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PARTIE II : CADRE THEORIQUE

Chapitre 3. Les représentations du risque et les savoir-faire professionnels

4.2. La formalisation de la notion d’objet intermédiaire et la nécessité de se réunir

4.2.1. Les premiers travaux sur les réseaux de coopération

La notion d’objet intermédiaire (OI)19 s’inscrit dans une tradition de recherche en

sociologie des sciences, notamment dans le courant de la théorie de l’acteur réseau (ANT : Actor Network Theory). Latour (1994) et Callon (1989) qui se situent dans ce courant de la sociologie des sciences, ont introduit la notion d’objet intermédiaire comme acteur. L’objet y est considéré comme actif, au même titre que les « humains », il est une entité « non-humaine » prise en compte au sein des collectifs. Dans l’article « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Latour (1994) renouvelle la conception de l’acteur et de l’action en prenant en compte les actants humains et non-humains. Cette nouvelle conception en sociologie donne aux objets un statut d’acteur social dans une « interaction cadrée ». Les objets ne sont pas considérés comme des moyens, mais comme des médiateurs, au même titre que tous les autres actants.

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Jeantet (1998) précisera à ce titre : « Dans l’action, l’objet n’existe pas plus sans acteur, que l’acteur sans objet. C’est l’action, l’interaction dans laquelle ils sont engagés qui leur donne force, sens et réalité effective. »

Après avoir brièvement « posé » l’OI comme acteur, nous ferons un détour par une notion proche de celle de l’OI : l’objet-frontière qui façonnera les recherches ultérieures sur l’OI. L’objet- frontière est considéré par Trompette et Vinck (2009), comme un sous-ensemble des OI.

La notion d’objet-frontière (boundary object) a été proposée par Star et Griesemer en 1989 à partir d’une étude ethnographique des mécanismes de coordination du travail scientifique au sein d’un musée d’histoire naturelle. Star et Griesemer cherchaient à décrire et à caractériser le processus par lequel des acteurs, relevant de mondes sociaux différents, mais appelés à coopérer, réussissent à se coordonner malgré leurs points de vue particuliers. La question centrale de leurs travaux portait sur les façons dont les acteurs créent des compréhensions communes notamment dans des domaines où les connaissances ne sont pas encore stabilisées.

Le cadre conceptuel de la sociologie des sciences et des techniques, dans lequel Star et Griesemer évoluent, est celui de la montée en puissance de la question de la matérialité des choses (corps, artefact, …) dans les sciences sociales, notamment sous l’influence des travaux de Latour (1987) et Callon (1986).

Mais à la différence des travaux de ces deux derniers auteurs, Star et Griesemer ne privilégient aucun des points de vue en présence dans les opérations de traduction, comme par exemple dans le processus de coordination d’experts et de non-experts. Pour eux, les objets-frontières sont multiples, abstraits et concrets, généraux et spécifiques, matériels et conceptuels, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection, tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun des mondes. Les acteurs des différents mondes sociaux peuvent, grâce à l’objet-frontière, maximiser leur communication « inter » mondes, négocier leurs différences et créer un accord entre leurs points de vue respectifs (Trompette & Vinck, 2009). Il s’agit au-delà de s’accorder sur l’existence de « mondes » hétérogènes, de prendre en compte leur articulation et les mécanismes d’intersection de ces mondes dans une activité coordonnée20.

Tous les OI ne sont pas des objets-frontières. Ce sont des artefacts qui circulent d’un acteur à l’autre ou autour desquels plusieurs acteurs gravitent. Ils ne présentent pas nécessairement les

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Star, 2010. « Ceci n’est pas un objet-frontière ! Réflexions sur l’origine d’un concept » pour des éléments précis sur la notion et son architecture.

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caractéristiques proposées par Star et Griesemer à propos des objets-frontières. Toutefois dans certains cas, les OI contribuent à l’articulation entre des mondes sociaux hétérogènes (Vinck, 2009).

