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ADAPTATION TO CLIMATE CHANGE IN FORESTRY

O. Frankel et M Soulé, dans Conservation and Evolution (1981)

La deuxième section de la discussion s’intéressait à l’adaptation aux changements climatiques sous l’angle de la diversification socio-économique de la gestion forestière. De manière complémentaire, cette troisième et dernière section envisage l’ACC à la lumière de l’écologie de la conservation.

Elle s’intéresse aux surfaces forestières gérées, mais aussi aux massifs relevant d’un régime spécial de protection environnementale. S’inspirant des postures des gestionnaires d’espaces naturels protégés rencontrés sur le terrain, les trois propositions qui suivent suggèrent de maintenir la conversation entre écologues scientifiques, gestionnaires de programmes de conservation et gestionnaires forestiers, à travers des échanges pragmatiques (régionalisation d’une trame verte, actualisation d’atlas communaux de la biodiversité, etc.) – sans rien céder cependant de l’exigence scientifique de l’écologie de la conservation ni de sa nature expérimentale.

3.1. L’adaptation aux changements climatiques, un laboratoire à ciel ouvert pour l’écologie forestière

La première proposition pour lier l’ACC et l’écologie de la conservation est le maintien d’espaces forestiers en libre évolution – un maintien actif, se différenciant du laisser-faire par défaut de nombreuses propriétés privées. Dans l’histoire de ce qui ne s’appelait pas encore l’écologie de la conservation, les premières stratégies consistaient déjà à établir des zones dénuées d’activités humaines, dans le principe de la « mise sous cloche » (Honnay 2004). Deux siècles plus tard, la prise en compte des forçages anthropiques ne fait plus débat pour l’écologie de la conservation, suite à la mise en avant de l’étourdissante pression de sélection imposée par les humains sur l’ensemble des espèces vivantes (Palumbi 2001). Un tel constat a entraîné la conceptualisation d’approches socio-écologiques, voire évo-centrées (Sarrazin & Lecomte 2016), de la conservation des milieux naturels (Fernández-Manjarrés et al. 2018). Malgré cela, il ne faut pas interpréter ces propos comme un encouragement à abandonner la protection « forte » d’espaces forestiers en libre évolution. Ces

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derniers, au contraire, sont essentiels pour la compréhension socio-écologique de l’ACC, et ce pour trois raisons.

La première raison est scientifique et a trait à l’ensemble des espèces inféodées aux milieux forestiers : le maintien de zones en libre évolution contribue au brassage génétique (et pas seulement des arbres), à la connectivité des milieux naturels, au maintien de tailles de population dans lesquelles la sélection naturelle a lieu sans goulot d’étranglement génétique. Ces zones en libre évolution peuvent tout à fait être des espaces ayant subi de lourds dégâts, suite par exemple à une sécheresse ou une tempête, comme c’est le cas de la réserve biologique intégrale de la forêt domaniale de Chizé (Le Monde 2005).

La deuxième raison se place aussi sur le plan de la pure connaissance écologique, et fait abstraction de toute considération morale, éthique ou utilitariste de l’ACC. Il s’agit de voir les changements climatiques comme la plus grande expérience à ciel ouvert jamais réalisée pour l’étude des adaptations biologiques des écosystèmes. Pour la première fois de l’histoire de l’écologie en tant que science établie, le climat, jusqu’ici considéré comme une constante inébranlable, se met à changer. Quitte à en subir les conséquences, autant prendre le parti d’en apprendre le maximum sur les forêts non gérées. À titre personnel, il me paraît primordial de prendre en compte l’histoire récente de la gestion des forêts (Bergès & Dupouey 2017). Un cas d’étude possible est celui des trajectoires écologiques des nombreuses forêts « férales » (section 1.4 de l’introduction), dont l’assemblage et l’abondance spécifique ont été marqués par des décennies de gestion anthropique. Leur adaptation biologique (plasticité phénotypique, sélection génétique) diffèrera-t-elle de celle de forêts dont la gestion ou la libre évolution est plus ancienne ? Telle est pour moi l’une des questions incontournables de l’écologie de la conservation, en particulier parce qu’il est impossible de prévoir l’importance future, en surface, des forêts férales36. De fait, l’initiation ou l’arrêt de la gestion forestière peut répondre à des stimuli aussi abrupts qu’une évolution économique du coût de l’énergie, ou le développement d’une technologie baissant drastiquement des coûts d’intendance qui auraient jusqu’ici été rédhibitoires à la mise en gestion.

Enfin, la troisième raison soutenant la création et le maintien d’espaces forestiers en libre évolution est stratégique : les gestionnaires d’espaces naturels protégés peuvent, grâce à eux, étendre leur rayon d’action sur des zones gérées (Mermet 1992). Par exemple, une mesure territoriale d’adaptation aux changements climatiques peut « mordre » sur une zone protégée en libre évolution, à l’instar de la mise en place d’une AOC ou du changement d’un zonage forestier

36 L’établissement actuel d’un réseau de placettes de jeunes accrus forestiers va de pair avec ces remarques.

Ces jeunes peuplements forestiers sont souvent issus de la déprise agricole, et arborent certaines singularités. En particulier, ils sont plus probablement installés sur des sols anthropisés (par l’amendement ou le retournement) que les sols forestiers traditionnels.

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de captage d’eau, en réponse à des sécheresses. De ce fait, les instances responsables de la gestion de la zone protégée seront impliquées dans la conception de l’ACC, et pourront y faire valoir leur point de vue. De même, ces instances bénéficieront, avec des zones en protection « forte », de points de comparaison alimentant et confortant leur expertise ; c’est en s’appuyant sur cette expérience qu’ils pourront avancer avec professionnalisme des points d’attention à intégrer dans des ACC en forêt gérée.

