De notre point de vue, il faut nier que ce qui passe pour sémantique soit en quoi que ce soit une science empirique du langage humain. Alors que la syntaxe, même si elle est abstraite, se veut à la fois adéquate sur le plan descriptif et plausible sur le plan cognitif, nous nions qu’il en soit de même pour la sémantique formelle. Cette dernière est une description mathématique des conditions de vérité des phrases d’une langue donnée, ce n’est pas une grammaire de cette langue au sens où Chomsky l’entend i.e. un ensemble de règles permettant d’engendrer toutes les phrases, et uniquement elles, d’une langue donnée. La sémantique formelle est une branche des mathématiques plutôt qu’une branche de la linguistique. Dans notre partie consacrée à Montague, nous avions opposé ce dernier à Chomsky en soulignant que si tous deux parlent de grammaire universelle, il y a une différence fondamentale dans leurs manières respectives de penser l’universalité de cette grammaire. Pour Montague, la grammaire qu’il propose est universelle parce qu’elle est la description mathématique de tout ce qui mérite le nom de langage. La
126 Rappelons que QNP=GNQ= Groupe nominal quantifié.
175 grammaire universelle de Chomsky est universelle parce qu’elle est la description de l’activité effective de l’esprit humain, activité responsable de la production du langage humain. Si nous acceptons, comme nous le faisons, la thèse de Chomsky selon laquelle nous avons un module syntaxique dans notre esprit/cerveau, module responsable de la forme des langues humaines, il n’y a aucune raison de penser que la syntaxe effective des langues naturelles sera isomorphe à la syntaxe développée dans le cadre de l’activité mathématique consistant à rendre compte des conditions de vérité de nos énoncés. On peut comparer cette différence possible entre une théorie mathématique ‐certes adéquate sur le plan descriptif‐ et la réalité dont elle est censée rendre compte avec ce qui se passe parfois en physique. Il arrive souvent, en physique, que des mathématiciens n’ayant d’autres préoccupations que formelles s’attaquent à une théorie et la reconstruisent au nom de l’élégance mathématique. Dans un tel cas, la nouvelle formalisation pourrait faire les mêmes prédictions que la théorie physique et même donner des pistes de recherche aux physiciens. Malgré cela, elle est souvent considérée comme un outil prédictif valable mais pas vraiment une théorie physique. On peut par exemple évoquer ici la formalisation de la théorie quantique par von Neumann, certes unanimement célébrée et acceptée comme mathématiquement satisfaisante, mais à laquelle celle de Dirac était préférée non pas au nom de l’adéquation descriptive mais en vertu de ce que Chomsky (1964, 1965 et 2004) a nommé l’adéquation explicative. En tant que théorie mathématique des conditions de vérité des phrases du langage, la sémantique formelle serait ainsi adéquate sur le plan descriptif mais non sur le plan explicatif. Si tel est le cas, il y’a quelque chose de forcé dans l’entreprise inaugurée par Partee et poursuivie par Heim et Kratzer entres autres et consistant à faire la jonction entre la sémantique formelle et la syntaxe générative.
Plutôt que de faire la jonction entre la sémantique formelle et la syntaxe, il nous semble qu’il faudrait plutôt prendre au sérieux l’architecture cognitive qui est la conséquence de l’approche générative et partir de l’idée que la syntaxe est indépendante de la sémantique. Si nous acceptons cette thèse, la conséquence que nous pouvons en tirer est que la sémantique formelle est une formalisation non pas de la I‐Language mais de la E‐Language. Cette dernière étant, ainsi que nous l’avons déjà dit, le résultat de l’interaction de la faculté de langage avec d’autres systèmes cognitifs. Or il n’y a pas une jonction nécessaire entre la formalisation de la E‐Language qu’est la sémantique formelle et la théorie de la I‐
Language qu’est la syntaxe puisque la production de la E‐Language n’obéit elle même pas nécessairement à des procédures réglées et formalisables. Si l’on ne peut faire le lien entre la sémantique formelle et la I‐Language, on peut en revanche étudier l’interaction entre la I‐Language et les autres systèmes cognitifs qui est responsable de la production de la E‐Language dont la sémantique formelle est la théorie. C’est là le sens d’une théorie de l’interface langage/pensée.
