Revenons à présent à Grice. Nous avons vu qu'il accepte, à la suite de Price (1932) que percevoir un objet M, c'est avoir un sense datum causé par M. Il lui faut donc défendre la théorie des sense data sans recourir aux arguments traditionnels comme l'argument de l'illusion parce que ces derniers ont été minés par la critique austinienne. L'argument de l'illusion ainsi que les autres arguments critiqués par Austin avaient comme stratégie de commencer par prouver l'existence d'un objet mental faisant interface entre le sujet percevant et l'objet perçu puis à nommer cette classe d'entités sense data. Austin ayant disqualifié cette stratégie, Grice se propose de recourir à l'orthodoxie de la philosophie du langage ordinaire pour prouver que si sense datum est effectivement un terme technique, il désigne cependant quelque chose dont on trouve la trace dans des locutions tout à fait usuelles du langage naturel. Ces expressions vernaculaires où nous trouvons la légitimation des sense data sont les locutions telles que « X me paraît rouge » ou « Il me semble voir/entendre/sentir quelque chose de... » Cette stratégie consiste à soutenir que quand nous disons par exemple : « Cette table me paraît rugueuse », nous révélons l'existence d'une impression sensible ou sense datum que nous pourrions nommer rugosité et que nous attribuons à la table. Ce que nous disons dans ce cas, c'est que nous nous représentons la table comme rugueuse, révélant implicitement l'existence de représentations mentales.
Mais il y a une objection possible à une telle défense des sense data. Elle consiste à faire remarquer que ces expressions présentées comme révélatrices de leur existence ne sont employées que dans des circonstances très particulières celles où la condition D‐ou‐D est remplie. Dans l'expression « condition D‐ou‐D », les initiales « D/D » remplacent respectivement « doute » et « déni » et cette expression ramasse le fait que nous n'utilisons des expressions de la famille
« paraître... », « voir comme... », « percevoir comme... » que pour faire remarquer que nous pensons cependant que cette perception est fautive. L'on ne peut de ce fait pas considérer que ces expressions sont le report d'une expérience perceptive normale. S'en servir pour soutenir une théorie des sense data est donc
fallacieux parce que cela reviendrait à faire de la description d'une perception potentiellement fautive l'archétype du langage de la perception. Toute l'argumentation de Grice consistera à essayer de montrer que la condition D‐ou‐
D ne fait pas partie du sens des expressions en question. La finalité de son argumentation est de montrer que ces expressions servent effectivement d'abord à rapporter une expérience phénoménologique. Si cela était établi, cela permettrait de soutenir la théorie causale de la perception telle qu'il l'avait définie i.e. avec des sense data parce que cela voudrait dire qu'il n'est pas erroné d'affirmer que le bâton à moitié immergé nous paraît courbe contrairement à ce que soutenait Austin. Ce n'est pas là un jugement mais une simple description de la phénoménologie de notre perception. Et s'il est établi qu'il y a une différence entre la description de nos états phénoménaux et la réalité, cela renforcerait la thèse de ceux qui veulent poser des sense data à l'interface entre le monde et nous. Cette argumentation serait effective contre Austin parce que ce dernier revendique de se fier à ce que nous dirions ordinairement si nous étions confronté à un phénomène. Il suffirait de montrer que la condition D‐ou‐D n'est pas intégrée au sens ordinaire de ces expressions pour bloquer les objections d'Austin. La condition D‐ou‐D est certes toujours remplie, mais il en est ainsi, non pas en vertu du sens des expressions mais d'un « principe d'usage de la langue ».
Grice écrit :
« On pourrait soutenir que si je disais : « ceci me paraît rouge » dans une situation dans laquelle la condition D‐ou‐D n'est pas remplie, ce que je dis est (moyennant certaines qualifications) vrai, pas
« neutre » ; tout en admettant que, quoique vrai, cela pourrait être très trompeur et que sa vérité pourrait être très ennuyeuse et son caractère trompeur très important. On pourrait toujours soutenir que sa suggestio falsi est parfaitement compatible avec sa vérité littérale.