Maintenir des zones forestières en libre évolution est essentiel pour l’adaptation aux changements climatiques en forêt. D’un point de vue écologique, cela assure la pleine expression des processus évolutifs. D’un point de vue stratégique, les apprentissages tirés de ces zones sont utiles à la prise en compte des problématiques environnementales dans le reste des ACC, qu’elles soient techniques ou socio-économiques.

3.2. Relier le débat land-sharing/land-sparing à la multifonctionnalité

Les dérèglements climatiques s’ajoutent à la liste des changements globaux renouvelant des débats dans les milieux de la conservation, comme celui de l’opposition entre land-sharing et land- sparing (section 1.3 de l’introduction) (Fischer et al. 2009). De nouvelles initiatives viennent ranimer des arguments maintenant anciens, à l’instar de « Nature needs half » (Nature needs half 2009). La raison d’être de ce mouvement est exposée dans son manifeste : protéger et interconnecter en moyenne la moitié des surfaces terrestres et marines du globe. D’autres initiatives, comme la « conservation conviviale », tentent de dépasser une dichotomie factice opposant outils juridiques (zonages fonciers) et outils économiques (Büscher & Fletcher 2019) – en l’occurrence avec des projets sur la réintroduction des top-prédateurs.

Le débat land-sharing/land-sparing est d’importance dans la question des ACC en forêt française, du fait de l’importance culturelle et juridique de la multifonctionnalité de ces espaces. Certains forestiers rencontrés, enclins à gérer les forêts selon un mode « land-sparing », mobilisent ainsi des arguments climatiques pour conforter leur préférence. Cela s’applique à la nécessité de maintenir des zones de libre évolution, pour l’adaptation biologique, comme l’exprimait un chargé de mission biodiversité de la DREAL : « Les arbres morts dans la forêt, donc pour nous c’est important, pour l’écosystème, pour la biodiversité, les champignons, les cavernicoles, mais ça rajoute une couche de danger pour les

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bûcherons ou ouvriers forestiers, donc comment faire ? C’est un frein réel ! Et donc comment le gérer ? Je pense que si on faisait des regroupements de forêt en libre évolution ça serait plus facile, il y aurait moins de dispersion d’arbres morts dans les parcelles. Si on avait des îlots parfaitement conservés, identifiés, c’est l’une des possibilités. » Cette remise en cause de la multifonctionnalité découle aussi des conséquences indirectes des changements climatiques. Il en va ainsi de la demande accrue en bois-énergie, répercussion de politiques d’atténuation qui doivent en même temps intégrer des considérations environnementales. Pour de nombreux gestionnaires forestiers, une multifonctionnalité « spatialisée » faciliterait la gestion. Un agent du CRPF témoignait ainsi : « D’un côté [le ministère de] l’agriculture nous dit il faut mobiliser plus de bois et d’un autre l’environnement nous dit faut faire attention, faut faire ci, faut faire ça, faut faire des études, faut être d’accord avec ci, faut faire des enquêtes publiques, donc euh le frein il est là, administratif surtout ». Un forestier de l’ONF, lui, rapportait la difficulté de mener une gestion multifonctionnelle aux instructions ministérielles contradictoires : « Quand vous parlez avec des personnes de la DRAF, donc côté agriculture-forêt, et des gens de la DREAL, plutôt aménagement du territoire- Environnement, c’est tous les deux des fonctionnaires et ils vont avoir… Vous les mettez dans une réunion ils ne seront pas d’accord non plus, pourtant ils sont représentants de l’État. ».

L’écologie de la conservation a ici un rôle à jouer pour que les forêts gérées intègrent pleinement les connaissances disponibles (et les simulations participatives et jeux de rôles en sont un moyen efficace, chapitre 4, page 127). À nouveau, la question est ici celle du décalage entre le temps long de l’évolution des arbres37 et des pratiques forestières et celle du temps court des contraintes pesant sur les gestionnaires forestiers. Pourtant, de nombreux résultats scientifiques mettent en avant des pratiques forestières bénéfiques à la fois à la conservation des milieux naturels, et à la productivité à long terme des forêts (Brockerhoff et al. 2017; Jactel & Brockerhoff 2007). Dialoguer avec les forestiers pour marteler ce message est indispensable au moment où l’ACC commence lentement à faire évoluer les pratiques sylvicoles. Cela étant, et contrairement aux propos des sections précédentes, l’échelle d’action appropriée n’est pas forcément celle du terrain –de nombreux

37 À première vue, il n’y a pas de décalage entre le temps long de l’évolution des arbres et le temps des

changements climatiques. L’évolution biologique se joue en continu : pour la plupart des arbres matures, des graines sont produites chaque année. Parmi ces graines, certaines germeront les années froides, d’autres les années chaudes. À terme, le mélange de jeunes plants adaptés à ces conditions climatiques variables devrait assurer la régénération. Seulement, à long terme, la sélection climatique sur la germination n’augure en rien de la survie ou du succès reproducteur des individus adultes. De plus, les jeunes plants peuvent faire face aux lents changements de température et de précipitation des années durant, mais être confrontés soudainement à des effets seuil obérant leur développement physiologique. Ainsi, on s’attend à un avancement saisonnier de la levée de dormance des semences (avec des températures hivernales moyennes plus élevées, la germination est précoce) ; le risque pour les plants et les bourgeons est alors d’être exposés à des gels printaniers (Heide 1993). De même, les insectes prédateurs des plants et bourgeons peuvent bénéficier des nouvelles conditions climatiques et accentuer les dégâts causés aux arbres (Uelmen et al. 2016).