Le but avoué de Jacobson est de montrer que la théorie d'inspiration chomskyenne est la pire parmi celles qui sont disponibles dans le champ linguistique. Pour ce faire, elle va d’abord exposer les quatre familles de théories qu’elle identifie avant de voir comment chacune d’elles gère les ambigüités de portée de quantificateurs.
Différentes architectures
Pour Jacobson, les théories en compétition pour rendre compte de la cognition linguistique sont : la compositionalité directe forte (CDF), la compositionalité directe affaiblie (CDA), la compositionalité profonde (CP), i.e. plus ou moins la sémantique générative et la théorie moderne (TM), identifiable au paradigme chomskyen actuel. Ce qu’elle déplore, c’est que la théorie moderne, qui lui paraît inutilement complexe, se soit imposée comme paradigme dominant. Elle pense que ses collègues sémanticiens présupposent la vérité de l’architecture cognitive prônée par cette théorie sans prendre la peine de s’assurer qu’ils ont de bonnes raisons de s’y conformer. De ce fait, ils délèguent l’édification de la syntaxe associée à leurs théories sémantiques aux syntacticiens générativistes alors qu’ils devraient obéir à la recommandation de Montague selon laquelle syntaxe
127 Jacobson (2002): “The (dis)organization of the grammar: 25 years” in Linguistics and Philosophy 25 pp. 601‐626
179 et sémantique se doivent d’avancer parallèlement. Mais exposons d’abord avec Jacobson les différentes alternatives avant d’exposer et d’évaluer les critiques qu’elle fait à la théorie moderne.
− La compositionalité directe forte (CDF): est la théorie montagovienne dont nous avons déjà parlée. C’est une entreprise d’application de la logique mathématique à la linguistique. L’idée principale en est que séparer syntaxe et sémantique est absurde. On énonce un ensemble de règles syntaxiques qui génèrent des expressions bien formées. Ces règles sont essentiellement des règles de concaténation des éléments du vocabulaire associées au principe de compositionalité. Ce sont donc des règles indépendantes du contexte semblables à celles que Chomsky avait envisagées et rejetées dans Syntactic Structures. A chaque règle syntaxique est associée une règle sémantique homologue expliquant comment le sens des expressions est fixé. Le principal avantage d’une telle approche selon Jacobson (en plus de son éventuelle efficacité) réside dans sa simplicité : syntaxe, sémantique & phonologie marchent de concert. Comment gère‐t‐on les ambiguïtés de portée des quantificateurs dans un tel paradigme ? Il suffit d’introduire des règles de type‐shifting : passage de <e,<e,t>> à <<e,t>,t>. Selon que le sujet est le premier à shifter ou non, on a la lecture en portée longue ou pas. Étant donné que c’est cette sémantique qui a été adaptée par Partee d’abord et Heim et Kratzer pour fournir la sémantique orthodoxe associée à la TM, on pourrait a priori convenir avec Jacobson que ce paradigme est peut‐
être le plus simple mais nous y reviendrons.
− La compositionalité directe affaiblie (CDA): Comme son nom le laisse deviner, la CDA est une variante de la CDF. Elle essaie d’intégrer à un cadre montagovien certains apports des grammaires transformationnelles comme la démonstration par Chomsky que des règles indépendantes du contexte ne peuvent rendre compte de la syntaxe de nos langues naturelles. La CDA apporte principalement deux modifications à la CDF :
o Les règles syntaxiques ne sont pas toutes indépendantes du contexte
o Les règles d'association des structures syntaxiques ne se réduisent plus simplement à la concaténation mais sont plus complexes et peuvent modifier la structure des unités syntaxiques de base.
Comment se gère l’ambiguïté de portée des quantificateurs dans la CDA ? Il suffit pour Jacobson de considérer que les pronoms sont les équivalents des variables de la logique ; dans la syntaxe et dans la sémantique, on assigne des indices aux noms et pronoms et on les lie.
On peut également se servir des règles de type shitfting.
