qu’aujourd’hui, surtout concernant l’accès aux grandes écoles. Dans une société où la
promotion scolaire est devenue, depuis 30 ou 40 ans, le mode central d’accession aux
cercles d’élite, éclipsant partiellement d’autre smodes de promotion politique ou
syndicale, par exemple, « les inégalités sociales devant l’école pèsent davantage sur la
formation des élites, leur renouvellement et leur élargissement, ou, au contraire, leur
auto-reproduction avec, pour corollaire, leur fermeture sur elles-mêmes » (Thélot et
Vallet, 2000, p.3). D’autant plus que les effets des dispositifs politiques fortement
médiatisés destinés à ouvrir le recrutement des grandes écoles aux lycéens de quartiers
populaires15 s’avèrent largement en deçà des objectifs affichés. C’est en tout cas ce que
montre les difficultés d’acclimatation à l’environnement symbolique et social des classes
élitistes que rencontrent de nombreu·x·ses élèves issu·e·s de classes populaires
intégrant les grandes écoles par l’intermédiaire de bourses sur critères sociaux
(Lambert, 2010) ou de programmes censés favoriser la « diversité » sociale (Pasquali,
2010). Fortement prisées par les lycéen·ne·s les plus dotés en capitaux culturels et
scolaires, ces initiatives contribuent même à creuser certains écarts existants entre les
différentes populations qui fréquentent les établissements secondaires ciblés par ces
politiques de diversification du recrutement des grandes écoles (Oberti et al., 2009).
Ainsi, comme nous l’avons rappelé en introduction, la volonté affichée (en 2009 et 2010)
par les dirigeants français de « faire circuler les élites » et de porter à 30% le nombre de
boursiers dans les rangs des classes préparatoires aux grandes écoles ne résiste pas à
l’analyse au-delà de « la rentabilité médiatique du thème » (Beaud et Convert, 2010, p.4).
1.2 Les élites scolaires françaises face à une double
métamorphose
Dans une récente mise en perspective de ses travaux effectués avec P. Bourdieu
sur les grandes écoles et les élites (scolaires) françaises, M. de St-Martin souligne que
« les élites sont, en France, un peu moins immuables qu’on ne le pensait il y a quelques
années et que la position des membres des groupes dirigeants n’est plus aussi assurée
qu’elle ne l’était » (Saint-Martin (de), 2005, p.57). En effet, malgré la remarquable
15
On peut citer, à titre d’exemple, le système mis en place par Sciences-Po Paris ou encore le dispositif « Une
grande école : pourquoi pas moi ? », co-financé par l’État et quelques grandes entreprises privées.
50
stabilité dont fait preuve le système français de formation/sélection des futures élites
nationales, une relative reconfiguration, même « en trompe l’œil », est à l’œuvre depuis
la fin des années 1970 (Boussard et Buisson-Fenêt, 2010). Parmi les caractéristiques de
cette reconfiguration, deux éléments nous semblent particulièrement saillants : la
diminution de la part proprement scolaire dans le processus de sélection des futures
élites (inter)nationales françaises, et la féminisation (inachevée) des élites scolaires.
Comme nous l’avons rappelé en introduction, l’idée qui sous-tend le présent
travail est de s’intéresser aux transitions entre les séquences scolaires et
professionnelles des parcours de vie des élites scolaires françaises et de leurs variations
potentielles en fonction de l’origine sociale et du genre. Nous visons ainsi à éclairer
quelques un des jalons de la voie royale sensée mener aux positions
socio-professionnelles prestigieuses à la suite d’un parcours scolaire exemplaire. De ce point
de vue, les cadres d’analyse sociologique des grandes écoles que nous venons de
présenter sont limités. Par ailleurs, du fait de certaines métamorphoses qui ont touché le
système de sélection/formation français depuis la fin des années 1970, ces questions
relatives à la compréhension de l’articulation entre les différentes séquences de la vie
des élites scolaires apparaissent particulièrement importantes à traiter et suggèrent le
potentiel heuristique d’une métaphore « géographique » problématisant les parcours
des individus intégrant les grandes écoles comme autant de « cheminements » sur la
« voie royale » qu’ai censé ouvrir la réussite à l’un des concours d’entrée de ces
établissement d’élite.
a. Reproduction sociale et « auto-reproduction » scolaire
Comme le relève J.-C. Passeron (Passeron, 2006), les tendances à la
(re)production des rapports inégalitaires entre groupes sociaux, dont le système des
grandes écoles constitue un rouage essentiel dans le contexte français, sont le produit de
l'articulation de différents « sous-modèles », dont l’ajustement peut être historicisé.
L’argument développé est le suivant : la « légitimation des différences de rang dans la
hiérarchie sociale produite par les verdicts scolaires prétendument neutres », soit le
modèle décrit dans La Reproduction et Les Héritiers (Bourdieu et Passeron, 1964;
51
française » (Passeron, 2006, p.173). L’hypothèse défendue par l’auteur est que le « type
historique fort » étudié dans les années 1960 par les deux sociologues était, en fait, le
produit de la rencontre et de la congruence de deux mécanismes distincts : le modèle de
« l’auto-reproduction scolaire » et celui de la « reproduction sociale ».
