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Partie III : L’évolution de la formation aux yeux des acteurs

3/ L’évolution de la formation

3.3 La formation au cœur des enjeux de territoire

3.3.3 Formation et pratique professionnelle : un lien de réciprocité

La profession connaît à nouveau le même phénomène la décennie suivante avec le monitorat d’escalade. L’alpinisme est davantage perçu comme un sport à part entière, la profession est constituée de pratiques différentes, d’où l’inimitié ou la compétition entre les premiers professionnels autochtones qui revendiquent la légitimité territoriale, et les professionnels d’origine citadine qui revendiquent une pratique d’excellence, notamment en raison de l’entraînement. Si les autochtones découvrent la montagne par la marche, les citadins la découvrent par l’escalade : deux voies d’accès pour une même profession. Partant du constat que cette réalité ne se retrouvait pas dans la formation, dans laquelle seul l’AMM était représenté, Yves Ballu, alors chargé de mission du ministère Jeunesse et Sport, propose la création d’un Brevet d’État d’escalade. Comme nous l’avons vu (Partie 2-1), la spécialisation des activités de montagne profite à la croissance du niveau technique dans

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chaque discipline, et rend plus difficile de se « tenir à la pointe dans chacune des régions qui

composent l’air de compétence du guide1

», allant dans le sens d’une atomisation des

qualifications.

La loi Avice est un texte phare dans la politique du sport en France, et circonscrit l’enseignement des activités physiques et sportives aux seuls titulaires d’une qualification. L’alpinisme est englobé dans cette loi sur les métiers sportifs, et le nouveau BE intègre le diplôme d’escalade, étape préalable au côté de l’AMM. C’est donc une fois encore au détour d’une démarche du législateur dans la politique du sport, conjointe à une autonomisation d’une pratique qu’est redéfini le cursus du guide. Le contexte est celui d’une « guerre de

territoire dans les sports de pleine nature », d’après Y. Ballu. La profession voit en ce

nouveau diplôme les prémisses d’une concurrence, et préfère ouvrir le métier de guide : « un

guide peut tout faire. Pourquoi, alors, dépecer ce métier ?2

». Bien qu’ayant les prérogatives du monitorat d’escalade, sans l’exigence du niveau technique, les négociations avec la profession à travers le syndicat sont délicates : d’une part du fait de la composition quelque peu disparate d’une corporation constituée de multiples et diverses individualités qu’il est difficile de représenter pour le syndicat ; et d’autre part du fait de la stratégie (ou du refus de reconnaître une évolution ?) de limitation du syndicat, qui se manifeste dans les négociations relatives aux prérogatives du moniteur d’escalade à travers l’altitude ou les zones d’exercice. Comme le dit B. Pellicier, la question pour les guides se résume en : « comment conserver nos

zones d’influence ? Comment satisfaire de nouveaux entrants qui n’ont pas le même diplôme que nous ? ». Les propos de B. Prudhomme, alors impliqué dans le syndicat, apportent une

idée de l’esprit dans lequel la profession opérait, pour « défendre la profession, et quelque

fois, par mauvaise fois, par manque d’ouverture pour faire du protectionnisme sur la profession ». Les propos d’Y. Ballu, « une fois, j’étais allé négocier avec eux, je suis sorti, ma voiture était caillassée », nous paraissent illustrer les vives réactions de certains guides.

En outre, on remarque que la profession perd de son autonomie dans la mesure où contrairement au passé, les instigateurs de ces changements sont extérieurs à la corporation. C’est ce qui nous semble ressortir des propos d’Y. Ballu : « l’ENSA n’a pas eu de rôle moteur

là-dedans (…) à l’époque quand j’ai proposé ça, personne ne l’a suggéré ». Toutefois, ces

propos sont à mettre en perspective avec ceux de J.P. Vion : « l’ENSA avait un rôle !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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1 Shahshahani, V. (1983).

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primordial (…) les textes (…) ils étaient pilotés, orientés au sein même de l’ENSA », nous

amenant à penser que l’institution conserve une certaine marge de manœuvre.

Par ailleurs, on notera que la profession de guide, par son opposition réactive et ses stratégies de protectionnisme visant à retarder une inévitable ouverture de l’espace professionnel dont les guides ont conscience (… ou non ?), tient le rôle de référence sur laquelle se basent toutes les qualifications antagonistes ou complémentaires selon le point de vue. Les pratiques en montagne et les qualifications ont pour similitude que les unes et les autres se multiplient, se spécialisent et participent d’un maillage et d’un découpage du territoire d’exercice au sein duquel nous pouvons percevoir une certaine perte de souveraineté du guide. La marge d’indépendance dont bénéficiait la profession dans la construction de sa formation s’atténue par une complexification qui se manifeste notamment par la création du Conseil Supérieur des Sports de Montagne (CSSM). Ce dernier, qu’Y. Ballu qualifie « d’assez formaliste, mais c’était pas grand chose », regroupe plus de 200 personnes représentants les institutions concernées, et succède en 1983 à la Commission Consultative.

La qualification pour l’encadrement de l’escalade, annexée initialement à la formation de guide, suit le même processus que l’AMM en s’autonomisant et en se structurant. En 1989, elle ne fait plus partie du BE d’Alpinisme. En parallèle, la formation de guide se tourne davantage vers l’escalade rocheuse particulièrement « de 85 à 95 » selon M. Cretton. Les facteurs en sont la spécialisation de la pratique de l’escalade, la demande élevée pour les courses en rocher, « la sécurité qu’on peut offrir » avec cette activité, mais également l’évolution des conditions climatiques défavorables pour les courses d’alpinisme : « la météo

a beaucoup changé (…) le temps qui s’est réchauffé (…) les faces se sont vidées de leur neige et glace, beaucoup plus dangereuses au niveau chutes de pierre » (M. Cretton). La formation,

comme en 1965, est remise en cause par la carence du niveau de performance en escalade. Citons à ce sujet J.P. Vion, à propos de l’apparition du BE Escalade : « dans ces années là

(…) les gars qui arrivaient ici avec un gros niveau (…) remettaient en cause la compétence des profs de l’école en matière donc technique, (…) c’est pour ça qu’on a durci un peu après le probatoire ». L’épreuve d’escalade à l’examen d’entrée autorise les chaussons en 19851

, et progressivement le niveau technique augmente. Pour bon nombre de guides, cette période est ressentie comme la « réduction du métier », négligeant les sommets et l’altitude au profit d’un !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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alpinisme de verticalité. C’est ce que signifie à sa manière J.P. Vion : « j’étais un peu frustré,

je me demandais même si j’allais rester prof à faire de la falaise… ».

Outre un jeu d’acteurs qui apparaît plus clairement par les discours, les contenus techniques et théoriques se réajustent de façon constante devant la technicisation des disciplines et l’accroissement de la connaissance du milieu montagnard. Notons la réciprocité du lien formation-pratique professionnelle : la formation s’adapte à la pratique professionnelle, mais conditionne également son exercice. En effet, elle se réfère au territoire d’activité défini par la réglementation et participe à redéfinir les contours du métier. En cela, l’actualisation de la formation provoquée par la réglementation est celle de l’identité professionnelle. Elle peut même revêtir une fonction « existentielle » : la création d’un BE escalade renvoie à celle d’un espace, réinventé, et d’un corps de métier spécifique. Cette actualisation est mise en œuvre sous l’effet d’un contexte plus large, en écho notamment à des problématiques économiques : nouvelles activités, nouvelles demandes, « nouveaux marchés » (cf. la logique client, Partie 1-3).

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