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problématiques sociales élaborées. Les contre-exemples doivent venir nourrir la
réflexion, plutôt qu’être balayés d’un revers de main comme autant « d’exceptions »
confirmant la proverbiale règle, ou être forcés d’un côté ou d’un autre à correspondre au
modèle théorique principal. A propos des travaux menés sur les grandes écoles, les
analogies utilisées tendent ainsi à donner une vision « surcohérente » (Eymeri, 2001,
p.2) et pour partie tronquée des parcours individuels des élites scolaires françaises. Il
s’agira alors pour nous d’esquisser un modèle interprétatif complémentaire, afin de
mieux saisir la logique de ces cas dont les parcours qui « ne cadre[nt] pas » ou cadrent
moins avec le parcours modal de l’ancien·ne élève de ces formations (Becker, 2002,
p.146).
b. Production et reproduction
Une revue des travaux consacrés aux élites scolaires françaises laisse très vite
apercevoir que la majorité des analyses menées articulent deux types de métaphores,
industrielle et biologique, parlant tour à tour de production et de reproduction des élites.
Ces deux métaphores permettent généralement de mettre en lumière deux
caractéristiques singularisant le processus de désignation des futures élites
(inter)nationales françaises, à savoir (1) son caractère coercitif et (2) la place centrale
qu’il occupe dans l’inertie des inégalités sociales face à l’école. Ces deux registres
analogiques ne sont pas nécessairement opposés, mais s’articulent différemment suivant
les auteurs. Les analyses conduites par P. Bourdieu dans La Noblesse d’État (Bourdieu,
1989) constituant, par exemple, une forme particulièrement complexe et aboutie de
modélisation de l’articulation des processus de production et de reproduction.
Les travaux de P. Bourdieu comptent parmi les premiers à s’être intéressés d’aussi
près à la formation des futures élites françaises (politiques, culturelles et/ou
économiques) et à avoir pointé le rôle fondamental de l’organisation du système éducatif
français dans ce processus. D’une certaine manière, la sociologie des élites pratiquée
dans La Noblesse d’État peut être lue comme une systématisation à l’extrême du schéma
développé par P. Bourdieu, avec J.-C Passeron, dans la théorie de la reproduction. Dans
leurs travaux précurseurs menés sur les étudiants français des années 1950-60, les deux
sociologues insistaient sur la double fonction de la socialisation scolaire par rapport à la
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socialisation familiale. Premièrement, de par les attitudes et savoirs qu’il présuppose, le
fonctionnement de l’institution scolaire favoriserait les élèves issus des familles les plus
fortement dotées en capitaux culturels. Concernant ces élèves, la socialisation scolaire
opèrerait un « renforcement » de la socialisation familiale (Darmon, 2007, p.114), avec
comme conséquence immédiate l’éviction d’une large partie des élèves dont la culture
familiale était plus éloignée de la culture scolaire. Parallèlement, les auteurs soulignent
l’existence d’un deuxième mécanisme, moins fréquent mais non moins efficient : celui de
la « conversion » (Darmon, 2007, p.114). Pour certains élèves, que la socialisation
familiale ne prédispose pas aux « affinités électives » (Bourdieu et Passeron, 1970, p.98)
avec la culture et le fonctionnement scolaire, on observerait un double processus de
« déculturation » et de « reculturation » (p.57-61) lors de la socialisation scolaire. De par
sa force, la socialisation scolaire opèrerait donc chez une petite proportion d’élèves
relativement éloignés de la culture scolaire un remplacement de dispositions
familialement constituées par d’autres dispositions réputées tout aussi irréversibles et
intériorisées au sein de l’institution scolaire. La violence extraordinaire de ce deuxième
type de processus est à la mesure des résistances dispositionnelles qu’il rencontre. En
conséquent, il est relativement rare que la conversion s’opère totalement. Lorsque c’est
le cas, les « oblats » nouvellement convertis apparaissent comme les plus fervents
défendeurs de l’institution et de son fonctionnement (Bourdieu, 1989, p.144-147).
Comme le souligne P. Bourdieu (p.101-112), ce double mécanisme de « renforcement »
et de « conversion », s’observe particulièrement bien chez les élèves des grandes écoles
françaises. En effet, les élèves des grandes écoles étant sélectionnés parmi les plus
« méritants » des élèves de la population scolaire, ils représentent le produit le plus pur
de son fonctionnement. Aussi, les mécanismes décrits dans La Reproduction, qui
conjuguent l’inculcation de la hiérarchie culturelle légitime et l’éviction des individus qui
en maı̂trisent le moins les arcanes, se trouveraient donc poussés à leur paroxysme dans
le cas des futurs élèves des grandes écoles.
Les deux premières parties de La Noblesse d’État consistent ainsi en une
description approfondie des étapes successives qui scandent l’entrée aux grandes écoles,
ainsi que des effets des mécanismes pédagogiques à l’œuvre dans les CPGE. Il apparaı̂t
ainsi que la socialisation dans les classes préparatoires homogénéise très fortement les
appétences, pratiques et représentations des futur·e·s élèves des grandes écoles. Dans ce
cas, « l’organisation pédagogique » paraı̂t un critère plus important pour la formation
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que le contenu et les savoirs transmis et inscrits au programme (Bourdieu, 1989, p.112).
