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LE FONDEMENT DU POUVOIR DE DÉCISION

POUVOIR DE DÉCISION: UNE NOUVELLE APPROCHE

2. Les formes

Le fondement matériel du pouvoir de décision ne signifie pas que le droit de procédure ne joue aucun rôle. Il ne suffit pas qu'une norme matérielle ait une certaine conséquence juridique pour que celle-ci puisse être inscrite au dispositif. Il faut encore que le droit de procédure institue une forme de jugement qui permette la transcription de cette conséquence juridique en un jugement matériel.

Dans le cadre de la loi fédérale sur l'organisation judiciaire, le législateur s'est toujours abstenu de réglementer le pouvoir de décision du Tribunal fédéral lors de l'admission d'un recours de droit public, car il entendait laisser cette autorité déterminer elle-même les formes appro-priées de jugements424. Le Tribunal fédéral est donc implicitement habilité par la loi fédérale sur l'organisation judiciaire à instituer toutes les formes de jugements qui lui paraissent nécessaires. Usant pleinement de cette marge de manœuvre, la jurisprudence a, dès le début, repris la palette des jugements annulatoires42S, obligationnels426 et constatatoires427 que le Conseil fédéral avait utilisée auparavant42s. Elle y a rapidement ajouté les jugements formateurs non annulatoires429.

Ces quatre types de jugements sont des constructions procédurales qui ont été élaborées par la jurisprudence pour transcrire de manière appropriée les différentes conséquences juridiques du droit matériel.

Aucun de ces types n'est prescrit par le droit matériel. Le Tribunal fédéral aurait ainsi pu renoncer à la forme de l'annulation et, conformément à une partie de la pratique antérieure du Conseil fédéral43o, transcrire la prohibition de l'acte attaqué par une injonction de révoquer celui-ci, de le modifier ou de ne pas l'appliquer, voire par une constatation de nullité. Le développement des quatre types de jugements répond cependant à un souci d'optimisation des dispositifs afin de transcrire au mieux les conséquences juridiques du droit matériel.

L'annulation est la réaction procédurale à la prohibition de l'acte attaqué;

l'injonction est le corollaire procédural d'une obligation de faire; la constatation est l'expression procédurale d'une situation juridique 424 Cf. supra chapitre Il, en particulier p. 41.

425 Arrêt du 28 janvier 1875, ATF I p. 127, 132 Kaiser.

426 Arrêt du 4 décembre 1874, ATF I p. 102, 106 Steiner.

427 Arrêt du 5 février 1875, ATF I p. 12, 13 Becker.

428 Cf. supra chapitre I, pp. 10 ss.

429 Arrêt du 29 juin 1877, ATF III p. 192, 197 Etter.

430 Cf. supra chapitre I, section 2.B et 3.A, pp. 16 et 18.

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préétablie; le jugement formateur non annulatoire est la formulation procédurale d'une modification de la situation juridique au travers d'un acte d'autorité.

Il est parfois difficile de rattacher indiscutablement certains dispositifs à l'une ou l'autre de ces quatre formes. La jurisprudence a aussi tendance à qualifier indistinctement de «mesures positives» tous les jugements non annulatoires réclamés par les recourants43 I. Cela n'implique cependant pas l'absence de formes spécifiques, car les différents types de jugements se distinguent quand même clairement dans la plupart des dispositifs. La pratique met ainsi souvent en évidence le caractère obligationnel des injonctions432 ainsi que la nature déclarative des jugements constatatoires433. Seuls les jugements formateurs non annulatoires n'ont jamais reçu une dénomination explicite434 et ne suivent guère une formulation standard. L'ambiguïté de certains dispositifs résulte, à mon avis, essentiellement d'une conceptualisation encore imprécise des différentes formes de jugements.

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Jugements formateurs: ATF 69 I 145, 150 Aluminium-Jndustrie-Aktiengesellschaft;

76 I 111, 120 Wolfe; 104 la 31, 32 H; 107 la 217, 219 Bohnet; 108 la 165, 170 Progressive Organisation en Base/land; 112 la 221, 225 Rudolf Bautz.

Voir notamment les motivations suivantes (ATF V p. 318, 319 Untenva/den ob dem Wald; 35 I 327, 330 Union-Reklame; 35 I 668, 672 Delpreti; 60 I 67, 77 Lempert; 108 la 165, 171 Progressive Organisationen Base/land) ainsi que les nombreux dispositifs où sont employés les termes «Verpflichtung», «Verpflichten»,

«obligation» ou «obliger» (ATF I p. 108, 113 Christen; II p. 32, 35 Fiihndrich, dispositifs: ATF 40 I 69, 77 Birsigtalbahngesellschaft, 197, 215 Biichtold & Cie, A.-G.; 41 I 68, 72 Kulm-Kelly; etc.; 79 I 23, 28 Demarmels; 91 I 11, 16 X.; 99 la 52, 60 Badertscher; 101la141, 147 Schwery; 104 la 79, 87 S.; 110 la 190, 192 L. AG; 116 la 359, 382 Theresa Rolmer.

Voir cependant la qualification au siècle passé de «décision matérielle de modification» (ATF 20 II 753, 763 Romisch-katholische Kirchgemeinde Grenchen).

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LA «NATURE CASSATOIRE» DU RECOURS DE DROIT PUBLIC

En l'absence de réglementation expresse, la tétrade de jugements matériels analysée ici ne correspond pas à un numerus clausus. A ma connaissance, pourtant, la pratique n'a pas développé d'autres formes de jugements matériels.

