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PARTIE I : CONTEXTE DE LA RECHERCHE

Chapitre 1 : Données sur le bitume

1.4. Un contexte d’incertitude sur les possibles effets de l’exposition au bitume

de consensus sur les valeurs de référence pour les émissions liées à ces substances est illustré par la fourchette de 0,5 à 10 mg.m-3 (base GESTIS, d’après Anses, 2013). Pourtant, de nombreux composés aromatiques polycycliques (HAP) sont présents, à l’état de traces, dans les bitumes ainsi que dans leurs émissions. Sept de ces HAP sont classés comme cancérogènes pour l’Homme par le CIRC (Anses, 2013).

En France, la CNAMTS recommande une valeur de 150 ng.m-3 spécifique au Benzo[a]Pyrène, considéré comme traceur des HAP cancérogènes et applicable aux fumées de bitumes (INRS, 2016).

1.4. Un contexte d’incertitude sur les possibles effets de l’exposition au

bitume

La revue de la littérature épidémiologique que nous avons engagée semble montrer une légère augmentation du cancer du poumon chez les travailleurs exposés aux fumées de bitume par rapport aux travailleurs non exposés. Cependant, les résultats peuvent être remis en cause par des possibles biais de confusion comme le tabagisme, l’hygiène de vie et une exposition professionnelle antérieure à l’amiante et/ou aux goudrons. Ces études n’apportent donc pas de preuve certaine d’une association entre une exposition au bitume par inhalation ou par voie cutanée et un risque de cancer du poumon ou de la peau.

Le groupe d’experts mandaté par l’Anses (2013) a mis en évidence les limites des études toxicologiques en montrant les restrictions de la représentativité des expositions testées en laboratoire. En effet, si les industriels considèrent qu’une substance est représentative du terrain lorsqu’elle est fréquemment utilisée, les toxicologues s’intéressent plutôt à la similarité de composition et de profil toxicologique pour juger de la représentativité d’une substance testée. Le manque d’informations concernant les caractéristiques des produits bitumineux que la profession a fourni pour la réalisation des essais en laboratoire n’a pas permis de définir la ou les substances types qu’il faudrait employer pour les études toxicologiques. Ceci rend difficile l’interprétation des études disponibles et limite la comparaison de leurs résultats. Les principales lacunes que les experts ont relevées sont les suivantes :

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rendent pas compte de la diversité des produits mis en œuvre sur le terrain et donc de leur toxicité potentielle. Les produits sont testés purs, sans aucun ajout d’additifs ni de produits de recyclage. Or, les résultats publiés à ce jour, bien que parcellaires, suggèrent un rôle très important des additifs et/ou des produits de recyclage dans la toxicité d’une exposition aux émissions de bitumes (Heikkilä et al., 2003 ; Lindberg et al., 2008). Ces résultats laissent également à penser que la toxicité de l’exposition à de tels produits est probablement sous-estimée du fait de ce biais.

- Par ailleurs, les méthodes de génération d’émissions ne sont pas représentatives de la réalité. La littérature rapporte des compositions systématiquement discordantes entre les fumées prélevées directement sur le terrain et celles obtenues indirectement par génération en laboratoire (Heikkilä et al., 2003 ; Lindberg et al., 2008). » (Anses, ibid)

Pour toutes ces raisons, le groupe de travail de l’Anses (2013) considère que les résultats des études expérimentales « ne peuvent refléter qu’une situation d’exposition donnée sans se prévaloir de représenter l’ensemble des situations d’exposition professionnelle et leur dangerosité potentielle ». Par ailleurs, le rapport Anses (2013) montre que si des effets liés à une exposition aux produits bitumineux et leurs émissions ont pu être identifiés, aucune donnée toxicologique ne permet à l’heure actuelle d’estimer une relation dose-réponse entre les niveaux d’exposition et les effets sanitaires.

Les risques liés à une exposition par voie cutanée ou par inhalation sont des risques complexes et différés. Dans le cadre d’une étude portant sur les enjeux de prévention des risques CMR10, Mias

et al. (2013) décrivent la difficulté de leur objectivation du fait de leur complexité, des fortes incertitudes scientifiques et médicales dont ils sont porteurs -dont la question récurrente des seuils et des faibles doses- de la nature même des produits utilisés qui vont des plus chimiques aux plus « naturels » dont la toxicité est moins évidente. En effet, les effets différés de certains risques chimiques, dont l’exposition au bitume, les rendent abstraits et difficiles à objectiver, à l’inverse des risques plus immédiats comme les accidents, clairement visibles. « Or, compte tenu de la prégnance de la logique gestionnaire et comptable, la possibilité de quantifier les accidents du travail et/ou les maladies professionnelles est un argument décisif d’objectivation du risque. C’est en quelque sorte la preuve de son existence. En son absence, il est difficile de la reconnaître et d’en faire l’une des priorités des démarches de prévention » (Mias et al., 2013).

10 CMR : Agents chimiques qui, ont, à moyen ou long terme, des effets cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction.

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Au lendemain du naufrage de l’Erika (décembre 1999), les milliers de bénévoles qui se sont investis dans le nettoyage des plages souillées ont eu de troubles de santé (Duhamel, 2011). Le produit pétrolier transporté par l’Erika était un fioul lourd de 2ème catégorie, contenant des hydrocarbures aromatiques (benzène et dérivés) et des HAP connus pour leur toxicité à court et à long terme. Les autorités sanitaires ont alors décidé de lancer une enquête épidémiologique11 qui a

déterminé que 50% des bénévoles avaient déclaré ces troubles. Les 3 troubles de santé les plus souvent cités étaient des douleurs lombaires, des céphalées et des irritations cutanées. Pour certains opérateurs syndicalistes et salariés d’entreprise de la construction routière, cette « affaire » de l’Erika a suscité des inquiétudes et des incompréhensions pour la prise en compte de leur santé au travail. La question récurrente était de comprendre pourquoi une étude avait été mise en place pour des bénévoles ponctuellement exposés lors du ramassage des « galettes de fioul », alors que dans l’industrie routière les salariés et les retraités ne disposent pas d’un suivi médical à long terme. (Duhamel, ibid)

Un documentaire « Les routes du silence » (Bastin et al., 2005) montre qu’à la suite du naufrage de l’Erika sur les plages bretonnes, une mise en avant de la probable toxicité du bitume a offert l’occasion d’aborder un problème de santé publique touchant des intérêts industriels et économiques d’envergure internationale. La démarche du film soutient une légitimité citoyenne du droit à l'information et à la transparence, et s’appuie sur le scandale de l’amiante pour interpeller les industriels, les responsables des ministères, organismes et laboratoires en charge de la protection des ouvriers concernés par les émissions de bitume.

L’exposition professionnelle au bitume, mélange de composés chimiques nombreux, concerne plus de 60000 salariés en France. Pourtant, les possibles effets de cette exposition sur la santé sont encore incertains, comme en témoignent les limites des études épidémiologiques et toxicologiques. Bien que les données sur la santé soient encore incomplètes et que les effets différés du risque lié à une l’exposition au bitume le rendent abstrait et difficile à objectiver, la voie d’exposition cutanée semble importante à prendre en compte. L’Anses (2013) encourage le développement d’actions de recherche sur cette question et la réduction des expositions professionnelles aux liants bitumineux et leurs émissions.

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