept ni une relation [...] La désignation d'un objet singulier peut consister en plusieurs noms ou autres signes. A fin de brièveté, on appellera nom propre toute désignation de ce type. » [S&D pp. 103‐
4]. L'important ici est simplement de faire comprendre que par nom, on entend toute désignation qui réussit à saisir de manière univoque un objet du monde.
Pour préciser ce point, considérons la situation suivante. Supposons que trois personnes observent un groupe de 5 chevaux dont un seul combine les particularités d'être un pur sang arabe, d'avoir une robe brune et de se nommer Rossinante. Nous stipulerons de plus qu'il y a dans ce troupeau un autre pur sang arabe mais dont la robe est blanche et que Rossinante est le seul cheval du troupeau à être attaché. Dans ce contexte, les trois expressions: Le pur sang à la robe brune, Le cheval attaché et Rossinante sont des noms qui tous permettent de sélectionner le même cheval.
Si dans ce contexte, un des spectateurs pose la question: « Lequel est Rossinante? », il pourra indifféremment lui être répondu par l'un des deux autres noms équivalents: « Le pur sang à la robe brune » ou « Le cheval attaché ».
Penchons‐nous un instant sur la réponse: « Le pur sang à la robe brune est Rossinante ». On peut se demander comment il se fait que cette expression soit informative si les deux noms pur sang à la robe brune et Rossinante désignent le même objet? Après tout, « Rossinante est Rossinante » n'aurait été d'aucune utilité! Ceci permet de comprendre la distinction frégéenne entre le sens et la référence et d'en voir l'utilité. Il existe dans le troupeau un et un seul cheval que ces deux noms permettent de désigner. Cet objet est la dénotation (ou la référence) de ces trois noms. Il y a cependant une différence entre se référer à Rossinante en tant que Le cheval attaché ou en tant que Le pur sang à la robe brune. En effet, si par exemple nous répondons à la question d'un spécialiste des races équines dans un contexte où Rossinante, le second pur sang de notre exemple et un American Backshir Curly sont attachés, la réponse: « Rossinante est le pur sang à la robe brune » serait informative alors que ni la réponse
« Rossinante est le pur sang arabe », ni la réponse « Rossinante est le cheval
« Rossinante est le pur sang arabe », ni la réponse « Rossinante est le cheval