− La compositionalité profonde (CP) : Jacobson désigne ainsi une théorie qui serait le mariage de la sémantique générative et d’un appareillage modèle‐théorétique à la Montague pour interpréter les phrases de DS.
L’on se souvient que les sémanticiens génératifs pensaient, contrairement à Chomsky qu’il fallait renoncer au niveau DS et intégrer aux mécanismes de dérivation de SS des considérations de pertinence sémantique.
Chomsky, quant à lui, considérait que la théorie du langage devait uniquement s’occuper de la production de grammaires et devait laisser
180 les considérations sémantiques à une théorie de la performance qui intégrerait nécessairement des considérations extra‐linguistiques. C’est sous l’influence des sémanticiens générativistes qu’il développera la TSE dont nous avons vu que l’un des apports principaux était de montrer que si DS était insuffisant pour déterminer à lui tout seul la sémantique, ce niveau était cependant indispensable. Même si l’opinion commune était que la sémantique interprétative de Chomsky était le bon cadre théorique, le fait que les versions ultérieures de la théorie de Chomsky aient de plus en plus intégré de considérations sémantiques et aient fait jouer un rôle de plus en plus minime à SS et à DS au point d’aboutir au niveau LF semble rendre viable l’idée d’unification entre syntaxe et sémantique prônée jadis par les sémanticiens génératifs. La CP telle que la définit Jacobson compléterait alors le modèle de la sémantique générative avec un appareillage logique inspiré de la théorie des modèles pour fournir un mécanisme d’interprétation. Elle pense qu’une telle approche serait à même de gérer les ambiguïtés de portée des quantificateurs dans la mesure où le sens est d'abord généré dans la structure profonde avant que n'aient lieu les transformations qui produisent les structures de surface reconnaissables. Étant donné que les règles d'interprétation s'appliquent au fur et à mesure de la production des énoncés, les règles sémantiques assignent des portées différentes aux GNQ en fonction de leur position initiale en structure profonde. Notons que cette affirmation nous paraît discutable puisque le problème est que l'ambiguïté vient du fait que chacun des GNQ pourrait prendre la portée large et que rien dans les structures de surface ne nous dit lequel choisir. Si nous partons d’une formule en DS pour reconstituer la formule en SS, on se retrouve toujours avec deux possibilités. Pourtant, une théorie de l’architecture cognitive ne devrait pas se limiter à nous dire qu’en fonction de l’ordre de dérivation tel sens est calculé mais devrait établir ce qui détermine cet ordre de dérivation. De plus, Jacobson ne semble pas du tout tenir compte du fait que si la sémantique générative partait bien de l’architecture de la cognition linguistique propre à la période d’Aspects… dans laquelle DS était le lieu de l’interprétation sémantique, les tenants de cette théorie avaient fini par nier l’existence du niveau DS comme nous l’avons dit plus haut.
− La théorie moderne (TM) : C’est la théorie de Chomsky dont nous avons déjà parlée et dans laquelle le niveau LF ‐ dérivé des structures de surface‐ est le lieu même de l'interprétation sémantique. La gestion des ambiguïtés de portés des quantificateurs se fait en procédant à des opérations de QR qui laissent des traces. Ces dernières sont des variables liées par les GNQ. Par exemple, si on prend l’exemple célèbre de la phrase
« Tout le monde aime quelqu’un. », on a les deux possibilités suivantes selon le GNQ que l’on fait monter en premier :
o [tout le monde1[quelqu'un2 [t1 aime t2]]]
o [quelqu'un2 [tout le monde1[t1 aime t2]]]
Notons que si cette analyse montre pourquoi cette phrase est potentiellement ambiguë, elle ne dit rien sur l’interprétation à laquelle elle donnera éventuellement lieu. La TM n’est pas une théorie sémantique mais une théorie syntaxique et c’est bien ce que lui reproche Jacobson.
181 Pour que cette théorie soit complète, il faut lui adjoindre une théorie de la performance qui pourrait être totalement différente.