Le cadre temporel extrêmement contraint dans lequel se déroulent les enseignements,
qui engendrent l’ascèse, un fort degré d’autodiscipline et de « docilité » chez les élèves,
constitue pour P. Bourdieu l’un des points clés de la socialisation des futurs élèves des
écoles d’élites. Dans la démonstration menée par l’auteur, les classes préparatoires
apparaissent comme la pierre angulaire du processus « d’agrégation des affects » opéré
dans ces parcours de formations élitaires :
« Ce qui distingue les classes préparatoires de toutes les autres institutions d’enseignement
supérieur, c’est avant tout le système des moyens institutionnels, incitations, contraintes et
contrôles qui concourent à réduire toute l’existence de ceux que l’on appelle encore, ici, des
"élèves » (par opposition aux “étudiants ») à une succession ininterrompue d’activités scolaires
intensives, rigoureusement réglées et contrôlées tant dans leur moment que dans leur rythme »
(Bourdieu, 1989, p.112).
Le façonnage des dispositions qui s’opère dans ces formations est tel que l’auteur
leur attribue la qualité « d’institution totale » (p.112) en référence aux centres de
rétention ou aux hôpitaux psychiatriques et autres « foyers de coercition destinés à
modeler la personnalité » étudiés par E. Goffman aux EGtats-Unis (Goffman, 1979, p.54).
Empruntant à R. K. Merton l’idée que la réussite à l’intégration d’un corps d’élite
est basée sur une « socialisation anticipatrice » forte (Merton, 1998, p. 202-236), ces
travaux montrent parallèlement que la sélection sur la voie des écoles d’élites est
entachée d’arbitraire culturel. Au sein des classes préparatoires, passage obligé pour les
futur·e·s candidat·e·s à l’entrée d’une grande école, la logique de sélection médiatisée
par les sanctions scolaires décrite dans La Reproduction semble fonctionner avec un haut
degré de rendement. Les exigences scolaires y sont en effet redoublées et elles
invisibilisent les biais sociaux du recrutement et la place prépondérante qu’y occupe la
socialisation familiale. Ce mécanisme prend à ce moment de la trajectoire une telle
ampleur qu’il offre à l’auteur de La Reproduction l’une des occasions les plus nettes
d’illustrer empiriquement ses hypothèses quant à la fonction sélective de la méritocratie
scolaire (Bourdieu, 1989, p.66). L’environnement des classes préparatoires aurait
comme double conséquence de créer un groupe « très homogène » de par l’importante
sélection sociale avant et pendant son déroulement, mais aussi « très homogénéisé » de
par la force de coercition des pratiques à l’œuvre lors de ce temps de formation
(Bourdieu, 1989, p.104). Le souvenir de « l’expérience enchantée » qu’en gardent leurs
ancien·ne·s élèves constitue pour P. Bourdieu l’un des meilleurs indicateurs de la force
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de ce double processus à l’origine de « l’agrégation des affects » qui s’observerait chez
les élèves des grandes écoles (Bourdieu, 1989, p.177-181). En neutralisant l’arbitraire
social sur lequel se fondent leurs critères d’évaluation, ces institutions et leurs agents
seraient des éléments parmi les plus puissants de l’inertie des inégalités d’accès aux
positions les plus élevées de la hiérarchie sociale.
On retrouve généralement ces deux perspectives dans les recherches menées sur
la formation et le devenir des élites scolaires françaises. Bien que, à l’instar de ceux de P.
Bourdieu, les travaux essaient généralement d’articuler ces deux registres analogiques,
ils tendent généralement à mettre l’accent sur l’un ou l’autre des aspects de la formation
des élites françaises. Dans le cas de P. Bourdieu, la reproduction informe très clairement
la production. Le processus de « renforcement » de la socialisation familiale par l’école
est ainsi le plus décisif dans le fonctionnement global du système pour l’auteur que celui
de la « conversion » (Darmon, 2007, p.117). Mais ces deux registres ne font pas appel
aux mêmes types d’analyse, ni aux mêmes méthodes. Ils ne se focalisent donc pas sur les
mêmes objets et ne permettent pas de se poser le même type de questionnements.
Dans l’analyse de la production, l’attention se focalise sur les effets
transformateurs des processus de socialisation sur les élèves au niveau méso, voire
microsocial. C’est ainsi que certaines études mettent au jour l’intériorisation de
« dispositions à percevoir le charisme » dans les centres de formation de l’armée de l’air
(Martin et Pajon, 2011) ou la co-construction professorale des catégories de calibrage
scolaire des futur·e·s élèves des classes préparatoires (Darmon, 2012). Certains travaux
ont néanmoins mis en lumière des effets de ce processus de production à l’échelle
macro-sociale, en montrant que les élèves issu·e·s de la filière « classes préparatoires
aux grandes écoles » étaient doté·e·s de savoir-faire et savoir-être qui les distinguent des
étudiant·e·s ayant suivi les autres filières de l’enseignement supérieur. De telles qualités
les placeraient en position favorable d’employabilité sur le marché du travail. Au nombre
de ces savoirs, on compte, par exemple, la capacité à parler une langue étrangère, à
développer une pensée analytique, à exprimer clairement une idée auprès des pairs et à
rester performant quand la pression temporelle s’intensifie, soit autant d’atouts que les
formes de socialisation à l’œuvre au sein des CPGE et des grandes écoles permettent
d’incorporer (Calmand et al., 2009, p.6). L’analyse comparée des indicateurs de « styles
de vies » des élèves des différentes écoles (Bourdieu, 1989, p.357-362) révèle aussi la
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groupes sociaux chez qui elles recrutent leurs impétrants, et du secteur du champ du
Dans le document
Des cheminements sur la voie royale
(Page 38-42)