Dans ce qui suit, nous allons d’abord répondre à une question qui se pose à propos du niveau LF : appartient‐il à la syntaxe ou bien à la sémantique ? Essayer de répondre à cette question nous permettra de voir que la frontière entre syntaxe et sémantique est bien poreuse. Ensuite, nous répondrons à la critique de Pauline Jacobson qui dans un article de 2002 a le mérite de s’opposer frontalement à l’architecture de la cognition linguistique proposée dans le cadre
176 génératif. Pour cela, elle expose les différentes alternatives possibles à cette architecture et soutient que le choix de l’approche avec LF est le plus malheureux possible. Nous verrons en quoi cette affirmation est fallacieuse. Cette réfutation nous permettra de proposer notre théorie de l’interface langage/pensée. Nous discuterons la compatibilité de cette théorie avec les données neuropsychologiques actuels et pour terminer nous verrons comment cette théorie pourrait s’appliquer à un problème comme celui du traitement des implicatures enchâssées.
LF, niveau syntaxique ou sémantique ?
Dès l’introduction du niveau LF dans Chomsky (1976) son statut a toujours été quelque peu incertain. Ce niveau est clairement post‐SS. Ce qui semble vouloir dire qu’il est post‐syntaxique et donc sémantique puisque SS est par définition le terme d’opérations syntaxiques appliquées sur la base. Mais on peut également soutenir que LF ne fait que révéler les traces de ces opérations syntaxiques ce qui en ferait toujours un niveau syntaxique. Chomsky en tout cas semble soutenir que le niveau LF est un niveau sémantique même s’il est le produit d’opérations syntaxiques. Pour mémoire, voici comment ce niveau est introduit :
« Une grammaire assigne à chaque phrase (en particulier) une description structurale, qui en donne une représentation à plusieurs niveaux linguistiques: phonétiques, phonologiques, morphèmes, syntaxe de niveau supérieur, et au niveau de ce que j'appellerais ici la « la forme logique » (FL). J'utilise ce terme pour me référer aux aspects de la représentation sémantique qui sont strictement déterminés par la grammaire, abstraction faite des autres systèmes cognitifs. »
Chomsky (1977 :tr.fr. p. 13)
Un peu plus tard dans le même texte, il est écrit :
« Il semble qu'en dehors des relations thématiques toutes les propriétés de LF soient déterminées par les structures présuperficielles. On peut donc développer une théorie unifiée des règles d'interprétation sémantique. Ces règles s'appliquent directement à la structure présuperficielle, et donnent les représentions dans FL. On a donc une seule dérivation étendue, de la structure profonde engendrée par la base à la structure présuperficielle et à LF. A vrai dire, on pourrait affirmer que les règles qui convertissent la structure présuperficielle en FL ne sont pas des « règles sémantiques », mais des règles qui relèvent de la syntaxe de FL; elles donnent des représentations qui sont directement interprétées au moyen des théories de la signification, de la référence et de l'utilisation du langage, en interaction avec d'autres structures cognitives qui ne relèvent plus de la grammaire au sens propre. » Chomsky (1977 :tr.fr. p. 18)
Les représentations en LF sont utilisées par les parties de notre esprit/cerveau qui ont la charge de l’interprétation sémantique. Le niveau LF n’appartiendrait donc clairement pas à la syntaxe même s’il est le produit d’opérations syntaxiques. C’est ce qui apparaît par exemple dans ce schéma de Chomsky qui se trouve dans Chomsky (1980 :17)
177
Syntax
↓ S‐structure
PF LF
Le niveau LF, dans cette organisation, appartient bien à UG mais pas à la syntaxe.
Chomsky précise d’ailleurs que « La grammaire formelle s'occupe donc de tous les niveaux de représentation linguistique à l'exception de FL. » Chomsky (1977 :tr.fr. p. 19)
Ne pas appartenir à la syntaxe ne signifie cependant pas nécessairement appartenir à la sémantique. Si le niveau LF n’est pas un niveau syntaxique est‐il pour autant un niveau sémantique ? Chomsky, c’est bien connu n’a pas beaucoup d’intérêt pour la sémantique parce qu’il pense que nous n’en savons pas encore assez sur la cognition humaine pour avoir une théorie sémantique plausible. Il ne se prononce donc pas vraiment sur l’éventuelle nature sémantique du niveau LF.