4.2.2. L’OI en sociologie de conception comme instrument de coordination

Dans les processus de conception, Jeantet (1998), décrit un observateur qui passerait de dispositif en dispositif, passant d’un mode d’action à un autre, comme en voyageant d’un pays à un autre. Ces dispositifs traversés lui paraîtraient si profondément divers qu’il aurait tendance à en parler, à la suite de Becker (1988), en termes de « mondes » (Mer et al., 1996) et qu’il se demanderait ce qui les relie et leur permet de communiquer.

L’activité de conception a contribué à produire des travaux en sociologie qui nous intéressent parce qu’ils mobilisent les OI dans une visée de construction. Ainsi, dans une étude sur le processus de conception dans une entreprise d’équipements techniques pour l’aéronautique, Mer, Jeantet et Tichkiewitch (1995) dégagent différents OI qui ponctuent ce processus. Pour ces auteurs, les OI, aussi techniques que des dessins ou des modélisations, ont un rôle de communication très important au sein du processus de conception, non seulement comme support d’information mais aussi et surtout comme instrument de coordination entre les acteurs.

Ils proposent de considérer l’OI en conception comme ayant une nature hybride. L’OI est à la fois modélisation de la réalité et instrument de coordination ou de coopération, ces deux aspects étant indissociables. En tant que modélisation de la réalité, il constitue un modèle de représentation du futur produit. Cette représentation étant contextualisée, l’objet est le représentant du processus de sa construction. Comme instrument de coordination, sa nature, sa forme et son contenu influent sur la forme de communication entre les acteurs en conception. Il est donc un instrument de coordination ou de coopération des acteurs, puisque les OI mis en évidence dans les travaux de ces différents auteurs (Mer, 1994 ; Tichkiewitch et al, 1993 ; Vinck & Jeantet, 1995) sont au centre des échanges. Ce sont des vecteurs de communication entre les services d’une même entreprise et dans les relations inter-métiers.

Au-delà de cette vision hybride de l’OI, Mer, Jeantet et Tichkiewitch (1995) posent l’hypothèse que ces deux aspects se renforcent l’un l’autre : si un objet a un fort rapport à la matière, son efficacité comme vecteur de coordination et de communication est renforcée parce qu’il est directement relatif au contenu même de l’activité de conception en cours.

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Un autre critère de l’OI est également énoncé : l’OI doit relever d’un modèle de référence partagé. En effet, le modèle sur lequel s’appuie l’objet influence la forme des coordinations dont il est le centre. Il est alors important de mettre en place l’objet dans des « mondes communs » (Becker, 1998) à tous les acteurs qu’il doit coordonner. On retrouve ici la proposition de Star relative aux objets-frontières facilitateurs de communication entre mondes sociaux hétérogènes.

Vinck et Laureillard (1996) ont pu montrer l’importance des objets pour la coordination dans les processus de conception. Grâce à une enquête approfondie (utilisant principalement l’observation participante) dans une entreprise de construction mécanique, ils ont pu illustrer la complexité des mécanismes de coordinations et de représentations qui passent par les objets intermédiaires de la conception et, conséquemment, l’importance stratégique de la nature et de la circulation de ces objets. Les OI ont en effet pour vocation d’améliorer les échanges, de permettre aux points de vue des différents métiers de s’exprimer et aux compromis de se construire. Ils sont des représentations d’un objet final, en construction et encore absent. D’ailleurs, ils sont supposés être communicables et échangeables entre les partenaires de la conception et lorsque la conception est partagée entre différents concepteurs, la circulation de ces objets devient le lieu de la construction de l’action collective. Nous faisons l’hypothèse que ces auteurs considèrent que ces objets sont co-construits par les différents concepteurs.

