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PARTIE I : CONTEXTE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 : Place de la recherche dans une problématique de prévention

2.4. Quels défis pour la santé au travail ?

De nombreuses constatations scientifiques ou médicales, ainsi que d’innombrables combats syndicaux ont, peu à peu, mis la prévention de l’exposition à des toxiques en milieu de travail au centre des actions prioritaires des institutions de prévention et des comités d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) (Picot & Thébaud-Mony, 2015). La prescription de seuils ou de valeurs limites d’exposition a fortement contribué à la réduction des expositions professionnelles (Garrigou, 2011). Ainsi, des travaux de recherche sur l’exposition des travailleurs aux fumées de bitumes ont donné lieu à de nombreuses publications, dont plusieurs au sein de l’Institution de prévention (INRS, CARSAT13, CNAM) (Binet et al., 2002a ; Certin, 2010 ;

Patrascu et al., 2013). Ces travaux sont moins nombreux en ce qui concerne le passage percutané de substances toxiques présentes dans le bitume.

Compte tenu du contexte d’incertitude que nous avons décrit du point de vue de la toxicologie, de l’épidémiologie, de l’absence de tableau des maladies professionnelles spécifiques au bitume et de l’absence de VLEP pour l’exposition au bitume, de nouvelles solutions préventives devaient être envisagées. En effet, la non prise en compte des effets liés à une exposition à différentes substances chimiques (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009), les connaissances toxicologiques fragmentaires sur de nombreuses substances et leurs effets sur l’organisme (Picot & Thébaud- Mony, 2015) et les effets différés de certains risques chimiques (Mias et al., 2013) les rendent abstraits et difficiles à objectiver.

Les pratiques de prévention éprouvées, visant à ramener le niveau d’exposition effective des opérateurs en dessous des valeurs normatives ont permis de prévenir un certain nombre de maladies professionnelles liées à des risques chimiques. Différents outils d’aide à l’évaluation des risques, à la substitution des agents CMR, de recommandations ou guides de suivi de risques spécifiques existent et constituent une aide précieuse à l’action des préventeurs. Cependant, ce modèle dominant de prévention du risque chimique, ou « modèle par écrans » (en référence aux écrans normatifs, matériels et réglementaires qui s’opposent aux facteurs de risque), écarte du champ de la prévention d’autres composantes de la situation de travail, de même que le vécu des travailleurs sur ces situations. On peut penser qu’elles sous-estiment le processus de construction sociale autour de la perception et des représentations du risque par les principaux acteurs, processus qui contribue à générer de nouvelles voies de prévention et à optimiser les recommandations actuelles. La recherche d’une meilleure intégration du processus de construction sociale de la perception des risques, dans les actions de prévention, constitue un

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objectif innovant qui contribue à accroître l’efficacité de ces actions préventives, à les adapter aux situations de travail réelles.

De nombreux travaux ont démontré que ces nouvelles solutions préventives devaient prendre en compte l’activité de travail (Coutarel et al., 2005 ; Caroly, 2010 ; Clot, 2010b ; Mohammed- Brahim & Garrigou, 2009 ; Boudra, 2016), pour une meilleure intégration de la complexité du travail aux modèles de prévention.

Garrigou (2011) indique en effet que « la prévention du risque chimique est un système complexe, multi-acteurs, multi-logiques (techniques, réglementaires, économiques) parfois en contradiction les unes avec les autres et qui articule des temporalités différentes. Dans ce contexte, l’efficacité réelle des solutions de prévention dépendrait d’un grand nombre de déterminants fortement inter- reliés mais qui la plupart du temps ne sont pas articulés. En effet, les connaissances en matière d’analyse et d’évaluation des risques et des expositions, en matière de développement technique ou organisationnel mais aussi en matière de savoir-faire professionnels et de savoir-faire de prudence ne sont pas portés par les mêmes acteurs. Ces acteurs, bien souvent, collaborent peu, voire se renvoient des responsabilités lorsque des difficultés sont rencontrées ; ceci contribue a minima à un faible partage de ces connaissances, voire à bloquer la transmission de certaines informations essentielles. Du point de vue réglementaire, la prévention des risques et la sécurité ont fait l’objet d’une avalanche de textes ces dernières années. La mise en œuvre de ceux-ci n’a généré que peu de discussions et de retour d’expérience. D’un point de vue pratique, il existe un déficit en termes d’évaluation de l’efficacité réelle des solutions de prévention. »

Face à ces différents constats, nous avons souhaité élargir la recherche sur la caractérisation de l’exposition dans le secteur des travaux routiers, vers la définition d’un projet reposant sur une logique différente de l’approche classiquement proposée en termes d’exposition aux facteurs de risques chimiques, au sein du laboratoire EPAP. Il s’agissait de construire une démarche qui puisse rendre compte des différentes dimensions de l’activité de travail des opérateurs de terrain ainsi que de leurs représentations et savoirs sur la situation, comme levier pour mobiliser l’ensemble des acteurs (opérateurs, encadrement, préventeurs, décideurs). Cette démarche devait s’appuyer sur la participation des principaux acteurs de la situation, ainsi que sur leurs représentations du travail et de ses liens avec la santé. L’hypothèse qui structure cette recherche est qu’une construction collective de solutions de prévention est possible, dès lors que le dialogue est soutenu par une démarche qui favorise le partage des représentations sur la situation de travail et le risque. Une démarche visant une construction collective et un partage implique de considérer la place de chacun des acteurs de l’entreprise dans l’analyse et le diagnostic de la prévention des risques. Elle doit également permettre une réelle participation des travailleurs et favoriser la

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reconnaissance de « l’expérience ouvrière » au sein de ce que Oddone (1984) définissait comme une « communauté scientifique élargie ». De fait, la collaboration entre les travailleurs et les chercheurs-intervenants repose sur un principe d’égalité et de coopération.

Enfin, cette démarche a été construite de façon itérative, c’est-à-dire qu’elle est inductive (Guyot et al., 1996). Elle se comprend comme un va et vient entre des données factuelles, empiriques et les cadres conceptuels sous-jacents à l’analyse de ces données. Les méthodologies d’intervention, de recueil et d’analyses de ces données ne sont pas construites a priori ; elles prennent peu à peu forme à l’issue des confrontations successives « au terrain » et aux résultats de la recherche.

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