De plus, on pourrait argumenter que quoique peut‐être quelqu'un qui, sans intention de tromper, emploierait une locution du type « ceci me paraît » quand il ne présume pas la condition D‐ou‐D serait coupable, en un certain sens, d'un usage impropre de la langue, il pourrait être dit innocent d'un usage impropre de la locution particulière en question ; parce que l'on pourrait dire que l'implication de la réalisation de la condition D‐ou‐D s'attache à une telle locution non comme un trait spécifique au sens ou à l'usage de ce type d'expressions, mais en vertu d'une caractéristique générale ou d'un principe d'usage du langage. L'erreur consistant à supposer que l'implication constitue une « partie de la signification » de « me parait » est quelque peu similaire ‐quoique plus insidieuse‐ à l'erreur que l'on commettrait si l'on supposait que la soi‐disant implication que l'on croit qu'il pleut est une « partie de la signification » de l'expression « il pleut ». La courte ‐et littéralement inexacte‐ réplique à une telle supposition pourrait être que la soi‐disant implication s'y attache parce que cette expression est propositionnelle, pas parce qu'elle est la proposition particulière qu'elle se trouve être. » (1989:228)
C'est pour développer cette objection à Austin et trouver un moyen de distinguer ce qui fait partie du sens d'une expression et ce qui y est tout simplement attaché en vertu des principes d'usage du langage –sans affecter la vérité littérale de
l'expression– que Grice développe sa théorie des implicatures à laquelle nous allons à présent nous intéresser. C'est cette théorie qui donnera véritablement naissance à la Pragmatique. Étant donné que la théorie gricéenne de la perception n'est pas notre objet, nous n'allons pas entrer dans le détail de la défense de la théorie causale de la perception dans CTP. D'une certaine manière, les sciences cognitives contemporaines, avec leur usage incessant de la notion de représentation mentale, sont le meilleur argument que l'on peut donner pour soutenir la thèse fondamentale de cet article. Ceci dit, on pourrait se reporter à Noë (200396) par exemple pour une critique négative de ce programme de recherche et de ses avatars. Nous allons à présent nous focaliser sur ce qui était à l'origine la troisième partie de CTP mais qui a été largement développé par Grice pour donner ses Williams James Lectures. Ce faisant, nous voulons souligner comment Grice réussit à montrer que la révélation des relations logiques à l'œuvre dans notre usage du langage nécessite non pas une enrégimentation des énoncés en langue vernaculaire mais l'intégration des états mentaux de l'énonciateur tout comme du destinataire du discours et la mise en branle d'un processus inférentiel et collaboratif.
Une logique de la conversation
‘’Logic and Conversation’’ (qui est la première des William James Lectures de Grice) commence par rappeler le constat qui fait consensus et selon lequel il y aurait une dissonance, voire une contradiction, entre la logique des langues naturelles et la logique formelle. Les connecteurs logiques que sont la négation, la conjonction, l'implication matérielle ne correspondraient pas réellement à leurs homologues dans nos langues naturelles. Ce constat est à l'origine de l'opposition, dont nous avons déjà largement parlé en plusieurs endroits, entre philosophes/logiciens qui pensent qu'une réforme des langues naturelles est indispensable pour en faire des outils fiables dans le domaine scientifique et philosophes du langage ordinaire qui pensent qu'une telle réforme appauvrirait les langues naturelles et nous empêcherait de rendre justice à la complexité de la pensée humaine.
Grice soutient que ce constat partagé est en fait : « une erreur commune (…) qui (…) émerge d'une attention inadéquate portée à la nature et à l'importance des conditions gouvernant une conversation. » (1989 : 24) Il se propose donc :
« d'enquêter sur les conditions générales qui, dans un sens ou un autre, s'appliquent à la conversation comme telle, indifféremment de son objet. » (1989 : 24) L'on voit ici que Grice essaie de promouvoir une position complexe qui va au delà des deux vues opposées mais finalement orthodoxes. Cette position permettrait de maintenir une unité du fonctionnement logique des connecteurs dans les langues naturelles ou dans les langages formels mais expliquerait la divergence perçue entre ces deux domaines comme une conséquence du contexte conversationnel qui lui même obéit à des règles strictes. La découverte de ces règles générales qui sont des règles d'usage du langage plutôt que des règles du langage permettrait de mettre à jour le
96 Alva Noë (2003) : “Causation and perception: the puzzle unravelled” in Analysis N°
63(2): pp. 93‐100
fonctionnement de la communication humaine qui englobe des données linguistiques tout comme des données non linguistiques et donne une place de choix à la pensée. La théorie globale de la communication que Grice entend développer irait de la pensée au langage en passant par la logique.