Reprenant les analyses effectuées par M. Weber à propos de la « routinisation »
du message ecclésiastique, l’auteur souligne une tendance générale à l’autonomisation
des jugements et des savoirs produits par les entreprises en lutte pour le monopole de la
création des biens symboliques – au premier rang desquelles les institutions éducatives.
Cette autonomisation et cette « auto-reproduction » des institutions d’enseignement
apparaissent comme des mécanismes destinés à assurer la cohésion interne et imposer
de manière plus systématique et plus efficace l’ordre symbolique défendu par ces
institutions par rapport à d’autres institutions concurrentes dans cette lutte – au
premier rang desquelles l’Eglise. De ce point de vue, l’autonomisation permettrait
d’assurer des conditions favorables à la pérennité de ce monopole. C’est en formant ses
propres agents, en imposant ses propres curricula, son propre corpus de savoir – soit en
travaillant à sa propre « auto-reproduction » – que l’EGcole s’est ainsi peu à peu
distinguée de l’Eglise et l’a distancée dans cette lutte pour la création des biens
symboliques légitimes.
Le modèle de la « reproduction sociale » est quant à lui pris dans une acceptation
beaucoup plus large par l’auteur. Il désigne « l’ensemble des processus sociaux qui
tendent à assurer, d’une génération à l’autre, la reconduction des avantages et des
profits, des exclusions et des contraintes dont la configuration générale définit les
rapports entre groupes dominants et groupes dominés » (Passeron, 2006, p. 172). La
« reproduction sociale » désigne ici les stratégies mises en place par les groupes
dominants pour pérenniser les avantages, économiques, politiques ou symboliques, dont
ils ont joui en direction des générations issues de leurs lignées.
Selon J.-C. Passeron, ces deux modèles sont souvent confondus dans les analyses
qui empruntent le schéma qu’il a construit avec P. Bourdieu. Elles doivent pourtant être
dissociées, afin de mieux comprendre ce dont il est réellement question dès lors que l’on
parle de la place de l’école dans la (re)production des inégalités sociales. Si «
l’auto-reproduction scolaire » semble être une caractéristique propre à de nombreuses
institutions d’éducation, de celles de la Chine ancienne à l’école de la Troisième
République, en passant par les collèges jésuites, cela n’est pas le cas de la « reproduction
52
sociale » (Passeron, 2006, p. 173). Selon l’auteur, la reproduction sociale n’est pas une
fonction inhérente des institutions d’éducation. En France, elle a été assurée pendant
longtemps non pas par l’école, mais par l’éducation familiale, tant chez la bourgeoisie
que dans la noblesse. La conjugaison de ces deux modèles, sous la forme de la croyance
en la toute puissance de la « méritocratie scolaire », correspond donc à une configuration
historique particulière, dont on peut situer la période de fonctionnement optimal en
France de la fin du XIXème siècle à la fin des années 195016. Dans le schéma
d’interprétation construit par P. Bourdieu et J.-C. Passeron, pendant cette période, les
groupes les plus dotés en capitaux économiques et symboliques trouvaient ainsi dans
l’école républicaine un moyen de reproduire leur position sociale dominante à moindre
frais. De son côté, l’institution scolaire publique, investie de légitimité dans ses
classements par son appropriation par les fractions dominantes de l’espace social,
pouvait développer sa puissance « auto-reproductive » et imposer au plus grand nombre
les valeurs symboliques qu’elle participait à produire.
J.-C. Passeron identifie trois raisons principales à cette « idylle symbolique » entre
classes dominantes et école républicaine, telle qu’on a pu l’observer en France sur cette
période particulière de son histoire. Premièrement, le fonctionnement scolaire excluait
les enfants issus des classes populaires ou en tout cas les maintenait dans un régime
particulier, la filière « primaire ». Deuxièmement, il permettait à assez d’individus issus
des classes moyennes d’accéder à des rangs supérieurs pour garantir la légitimité
démocratique du fonctionnement de l’institution. Enfin, il était pleinement utilisé par les
personnes issues des classes dominantes qui bénéficiaient ainsi d’un puissant appareil
de légitimation de leur accès privilégié aux positions sociales dominantes, grâce aux
diplômes scolaires dont les critères d’obtention formels mais surtout informels étaient
taillés à leur mesure.
C’est donc dans cette configuration historique particulière que le schéma
d’analyse de l’école de la « reproduction », tel qu’il a été théorisé par les deux auteurs,
prend toute son ampleur explicative. A partir des années 1960, puis 1990, avec
16
Les recherches menées par E. Tenret se sont intéressées à la prégnance de l’idéologie de la méritocratie
scolaire en France, parmi les jeunes étudiant·e·s et les salarié·e·s des années 2000 (Duru-Bellat et Tenret, 2009;
Tenret, 2011). Elles montrent d’importantes variations quant à l’idée que les diplômes et l’école sanctionneraient
justement les mérites personnels, relatifs au niveau du diplôme (et leur nature) et à la période de la vie des
personnes interrogées. Si le dispositif ne permet pas de déterminer si ces variations sont dues à un effet de
génération, les deux auteures n’écartent pourtant pas la piste historique : « la légitimité de la méritocratie scolaire
est peut-être en passe de devenir plus fragile chez les jeunes générations dans la mesure où les décalages entre
formation et emploi sont de plus en plus nombreux » (Duru-Bellat et Tenret, 2009, p.256).
53
Dans le document
Des cheminements sur la voie royale
(Page 49-53)