La stratégie de Chomsky a toujours consisté à externaliser les considérations sémantiques à une éventuelle et future théorie de la performance dont nous serions pour le moment plutôt éloignés. Le mieux qu’il puisse dire du niveau LF, c’est que c’est un niveau qui fait interface entre la syntaxe et la sémantique. Il se contente juste de soutenir que les représentations en LF auxquelles aboutit l’analyse syntaxique sont « sont directement interprétées au moyen des théories de la signification, de la référence et de l'utilisation du langage, en interaction avec d'autres structures cognitives qui ne relèvent plus de la grammaire au sens propre. » Chomsky (1977 :tr.fr. p. 19)
Robert May est un peu plus précis dans ses définitions ; pour lui, les représentations en LF sont : « ces aspects de la structure sémantique qui sont exprimés de manière syntaxique. Succinctement, la contribution de la grammaire à la signification. » (1985 :2) Selon May, ce sont les représentations en LF qui sont directement interprétées par notre module sémantique. Elles appartiendraient de plein droit à la sémantique.
Il nous semble cependant qu’une telle position est intenable. En effet, même en acceptant que LF est directement consommé par le module sémantique de l’esprit, il n’en demeure pas moins vrai que la production du niveau LF obéit totalement à des considérations syntaxiques. C’est ce que souligne Huang quand il écrit que :
« LF est un niveau syntaxique parce que c’est un niveau qui est défini crucialement par des entités syntaxiques comme c‐
commande, adjonction, liage, Move α, croisement faible, accessibilité, chemins, supériorité, la contrainte sur le mouvement de tête et l’ECP. »
Huang (1995 :155)
Cette énumération montre que tout ce qui est pertinent pour la définition de LF est éminemment syntaxique. De plus, ce que cette dérivation nous montre c’est que certaines propriétés de nos langues naturelles qui semblaient exclusivement sémantiques comme l’ambiguïté, la notion de quantification, sont facilement explicables par la syntaxe. La sémantique semble dépendre dans une large
178 mesure d’opérations syntaxiques cachées qui n’apparaissent pas au niveau de SS mais à celui de LF. Étant donné que, comme l’ont montrés les travaux sur la langue chinoise, les propriétés de LF sont transculturelles ; on pourrait soutenir qu’une bonne part de ce qui était considéré comme sémantique et idiosyncrasique est au contraire universel et étroitement contraint par notre faculté de langage. La frontière entre syntaxe et sémantique est donc bien plus difficile à tracer que nous ne le pensions. Nous y reviendrons mais avant cela, penchons‐nous sur la critique par Jacobson du projet qui a donné naissance à LF.
Le démantèlement de l’architecture grammaticale selon Jacobson
En 2002, à l’occasion du vingt‐cinquième anniversaire de l’influent journal Linguistics and Philosophy, Pauline Jacobson a écrit un article polémique127 dans lequel elle revenait sur un quart de siècle de recherches linguistiques et affirmait que si d’importants progrès avaient été faits sur les aspects purement techniques, l’influence de l’analyse en termes de niveau LF avait été désastreuse en ce qui concerne la compréhension de l’architecture de la cognition linguistique. Il nous paraît opportun de nous pencher sur cet article parce que d’une part il présente les alternatives à l’architecture qui nous paraît la plus prometteuse et d’autre part parce qu’il fait des objections qui nous permettront de préciser comment nous voyons l’organisation de cette architecture. Dans cette partie nous allons assez fidèlement suivre Jacobson, exposant sa vision de l’organisation du champ et les objections qu’elle fait à chaque théorie. Dans un second temps, nous dirons pour quelle raison nous ne sommes pas convaincu par ses analyses. Si elle se trompe dans sa caractérisation de la pertinence relative des différentes théories en présence, cela renforce notre thèse selon laquelle il nous faut nécessairement partir de la syntaxe pour fournir une théorie de l’interface langage/pensée.
Le but avoué de Jacobson est de montrer que la théorie d'inspiration chomskyenne est la pire parmi celles qui sont disponibles dans le champ linguistique. Pour ce faire, elle va d’abord exposer les quatre familles de théories qu’elle identifie avant de voir comment chacune d’elles gère les ambigüités de portée de quantificateurs.