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La condition D‐D au secours de la TCP

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 125-128)

Revenons  à  présent  à  Grice.  Nous  avons  vu  qu'il  accepte,  à  la  suite  de  Price  (1932) que percevoir un objet M, c'est avoir un sense datum causé par M. Il lui  faut  donc  défendre  la  théorie  des  sense  data sans  recourir  aux  arguments  traditionnels  comme  l'argument  de  l'illusion  parce  que  ces  derniers  ont  été  minés  par  la  critique  austinienne.  L'argument  de  l'illusion  ainsi  que  les  autres  arguments  critiqués  par  Austin  avaient  comme  stratégie  de  commencer  par  prouver l'existence d'un objet mental faisant interface entre le sujet percevant et  l'objet  perçu  puis  à  nommer  cette  classe  d'entités  sense  data.  Austin  ayant  disqualifié  cette  stratégie,  Grice  se  propose  de  recourir  à  l'orthodoxie  de  la  philosophie  du  langage  ordinaire  pour  prouver  que  si  sense  datum  est  effectivement  un  terme  technique,  il  désigne  cependant  quelque  chose  dont  on  trouve  la  trace  dans  des  locutions  tout  à  fait  usuelles  du  langage  naturel.  Ces  expressions  vernaculaires  où  nous  trouvons  la  légitimation  des sense data sont  les  locutions  telles  que  « X  me  paraît  rouge »  ou  « Il  me  semble  voir/entendre/sentir quelque chose de... » Cette stratégie consiste à soutenir que  quand  nous  disons  par  exemple :  « Cette  table  me  paraît  rugueuse »,  nous  révélons  l'existence  d'une  impression  sensible  ou  sense  datum  que  nous  pourrions nommer rugosité et que nous attribuons à la table. Ce que nous disons  dans ce cas, c'est que nous nous représentons la table comme rugueuse, révélant  implicitement l'existence de représentations mentales.  

Mais il y a une objection possible à une telle défense des sense data. Elle consiste  à  faire  remarquer  que  ces  expressions  présentées  comme  révélatrices  de  leur  existence ne sont employées que dans des circonstances très particulières celles  où  la  condition  D‐ou‐D  est  remplie.  Dans  l'expression  « condition  D‐ou‐D »,  les  initiales  « D/D »  remplacent  respectivement  « doute »  et  « déni »  et  cette  expression  ramasse  le  fait  que  nous  n'utilisons  des  expressions  de  la  famille 

« paraître... », « voir comme... », « percevoir comme... » que pour faire remarquer  que nous pensons cependant que cette perception est fautive. L'on ne peut de ce  fait  pas  considérer  que  ces  expressions  sont  le  report  d'une  expérience  perceptive normale. S'en servir pour soutenir une théorie des sense data est donc 

fallacieux  parce  que  cela  reviendrait  à  faire  de  la  description  d'une  perception  potentiellement  fautive  l'archétype  du  langage  de  la  perception.  Toute  l'argumentation de Grice consistera à essayer de montrer que la condition D‐ou‐

D  ne  fait  pas  partie  du  sens  des  expressions  en  question.  La  finalité  de  son  argumentation  est  de  montrer  que  ces  expressions  servent  effectivement  d'abord à rapporter une expérience phénoménologique. Si cela était établi, cela  permettrait  de  soutenir  la  théorie  causale  de  la  perception  telle  qu'il  l'avait  définie i.e. avec des sense data parce que cela voudrait dire qu'il n'est pas erroné  d'affirmer que le bâton à moitié immergé nous paraît courbe contrairement à ce  que soutenait Austin. Ce n'est pas là un jugement mais une simple description de  la phénoménologie de notre perception. Et s'il est établi qu'il y a une différence  entre la description de nos états phénoménaux et la réalité, cela renforcerait la  thèse  de  ceux  qui  veulent  poser  des sense  data  à  l'interface  entre  le  monde  et  nous.  Cette  argumentation  serait  effective  contre  Austin  parce  que  ce  dernier  revendique  de  se  fier  à  ce  que  nous  dirions  ordinairement  si  nous  étions  confronté à un phénomène. Il suffirait de montrer que la condition D‐ou‐D n'est  pas  intégrée  au  sens  ordinaire  de  ces  expressions  pour  bloquer  les  objections  d'Austin. La condition D‐ou‐D est certes toujours remplie, mais il en est ainsi, non  pas en vertu du sens des expressions mais d'un « principe d'usage de la langue ». 

Grice écrit :       

« On  pourrait  soutenir  que  si  je  disais :  « ceci  me  paraît  rouge »  dans  une  situation  dans  laquelle  la  condition  D‐ou‐D  n'est  pas  remplie,  ce  que  je  dis  est  (moyennant  certaines  qualifications)  vrai,  pas 

« neutre » ; tout en admettant que, quoique vrai, cela pourrait être très  trompeur  et  que  sa  vérité  pourrait  être  très  ennuyeuse  et  son  caractère trompeur très important. On pourrait toujours soutenir que  sa suggestio falsi  est  parfaitement  compatible  avec  sa  vérité  littérale. 