4.2.3. Les rôles différents des OI dans les processus de conception

Vinck et Laureillard (1996) montrent que les OI portent et condensent provisoirement et partiellement une multiplicité de processus :

- La représentation rétrospective : les OI sont les porte-paroles de ceux qui les ont produits et façonnés. Par exemple, les plans de la pièce brute, établis par les usineurs, sont leurs porte-paroles auprès des concepteurs de la même manière que les plans de la pièce finie représentent l’intention et les choix des concepteurs. Au fur et à mesure de leur circulation et de leur co-construction, les OI en viennent à sommer l’ensemble des représentations. - La représentation prospective : les OI sont interprètes d’un objet qui est seulement en train

de naître. Représenter ici, prend le sens fort de rendre présent l’objet autour duquel les acteurs doivent s’accorder afin de le co-construire.

- La commission : les OI véhiculent les intentions de leurs auteurs. Par exemple, les gammes de forgeage et d’usinage, les plans, etc. sont autant d’objets « vecteurs » supposés neutres, pourtant ils transmettent la visée de leurs concepteurs.

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- La prescription : Les OI tendent à imposer des choix et des décisions à leurs utilisateurs. - La facilitation des interactions, des confrontations et des interprétations : Les OI

permettent que les compromis se construisent, mais aussi que des ajustements locaux s’opèrent là où la prescription n’est pas contraignante. Certains objets prêtent mieux prise que d’autres (les plans sur papier) aux mises en accord, parce qu’ils sont à la fois résistants (d’autant plus stables qu’ils ont été éprouvés) et flexibles (susceptibles de subir des modifications).

Nous pouvons retenir que les OI permettent de représenter et de modéliser collectivement, à la fois les intentions des acteurs en présence, et l’objet en construction. Ils portent et soutiennent, en quelque sorte, les représentations de ceux qui les conçoivent et de leur propre devenir. Ils véhiculent un ensemble de savoir-faire déjà détenus et en même temps emplis de possibilités en devenir.

Jeantet (1998) complète en indiquant que les OI ponctuent et accompagnent également l’activité des concepteurs dans les processus de conception. Dans son article, la contribution possible des OI à l’organisation du travail de conception est décrite au travers de leur triple rôle : traduction, médiation et représentation des actions. Jeantet parle ici de conception d’un futur produit, il peut aussi se référer à la conception d’un système.

- Le rôle de traduction : le produit (ou le système) change au fur et à mesure qu’interviennent dans sa conception de nouveaux acteurs. Il s’enrichit de leurs apports spécifiques, de leurs points de vue et se plie aux contraintes nouvelles que ceux-ci lui imposent. Mais, il ne change pas radicalement de nature.

- Le rôle de médiation : l’OI est vu comme un instrument de coordination ou de coopération des acteurs comme décrit par Mer, Jeantet et Tichkiewitch (1995).

- Le rôle de représentations des actions : c’est un processus d’action, de construction de connaissances relatives au futur produit (ou système). Les OI de la conception (textes, modèles, simulations) sont des représentations d’un produit (ou d’un système) qui n’existe pas encore. En effet, les OI peuvent renvoyer temporellement à des projections désirées du futur produit (ou système) et au déroulement déjà accompli du processus de conception. Ici encore, l’auteur souligne que les OI sont porteurs des représentations des acteurs de la conception et en même temps du futur système en tant que perspectives.

Jeantet (1998), sur un plan plus organisationnel, insiste sur la prise en compte de la dynamique du processus et celle de sa distribution entre acteurs diversement situés. Il fait alors référence aux travaux d’Hatchuel (Hatchuel & Weil, 1992 ; Hatchuel, 1996) qui décrit le processus de

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conception comme un processus « d’apprentissages croisés ». Ce modèle est développé pour rendre compte de la dynamique des savoirs dans l’action coopérative, en analysant l’interaction entre l’apprentissage de l’opérateur et de celui du prescripteur. Il propose de développer une nouvelle ingénierie de la conception capable de concevoir des systèmes (ou produits) respectant et favorisant les apprentissages propres à chaque opérateur.

Dans ce cadre, les OI sont alors des représentations provisoires, en devenir. Ils sont vecteurs de création de connaissances sur le système (ou produit). Des instruments de représentation des savoirs doivent alors être mis en place afin que ce processus d’apprentissages croisés puisse se dérouler.

4.3. L’objet intermédiaire comme coextensif à l’action – L’approche