3. Les limites

Nous avons déjà vu la principale limite au pouvoir de décision, à savoir que le Tribunal fédéral est incompétent pour mettre en œuvre des normes envers lesquelles il ne dispose pas d'une libre cognition43s. Il y a néanmoins encore d'autres limites.

A . Le principe ne ultra petita

Le pouvoir de décision dépend, en bonne partie, des conclusions présentées par les recourants. Depuis 1893, tout mémoire de recours de droit public doit, de par la loi436, spécifier la décision attendue du Tribunal fédéral ou, plus précisément, le type et le contenu du jugement requis437. A tout le moins faut-il que les conclusions ressortent de la motivation438. Après l'échéance du délai de recours, les conclusions ne peuvent plus être complétées ou étendues, sauf s'il était impossible pour le recourant de circonscrire les actes viciés ou l'étendue du vice avant la réponse de l'autorité intimée439. L'abandon ou la réduction d'une conclusion est en revanche autorisée jusqu'à jugement rendu440.

Les conclusions peuvent concerner l'adoption de mesures provision-nelles, l'admission de nouvelles preuves ou l'octroi de l'assistance judiciaire pour la procédure fédérale (conclusions incidentes). Elles ont néanmoins pour objet principal la décision escomptée en cas de bien-fondé du grief (conclusions finales). Conformément à la systématique des jugements matériels441, les conclusions finales tendent à l'annulation de l'acte attaqué, à une constatation, à une injonction ou à un jugement 435 Cf supra section l .C du présent chapitre, pp. 81 ss.

436 Art. 178 ch. 3 OJ-1893; actuellement: art. 90 ch. 1 lit. a OJ.

437 ROGNON 1974, pp. 43 s.

438 ATF 115 la 12, 14 Roland Mathys; 52 I 222, 224 Langer; voir aussi ATF 91 I 279, 281 Aeberhard. FORSTER 1996, n. 2.54; SPÜHLER 1994, n. 29; KÂLIN 1994, pp. 362 ss; AUER 1983, n. 419; MARTI 1979, n. 245; EGGENSCHWILER 1936, pp. 35 SS, 127 ss; GIACOMETTI 1933, pp. 201 SS.

439 Art. 93 al. 2 OJ. ATF 118 la 305, 308 X.; 102 la 211, 213 Adams avec d'autres références. KÂLIN 1994, pp. 376 ss.

440 KÂLIN 1994, p. 219; MARTI 1979, n. 65.

441 Cf. supra Introduction, section 2.B, pp. 5 ss, et la section 2 du présent chapitre, pp. 88 SS.

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formateur. Elles combinent souvent plusieurs types442, Si les conclusions finales sont hiérarchisées, le Tribunal fédéral ne statue sur les conclusions subsidiaires qu'après avoir rejeté ou déclaré inadmissibles les conclusions principales443.

Seuls les recourants sont habilités à déposer des conclusions finales propres. Comme un recours joint de l'autorité cantonale est exclu, celle-ci ne saurait proposer que le Tribunal fédéral prenne une autre décision matérielle que le rejet ou l'admission (partielle ou totale) du recours444.

L'exigence de conclusions est la conséquence de la fonction de contrôle subjectif assumée par le recours de droit public. Le Tribunal fédéral n'intervient pas d'office pour imposer le respect du droit, mais seulement sur demande. Ce sont, dès lors, les recourants qui déterminent l'étendue du procès dans les limites fixées par la loi et la jurisprudence445.

Ils ne sont pas obligés d'attaquer intégralement l'acte étatique incriminé, mais peuvent n'en viser qu'une partie446. Ils peuvent ainsi admettre le principe de la décision en cause (même si celle-ci viole en fait l'un de leurs droits447) et ne s'opposer qu'à l'une des charges ou conditions qui y sont jointes448. De même, ils peuvent requérir seulement l'annulation partielle d'un acte normatif449.

La libre disposition des recouran.ts sur l'étendue du procès a pour conséquence que le Tribunal fédéral ne peut aller au-delà de ce qu'ils requièrent450, Cela signifie qu'il lui est interdit de statuer sur un élément de l'acte attaqué qui n'est pas couvert par les conclusions des recourants45 I. Le principe ne ultra petita est toutefois clair uniquement en 442

Recours dirigé spécifiquement contre une charge ou une condition: p. ex. ATF 88 1 224 Schiirli; 91I457 Müller; 100 la 169 Stump. Conclusion moins claire: ATF 119 la 28 M.

P. ex. ATF 120 la 74, 77 Société des encaveurs suisses.

KÂLIN 1994, p. 389; AUER 1983, n. 467; GIACOMETTI 1933, p. 201. Critique:

EGGENSCHWILER 1936, pp. 127 ss.

ATF 118 la 64, 90 Minelli.

LA «NATURE CASSATOIRE» DU RECOURS DE DROIT PUBLIC

regard de l'annulation: une loi ne saurait être annulée entièrement si seule l'abrogation d'un article est réclamée452. Pour le reste, la pratique n'est pas très limpide. Des injonctions453 ou des constatations454 ont parfois été prononcées, alors que le recours ne tendait qu'à l'annulation455. Le Tribunal fédéral ne s'estime même pas lié par le type d'injonction demandé, mais affirme choisir librement la mesure destinée à rétablir une situation conforme au droit456. La force impérative des conclusions est donc assez ambiguë et délicate. A vrai dire, elle varie en fonction de chaque type de conclusion. J'y reviendrai donc ultérieurement lors de l'examen des différents types de jugement457.