De plus, on pourrait argumenter que quoique peut‐être quelqu'un qui,  sans intention de tromper, emploierait une locution du type « ceci me  paraît » quand il ne présume pas la condition D‐ou‐D serait coupable,  en un certain sens, d'un usage impropre de la langue, il pourrait être  dit  innocent  d'un  usage  impropre  de  la  locution  particulière  en  question ;  parce  que  l'on  pourrait  dire  que  l'implication  de  la  réalisation  de  la  condition  D‐ou‐D  s'attache  à  une  telle  locution  non  comme  un  trait  spécifique  au  sens  ou  à  l'usage  de  ce  type  d'expressions,  mais  en  vertu  d'une  caractéristique  générale  ou  d'un  principe  d'usage  du  langage.  L'erreur  consistant  à  supposer  que  l'implication  constitue  une  « partie  de  la  signification »  de  « me  parait » est quelque peu similaire ‐quoique plus insidieuse‐ à l'erreur  que  l'on  commettrait  si  l'on  supposait  que  la  soi‐disant  implication  que  l'on  croit  qu'il  pleut  est  une  « partie  de  la  signification »  de  l'expression « il pleut ». La courte ‐et littéralement inexacte‐ réplique à  une  telle  supposition  pourrait  être  que  la  soi‐disant  implication  s'y  attache  parce  que  cette  expression  est  propositionnelle,  pas  parce  qu'elle  est  la  proposition  particulière  qu'elle  se  trouve  être. »  (1989:228) 

 

C'est pour développer cette objection à Austin et trouver un moyen de distinguer  ce qui fait partie du sens d'une expression et ce qui y est tout simplement attaché  en  vertu  des  principes  d'usage  du  langage  –sans  affecter  la  vérité  littérale  de 

l'expression–  que  Grice  développe  sa  théorie  des  implicatures  à  laquelle  nous  allons  à  présent  nous  intéresser.  C'est  cette  théorie  qui  donnera  véritablement  naissance  à  la  Pragmatique.  Étant  donné  que  la  théorie  gricéenne  de  la  perception  n'est  pas  notre  objet,  nous  n'allons  pas  entrer  dans  le  détail  de  la  défense de la théorie causale de la perception dans CTP. D'une certaine manière,  les sciences cognitives contemporaines, avec leur usage incessant de la notion de  représentation  mentale,  sont  le  meilleur  argument  que  l'on  peut  donner  pour  soutenir la thèse fondamentale de cet article. Ceci dit, on pourrait se reporter à  Noë  (200396)  par  exemple  pour  une  critique  négative  de  ce  programme  de  recherche et de ses avatars. Nous allons à présent nous focaliser sur ce qui était à  l'origine la troisième partie de CTP mais qui a été largement développé par Grice  pour  donner  ses  Williams  James  Lectures.  Ce  faisant,  nous  voulons  souligner  comment  Grice  réussit  à  montrer  que  la  révélation  des  relations  logiques  à  l'œuvre dans notre usage du langage nécessite non pas une enrégimentation des  énoncés  en  langue  vernaculaire  mais  l'intégration  des  états  mentaux  de  l'énonciateur tout comme du destinataire du discours et la mise en branle d'un  processus inférentiel et collaboratif.  

Une logique de la conversation 

‘’Logic  and  Conversation’’  (qui  est  la  première  des  William  James  Lectures  de  Grice)  commence  par  rappeler  le  constat  qui  fait  consensus  et  selon  lequel  il  y  aurait  une  dissonance,  voire  une  contradiction,  entre  la  logique  des  langues  naturelles et la logique formelle. Les connecteurs logiques que sont la négation,  la  conjonction,  l'implication  matérielle  ne  correspondraient  pas  réellement  à  leurs  homologues  dans  nos  langues  naturelles.  Ce  constat  est  à  l'origine  de  l'opposition, dont nous avons déjà largement parlé en plusieurs endroits, entre  philosophes/logiciens  qui  pensent  qu'une  réforme  des  langues  naturelles  est  indispensable  pour  en  faire  des  outils  fiables  dans  le  domaine  scientifique  et  philosophes du langage ordinaire qui pensent qu'une telle réforme appauvrirait  les langues naturelles et nous empêcherait de rendre justice à la complexité de la  pensée humaine.  

Grice soutient que ce constat partagé est en fait : « une erreur commune (…) qui  (…) émerge d'une attention inadéquate portée à la nature et à l'importance des  conditions  gouvernant  une  conversation. »  (1989 :  24)  Il  se  propose  donc  : 

« d'enquêter  sur  les  conditions  générales  qui,  dans  un  sens  ou  un  autre,  s'appliquent  à  la  conversation  comme  telle,  indifféremment  de  son  objet. »  (1989 : 24) L'on voit ici que Grice essaie de promouvoir une position complexe  qui  va  au  delà  des  deux  vues  opposées  mais  finalement  orthodoxes.  Cette  position  permettrait  de  maintenir  une  unité  du  fonctionnement  logique  des  connecteurs  dans  les  langues  naturelles  ou  dans  les  langages  formels  mais  expliquerait  la  divergence  perçue  entre  ces  deux  domaines  comme  une  conséquence  du  contexte  conversationnel  qui  lui  même  obéit  à  des  règles  strictes.  La  découverte  de  ces  règles  générales  qui  sont  des  règles  d'usage  du  langage  plutôt  que  des  règles  du  langage  permettrait  de  mettre  à  jour  le        

96  Alva  Noë  (2003) :  “Causation  and  perception:  the  puzzle  unravelled”  in Analysis  N° 

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fonctionnement  de  la  communication  humaine  qui  englobe  des  données  linguistiques tout comme des données non linguistiques et donne une place de  choix  à  la  pensée.  La  théorie  globale  de  la  communication  que  Grice  entend  développer irait de la pensée au langage en passant par la logique.  

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